En 2008, au plus fort du programme de concessions foncières économiques du Cambodge, le groupe luxembourgeois Socfin a obtenu 12 000 hectares de terres dans la province de Mondulkiri, près de la frontière vietnamienne. La concession, destinée à des plantations d'hévéas, a été accordée à l'insu et sans le consentement des communautés locales. Cette décision, ainsi que plusieurs autres signalements d’accaparement de terres et de conflits fonciers ont entraîné l'arrêt du programme de concessions du gouvernement. Malgré cela, la plantation d'hévéas de Socfin reste en exploitation. Dans le même temps, les communautés locales affectées ont entamé des poursuites en justice pour récupérer leurs terres.En août 2023, GRAIN s'est rendu à Bousra, dans la province de Mondulkiri, pour rencontrer les communautés autochtones Bunong affectées par la plantation et s'entretenir avec elles de leurs 15 années de lutte et des perspectives pour l’avenir.Une bataille judiciaire en France« Avant l'arrivée de Socfin, nous vivions en harmonie sur les hauts plateaux, où la forêt et la terre nous fournissaient tout ce dont nous avions besoin. La présence de l’entreprise a détruit notre forêt et notre culture, rendant impossible la pratique de l'agriculture et de la pêche », explique Trang Seun, un villageois que GRAIN a rencontré à Bousra.Trang Seun est l'une des 80 personnes à avoir porté plainte contre les propriétaires de la plantation devant les tribunaux français en 2015. Après des années de litige avec l'entreprise et par manque de confiance dans le système juridique cambodgien, les membres de la communauté ont décidé d'intenter une action en justice en France, pays d'origine du groupe Bolloré, qui détient près de 40 % de Socfin.La plantation d'hévéas de Socfin s’étend sur sept villages du territoire de la communauté Bunong, qui comprend des terres agricoles, des forêts sacrées, des cimetières et des pâturages. Les villageois·es impliqué·es dans l'action en justice expliquent que lorsque Socfin est arrivée dans leur région, trois options leur ont été proposées : (1) obtenir une indemnisation financière pour leurs terres ; (2) échanger leurs terres contre des terres fournies par Socfin ailleurs ; ou (3) produire du latex sur leurs terres pour Socfin dans le cadre d'un accord de partage des bénéfices conclu avec l'entreprise.Selon l'un des plaignants, les personnes qui ont échangé leurs terres contre une parcelle dans une autre zone ont été très déçues. Les terres qui leur ont été attribuées par la société étaient en mauvais état : boueuses, pleines de rochers et impropres à l'agriculture. Les terres étaient également éloignées des villages. « Sans moto, il est difficile de se rendre à sa ferme, ce qui entraîne des dépenses supplémentaires », explique Klang Po, un villageois. Lorsque les gens ont refusé les parcelles caillouteuses et ont exigé quelque chose de mieux, l'entreprise a déclaré qu'elle n'avait pas d'autres terres à offrir. Les personnes concernées n'ont eu d'autre choix que de prendre les terres ou d'accepter une petite indemnisation de 200 dollars des États-Unis par hectare[1]. « Nous étions très déçus, mais nous ne savions pas comment réagir », a expliqué Klang Po.So Krun, un autre plaignant qui a échangé ses terres, a expliqué que sa nouvelle ferme se trouve à plus de 50 kilomètres de chez lui, près de la frontière vietnamienne, accessible par une route mal entretenue. Sa famille et lui font face à de nombreuses difficultés, notamment du fait des autorités frontalières qui limitent leur accès à la zone frontalière.Après près de dix ans, les villageois·es attendent toujours que justice soit faite et que leurs terres leur soient rendues. En octobre 2019, neuf représentant·es des Bunongs ont assisté à une audience au tribunal de Nanterre. En juillet 2021, le tribunal a débouté les plaignant·es faute de preuve que les terres leur appartenaient et leur a ordonné de verser 21 314 dollars (20 000 euros) de compensation à Bolloré[2].Malgré cette décision décevante, les communautés villageoises ne baissent pas les bras et sont en train de porter l'affaire devant la cour d'appel française. L'un de leurs représentants, Kreung Tola souligne que leur principale revendication est la restitution de leurs terres. « Cela ne nous intéresse pas d’acquérir des parcelles éloignées de chez nous. La société peut utiliser son pouvoir, mais nous n'aurons jamais peur. Elle nous a expulsé·es de nos terres légitimes et veut nous faire travailler pour s’enrichir, ce qui nous cause d'immenses souffrances. Notre demande est simple : rendez-nous nos terres. »Les producteurs et productrices de caoutchouc pris·es au piège des cycles de médiationD'autres villageois·es concerné·es par la concession de Socfin ont opté pour une négociation tripartite impliquant Socfin, les autorités cambodgiennes et l'association du peuple autochtone Bunong (Bunong Indigenous People Association, BIPA), dès 2014. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme y a également participé en tant qu'observateur. Selon Neth Prak de la BIPA, le processus a donné lieu à une modeste victoire pour les communautés villageoises, dans la mesure où un accord a été conclu pour leur restituer 500 hectares de terres dans la zone de concession.Toutefois, ce processus a été interrompu en 2016 lorsque Socfin a demandé le soutien de l'agence allemande de coopération internationale, la GIZ, pour réaliser une cartographie des terres contestées[3]. L'année suivante, le projet de gouvernance foncière de la région du Mékong (MRLG), financé par la Suisse, l'Allemagne et le Luxembourg, a lancé un processus de médiation avec l'Independent Mediation Group (IMG). La BIPA a expliqué que cette médiation, financée par le MRLG et menée par l'IMG, a semé la confusion et sapé les efforts de négociation directe des communautés. En outre, la médiation est devenue secrète, car Socfin a exigé que toutes les parties acceptent un accord de confidentialité, ce qui a posé des problèmes aux communautés. Le processus a duré quatre ans et s'est achevé en septembre 2021. Dans une déclaration commune publiée un an après la fin des négociations, MRLG et Socfin ont affirmé que le processus était un succès et que le litige foncier avait été résolu[4].Pour les communautés villageoises, les résultats ont été décevants, car elles n'ont constaté aucune amélioration tangible de leur situation[5]. Elles ont également pris conscience de la manière dont le processus de médiation pouvait affaiblir la solidarité communautaire. Comme l'indique la déclaration commune, Socfin a accepté de permettre à quatre villages – Pu Teut, Pu Raing, Pu Char et Pu Luk – d'obtenir des titres fonciers communaux pour 511 hectares au sein de sa concession de 12 000 hectares. Néanmoins, la société a stipulé que les terres ne pourraient pas être exploitées par les communautés tant qu'elles n'auraient pas reçu le titre de propriété. Socfin a également promis de fournir des fonds pour le « développement communautaire », mais seulement pour les familles impliquées dans le processus de médiation et seulement pour une période limitée qui n'a pas été spécifiée dans la déclaration[6].--> cliquez ici pour lire la déclaration commune de Socfin KCD et de 5 villages (uniquement en anglais)Des promesses non tenues et le piège de l'endettementCommunauté indigène Bunong à Bousra, Mondulkiri. 2023. Photo : GRAINAu départ, de nombreuses familles ont choisi la troisième option proposée par Socfin, mais au fil du temps, seules une cinquantaine de familles l'ont conservée, continuant à produire du latex pour l'entreprise sur leurs propres terres. Neth Prak explique qu'elles l'ont fait par nécessité immédiate. Mais elles ont également subi des pertes lorsque leurs terres ont été intégrées dans la concession de Socfin, ce qui les a obligées à utiliser les terres en se conformant aux conditions fixées par l'entreprise. Cette situation a suscité une grande déception parmi les villageois·es, qui se retrouvent désormais avec des parcelles plus petites et ne peuvent plus pratiquer leurs systèmes de production agricole traditionnels.Ces personnes, que l'entreprise qualifie désormais de « petit·es exploitant·es d'hévéas », résistent à leur manière. Par exemple, elles affectent une partie de leurs terres à des cultures alternatives telles que le café, le poivre, l'avocat et le durian, ou pratiquent la culture intercalaire de riz, de maïs ou de légumes. Elles s'organisent également collectivement pour vendre leur latex à d'autres acheteurs et refusent de le vendre à Socfin. Malgré la promesse de Socfin d'augmenter les prix du latex par rapport aux prix du marché en vigueur au Cambodge, les membres de la communauté n'ont pas confiance en l'entreprise et ont décidé de trouver collectivement d'autres acheteurs.Socfin autorise les villageois·es à vendre du latex à d'autres acheteurs, mais le nouveau contrat, issu du processus de médiation, précise que si les familles choisissent de vendre à d'autres, elles doivent payer à Socfin les plants et autres intrants initialement fournis par l'entreprise. Ce paiement est déterminé en fonction de la superficie des terres concernées. Selon les villageois·es, Socfin aurait essayé à plusieurs reprises de rencontrer les communautés pour collecter ces paiements, mais toutes auraient refusé de rencontrer l'entreprise.Selon un document obtenu par le média CamboJa, le montant total demandé par Socfin aux villageois·es dépasse 100 000 dollars[7]. Dans certains cas, ce montant dépasse la petite indemnisation initialement reçue par les communautés pour la perte de leurs terres. Face à cette situation difficile, les agriculteurs et agricultrices ont décidé de faire front pour refuser de payer cette « dette » à Socfin. Une longue marche pour la justiceLe siège de Socfin au Luxembourg a maintenant engagé Earthworm Foundation pour procéder à un examen approfondi de toutes les allégations formulées à l'encontre la société dans une série de plantations en Afrique et en Asie, notamment au Cambodge[8]. Pour l'instant, aucune information n'a été communiquée concernant la visite d'Earthworm au Cambodge. Cependant, les communautés affectées ont déclaré qu'elles n'étaient pas intéressées par une rencontre avec Earthworm, invoquant leur perte de confiance en Socfin après des années de mauvaise gestion de leurs demandes de restitution de terres.La lutte pour la justice à Bousra est longue et difficile. Bien que lassée, la communauté reste déterminée à poursuivre son combat jusqu'à ce que justice soit faite.Cette recherche a été menée en rendant visite aux communautés. Toute erreur dans l'orthographe des noms ou toute inexactitude dans la saisie de leurs déclarations sont uniquement imputables à GRAIN. Nous tenons à remercier l'équipe de la Bunong Indigenous People Association (BIPA) et de R&L Law Office pour leur aide et leur contribution à cet article.Photo de couverture : Communauté autochtone Bunong à Bousra, Mondulkiri. 2023. Photo : GRAIN*Ce texte est une traduction du texte original en anglais______________________________________[1] Ceci est également mentionné dans le rapport : FIDH, 2011, « Cambodia land cleared for rubber. Rights bulldozed. The impact of rubber plantations by Socfin-KCD on indigenous communities in Bousra, Mondulkiri », https://www.fidh.org/IMG/pdf/report_cambodia_socfin-kcd_low_def.pdf[2] Nov Sivutha, 2021, « Bunong, Bollore land dispute overruled by French tribunal », Phnom Penh Post, https://www.phnompenhpost.com/national/bunong-bollore-land-dispute-overruled-french-tribunal[3] Socfin Cambodia, 2019, « Position statement », https://socfin.com/wp-content/uploads/2022/09/2019.10.18-Socfin-Cambodia-Position-Statement.pdf[4] Mekong Region Land Governance Project, « The mediation between Busra Indigenous Communities and Socfin Cambodia concludes with agreements to end long-standing land disputes », https://www.mrlg.org/success_story/the-mediation-between-busra-indigenous-communities-and-socfin-cambodia-concludes-with-agreements-to-end-long-standing-land-disputes/[5] Jack Brook, Khuon Narim, 2022, « After Rubber Firm Deal, Bunong Fear Broken Promises, Uncertain Land Tenure », CamboJa News, https://cambojanews.com/after-rubber-firm-deal-bunong-fear-broken-promises-uncertain-land-tenure/[6] FIAN Schweiz, 2022, « Kolonialismus aktuell: Wie ein Schweizer Agrarkonzern mit Schweizer Unterstützung Landgrabbing in Kambodscha weisswäscht », https://fian-ch.org/de/news/kolonialismus-aktuell-wie-ein-schweizer-agrarkonzern-mit-schweizer-unterstuetzung-landgrabbing-in-kambodscha-weisswaescht/13478/[7] Jack Brook, Khuon Narim, 2023, « Years-Long Mediation Leaves Bunong Farmers Indebted to Multinational Rubber Firm », CamboJa News, https://cambojanews.com/years-long-mediation-leaves-bunong-farmers-indebted-to-multinational-rubber-firm/[8] Socfin Group, 2023, « Socfin Group engagement with Earthworm Foundation », https://www.socfin.com/wp-content/uploads/2023/04/2023-04-11-Socfin-Group-Engagement-with-Earthworm-Foundation.pdf