« Nous voulons du pain qui nous soigne, pas un pain qui nous rende malades », affirme Ignacio Fontclara, boulanger paraguayen. Son secteur a lancé la campagne « Du pain sans poison », aux côtés d'autres organisations autochtones et paysannes. Ces personnes s'opposent à la résolution du mois de mai 2023 qui a introduit le blé OGM HB4 dans le plus grand silence. La mobilisation paraguayenne s'est articulée avec la résistance populaire déployée en Argentine et au Brésil. De l'autre côté de l'Atlantique, sous le slogan « Non au blé OGM en Afrique », d'autres mouvements dénoncent le fait que l'importation de blé HB4 argentin par l'Afrique du Sud expose également le Botswana, le Zimbabwe, le Lesotho, la Zambie et la Namibie.Parmi les multiples raisons de rejeter cette culture avancées par les organisations sociales mais également par le milieu scientifique, se trouvent : les risques en matière sanitaire, alimentaire et environnementale associés à l'utilisation de l'herbicide glufosinate d'ammonium – encore plus toxique que le très controversé glyphosate –, ainsi que la contamination rapide d'autres variétés de blé. Malgré tout cela, en trois ans, le blé OGM s'est propagé. Après la confirmation de la production et de la commercialisation en Argentine, le Brésil a non seulement accepté l'importation de farine de blé HB4, mais aussi la culture de cette céréale, dans le cadre d'un processus truffé d'irrégularités. Par la suite, certains pays ont continué à autoriser la consommation humaine et animale en Australie, en Colombie, en Nouvelle-Zélande, au Nigéria, en Afrique du Sud et en Indonésie. Dans ce dernier pays, l'approbation du blé génétiquement modifié est inquiétante, puisqu'il s'agit de l'un des principaux importateurs de blé au niveau mondial.L'effet domino menace également la Bolivie où la mobilisation populaire anti-OGM s'est donnée beaucoup de mal pour endiguer les approbations au niveau de la Constitution. En 2019, avant même l'approbation de l'Argentine, l'entreprise qui a développé le blé HB4, Bioceres, s'était réunie avec l'association bolivienne de producteurs d'oléagineux et de blé (ANAPO) pour proposer une « alliance technologique ». L'année suivante, les autorités ont suscité une vive controverse en donnant le feu vert aux semences génétiquement modifiées de maïs, de canne à sucre, de coton, de blé et de soja par le biais de procédures abrégées. Cette mesure a cependant été annulée avec le changement de gouvernement.La pression exercée par l'ANAPO ne s'est pas arrêtée là. En 2022, elle a présenté une demande d'évaluation et d'approbation du blé HB4 au comité national de biosécurité, qui n'a pas encore rendu sa décision. « Cette innovation technologique nous offrira l'opportunité de garantir nos récoltes et d'augmenter la surface de culture et la production pour atteindre la souveraineté alimentaire tant attendue dans le pays », affirme le président de l'association. Un point de vue qui se veut optimiste, si l'on garde en mémoire le fait qu'après les plantations de la campagne 2023/2024 en Argentine, même certaines entreprises de l'agroalimentaire avaient exprimé des doutes quant à l'amélioration des rendements par rapport aux variétés non modifiées génétiquement.Les principales justifications de l'agro-industrie bolivienne sont les suivantes : la dépendance à l'égard des importations de blé, l'existence de pratiques de contrebande et la sécheresse – contre laquelle le blé HB4 serait soi-disant efficace. Comme un serpent qui se mord la queue, l'avancée de l'agriculture industrielle, où d'autres cultures OGM occupent une place prépondérante, est étroitement liée à ces phénomènes.La stratégie du fait accompliLa Bolivie se heurte très certainement un problème d'approvisionnement en blé. En 2022, 310 000 tonnes de cette céréale ont été produites. Ne pouvant répondre à une demande nationale d'environ 800 000 tonnes de blé, on a importé de la farine et des semences, principalement d'Argentine. Miguel Ángel Crespo, de Probioma, explique que cet aliment de base a été négligé depuis le milieu des années 1980, tandis que la priorité était donnée à d'autres cultures destinées à l'exportation. Selon des statistiques nationales, 210 000 hectares sont affectés à cette culture, dont 65% dans le département de Santa Cruz. À titre de comparaison, le soja, essentiellement destiné aux marchés colombien, péruvien et chilien, occupe 1,5 millions d'hectares.En 2019, le gouvernement a créé le programme multisectoriel de promotion de la production du blé, dans le but de subventionner jusqu'à 15% du prix des semences certifiées, et d'assurer l'achat de grains à prix compétitifs par l'entreprise de soutien à la production alimentaire (EMAPA). Deux ans plus tard, sous le mandat de Jeanine Áñez, il a été rapporté que cette entreprise avait conclu un accord avec la société étasunienne Duron LLC pour l'acquisition de 30 000 tonnes de blé OGM. L'achat n'a pas pu avoir lieu en raison d'irrégularités de la part de Duron, qui a entamé une procédure d'arbitrage international contre la Bolivie, qu'elle a finalement perdue en 2022. Que ce soit par le biais de l'EMAPA ou non, les pratiques de contrebande d'autres semences OGM depuis l'Argentine sont évidentes depuis des années. Dans le cas du blé HB4, le grand risque encouru est de voir persister le modèle qui a permis l'introduction du soja et du maïs génétiquement modifiés.Selon la Fondation Solón, la quasi-totalité du soja cultivé en Bolivie provient de semences OGM 40-3-2 (tolérante au glyphosate), dont la production a lieu à 80% à Santa Cruz. L'expansion de cette légumineuse a suivi le même modèle qu'au Brésil et au Paraguay : introduction clandestine de semences de Monsanto depuis l'Argentine dans les années 1990 jusqu'à atteindre une ampleur justifiant leur légalisation. Dans le cas de la Bolivie, cette dernière a eu lieu en 2005, malgré une forte opposition des organisations paysannes et écologistes. Actuellement, les entreprises de soja exercent des pressions pour obtenir l'approbation de la variété résistante à la sécheresse, arguant que leurs cultures « stagnent ». Ce processus a débuté en 2019 avec l'autorisation de procédures abrégées pour l'évaluation de deux types de semences (soja HB4 et soja Intacta) destinées à la production d'agrocarburants et pourrait s'achever avec succès en 2024.Il en va de même avec le maïs OGM, bien que son introduction soit plus récente et qu'il se voie confronté à de fortes résistances, la Bolivie étant le centre d'origine d'une grande diversité de variétés natives. Le risque de contamination génétique inquiète, notamment parce qu'il s'agit d'une plante profondément enracinée dans les cultures boliviennes, et que chaque variété revêt un usage spécifique dans la cuisine traditionnelle. Les dénonciations de cultures illégales ont commencé en 2015. La présence de ces cultures peut s'expliquer par les pratiques de contrebande de semences et l'approbation du gouvernement d'importations temporaires de grain argentin, sans droits de douane ni analyses génétiques. Un an plus tard, plus de 60 000 hectares de maïs Bt et RR ont été détectés dans le département de Santa Cruz. L'institut national de l'innovation agricole et forestière (INIAF), a lui-même récemment admis la présence d'expérimentations de soja et de maïs OGM. Selon le chercheur Gonzalo Colque, aujourd'hui, « la quasi-totalité de la production de maïs jaune est génétiquement modifiée ». À Santa Cruz, ces cultures représenteraient d'ailleurs de 70 à 80% de la totalité du maïs produit.L'argumentation de l'agro-industrie est ici identique à celle avancée pour le soja : l'ANAPO admet ouvertement l'existence de cultures illégales et cherche à appliquer la logique du fait accompli pour exiger la légalisation des OGM. En outre, la chambre d'agriculture de l'Est demande l'introduction d'autres variétés de maïs génétiquement modifié : les maïs Bt, HB4 et résistant au glyphosate. Les entreprises agro-industrielles de soja en particulier, affirment l'utilité du maïs dans la rotation des cultures. Elles prétendent qu'il permet d'appliquer les mêmes méthodes de travail minimal des sols, ainsi que les intrants chimiques utilisés pour la légumineuse. Ce domaine intéresse d'ailleurs tout particulièrement l'association des fournisseurs d'intrants agricoles (APIA), un regroupement d'entreprises bolivien composé de multinationales de l'agrobusiness telles que Yara, ADM, Bayer, Syngenta, BASF et UPL. Les quatre dernières font partie des plus grosses entreprises de commercialisation de glufosinate d'ammonium au niveau mondial. En 2021 et en 2022, selon les registres douaniers, UPL India a envoyé des échantillons de cette substance à sa filiale bolivienne.La pression de l'agro-industrie en faveur des OGM s'explique également par la spéculation sur les terres. Pour les grands propriétaires terriens de Santa Cruz, « la liberté d'utiliser plus d'OGM et de produits agrotoxiques est synonyme de prix plus élevés pour la vente de terres titularisées en leur faveur [...] pour capitaliser leurs entreprises d'import d'intrants agricoles et valoriser leurs fermages », affirme Gonzalo Colque.Les multinationales font partie de cette équation. La Fundación Tierra a enquêté en 2017 sur la présence de géants de l'agroalimentaire tels qu'ADM, Cargill, Bunge et Louis Dreyfus dans le capital d'entreprises agricoles boliviennes.De l'huile sur le feuTrase a signalé que l'intensité de la perte du couvert forestier au profit de la culture du soja en Bolivie est trente fois supérieure à celle de l'Argentine et sept fois plus importante qu'au Brésil. Si les colonies mennonites sont responsables du tiers de cette déforestation, de grandes entreprises telles que Cargill sont également impliquées. En 20 ans, la légumineuse a causé la perte de plus de 900 000 hectares de forêt amazonienne, devenue plus visible à cause des incendies de forêt dramatiques qui ravagent le pays.En 2019, le Tribunal international des droits de la nature a jugé que les incendies forestiers en Bolivie constituaient un cas d'écocide. La situation a empiré l'année suivante, où 26 territoires autochtones ont été gravement touchés. Le gouvernement explique que le feu provoqué est dû au chaqueo (brûlis) réalisé par des grandes et moyennes entreprises de l'agro-industrie, des éleveurs et des membres de communautés rurales paysannes, ainsi que par des personnes malveillantes. D'autres versions associent la dégradation des forêts au cadre législatif actuel, destiné en principe à accroître la production alimentaire. Selon la Fundación Tierra, non seulement les lois en vigueur ne sont pas parvenues à cet objectif, mais les incendies et la déforestation sont de plus en plus fréquents dans les nouvelles zones priorisées pour les monocultures d'exportation.« C'est horrible de voir cette situation. Après quatre mois de sécheresse, voici maintenant les incendies », se lamente Josefina Suárez, une paysanne du nord de l'Amazonie bolivienne. Bien plus au sud, dans le Pantanal, la plus grande plaine inondable de la planète et partagée avec le Brésil et le Paraguay, plus d'un million d'hectares ont brûlé, et 3000 foyers d'incendies sont encore actifs. Au niveau national, près de 3 millions d'hectares ont été dévorés par les flammes cette année.Ce qui est clair c'est que le feu dévaste les territoires de communautés entières et des zones de grande biodiversité. Comme le souligne Agro é Fogo, il s'agit d'un cercle vicieux où s'articulent le fait de repousser les limites des frontières agricoles lié à l'accaparement des terres et la sécheresse provoquée par la crise climatique. Une étude récente a montré que, par rapport aux relevés des années 1980, la température moyenne à Santa Cruz a augmenté de 1,1° C, soit près du double de la moyenne mondiale. Les évènements climatiques extrêmes se sont également multipliés et les précipitations sont inférieures de 27% à celles d'il y a 40 ans. La conclusion est claire : la crise climatique est à la fois une conséquence et une cause de l'expansion incontrôlée de l'agriculture et de la déforestation. Face à ce panorama, la promotion d'OGM HB4 en réponse à la sécheresse revient à jeter de l'huile sur le feu.Les mains qui nourrissent bel et bien la planèteMalgré les avancées des OGM et la pression exercée par l'agro-industrie, l'agriculture paysanne continue de préserver collectivement les semences et d'innover en la matière. Dans les pays du « Sud global », on estime que 70 à 90% de ce qui est planté chaque année provient de semences paysannes. De plus, 70% de la population mondiale est essentiellement nourrie grâce aux petites productions paysannes, à la pêche artisanale, aux activités de pastoralisme, à la cueillette ou encore aux potagers urbains.En Bolivie, selon le centre de recherche et de promotion de la paysannerie (CIPCA), 96% des unités de production agricole (UPA) sont des unités d'agriculture familiale qui travaillent sur moins de la moitié des terres cultivables. On distingue trois types d'UPA : les unités de subsistance, de transition et les unités dites consolidées. Les deux premières – soit 70% des UPA –, destinent leur production à leur consommation propre et au marché domestique, alors que la troisième fournit également des produits d'exportation. Au total, l'agriculture familiale représente jusqu'à 87,6% des cultures alimentaires et 98,5% des 39 produits du panier alimentaire de base (le riz et le blé ne sont pas pris en compte).Il se peut que l'une des ressources les plus précieuses du pays se trouve dans la capacité de mobilisation de ses habitant·es. Cela est évident depuis les plateformes sociales œuvrant à la résistance face aux OGM, la prolifération de réseaux agroécologiques de production et de distribution, voire même celle d'organisations telles que CONTIOCAP[1] par exemple. Pour toutes ces raisons, on peut encore espérer que la Bolivie cesse d'être un laboratoire d'OGM supplémentaire.Couverture : Femme guaraní d’Cañon de Seguro vendant des tamales à Camiri (Santa Cruz), 2020 [Photo : CHACO, 2020][1] Coordination nationale de défense des territoires paysans autochtones et des aires protégées de Bolivie