Des agricultrices d'Insiza montrent leur champ de mucuna à des agricultrices de Gwanda et Matobo. Photo : ICRISAT @FlickrAlors que le monde entier a reconnu et célébré la Journée mondiale de l’environnement 2021, la question se pose de savoir pourquoi les efforts pour lutter contre la crise climatique ne sont pas concluants. Pour nous, il manque un chaînon dans les mesures prises pour le climat : la reconnaissance que le changement climatique est un problème social. Les mesures en faveur du climat doivent être reliées à la lutte pour la justice sociale et centrées sur les populations qui restent invisibles aux yeux du monde. Nous demandons donc instamment la mise en œuvre d’approches féministes de la justice climatique afin de résoudre cette crise.Le chaos climatique s’intensifie, ses effets touchant de façon disproportionnée celles et ceux qui en sont les moins responsables. Les pays industrialisés et leurs multinationales, qui produisent 79 % des émissions historiques de carbone, sont ceux qui agissent le moins pour y faire face. Ils préfèrent justifier leur inaction en arguant que la réduction des émissions imposée par le Protocole de Kyoto les désavantage sur le plan concurrentiel.Rapport du PNUE sur les écarts d’émissions Malgré les projections du rapport publié en 2019 par le PNUE sur les écarts d’émissions, estimant que les pays développés devraient par exemple au bas mot réduire collectivement leurs émissions de gaz à effet de serre d’au moins 65 % par rapport aux niveaux de 1990 d’ici 2030 pour rester en dessous de 1,5°, les États membres de l’Union européenne se seraient mis d’accord en 2020 pour porter l’objectif européen de réduction nette des émissions à 55 % d’ici 2030.Néanmoins, selon le rapport, la « réduction nette » comprendrait en matière de politique climatique aussi bien la prévision de la réduction des émissions réelles que la planification du rôle des forêts, des terres cultivées et des zones humides dans le stockage du CO2 et l’absorption de certaines de ces émissions, ce qui signifie que l’objectif réel de réduction est moindre et plus proche de 52,8 %.Ces pays et multinationales œuvrent aussi discrètement à éviter de réduire leurs émissions réelles en proposant de les compenser par le biais de prétendues « solutions fondées sur la nature » qui, affirment-ils, retireraient du carbone de l’atmosphère. Inversant les rôles et les responsabilités, les coupables font preuve de condescendance en exigeant que les pays du Sud, et surtout l’Afrique, permettent la plantation d’arbres sur de vastes étendues de terre afin de créer des puits de carbone. Ils encouragent principalement la plantation d’eucalyptus et de pins, des arbres qualifiés de gourmands en eau qui dégradent systématiquement la biodiversité et épuisent les ressources naturelles en eau. Cette situation impose un lourd fardeau aux communautés, en particulier aux femmes qui jouent un rôle essentiel dans les travaux de soins.Les partisans de ces « solutions fondées sur la nature » sont également à l’origine, en Afrique, de la destruction massive de vastes prairies et de riches biomes de la savane (qui sont apparus bien avant la constitution de sociétés humaines) pour jeter les bases de leurs projets d’extraction. Ils essayent maintenant de s’accaparer de grandes étendues de terre et déplacent même des petits producteurs africains dans le cadre d’immenses projets de plantation d’arbres, qui enrichiront les sociétés étrangères exploitant ces plantations et leur donneront droit à des crédits de carbone pour qu’elles puissent continuer à brûler des combustibles fossiles. Par exemple, après bientôt 10 années d’investissement et de développement de plantations d’eucalyptus et de pins, le Mozambique continue de faire face à la destruction massive directe et indirecte de forêts naturelles. En Afrique du Sud, ce projet de plantation d’arbres occasionne la perte de 231 millions de litres d’eau par an. Pour les femmes tributaires des forêts naturelles pour accéder aux plantes médicinales comme le Mbako — écorce d’arbre utilisée au Cameroun dans le traitement du paludisme — et aux insectes riches en protéines comme les chenilles, les conséquences seront dévastatrices.Le fait est que le doute plane toujours quant à l’impact de l’engagement actuel des pays développés à réduire leurs émissions. D’autant plus si l’on tient compte des émissions résultant des activités d’extraction menées à l’étranger par leurs sociétés (mines, chalutiers, plantations industrielles à grande échelle, puits de pétrole et de gaz, etc.). Les mesures prises pour le climat ne devraient pas être une course vers le bas, mais une course pour sauver ce qui peut encore l’être. Il est essentiel que les pays industrialisés assument la responsabilité des émissions générées à l’étranger par leurs entreprises et prennent des mesures pour les réduire drastiquement. Ils devraient adopter des obligations extraterritoriales pour forcer leurs entreprises actives à l’étranger à réduire les émissions de gaz à effet de serre découlant de leurs activités et mettre fin au défrichement, à la déforestation et à la pollution environnementale.Les ravages du néolibéralismeLe néolibéralisme, imposé en Afrique par des accords commerciaux et d’investissement tels que les programmes d’ajustement structurel, les traités bilatéraux d’investissement et le Traité sur la Charte de l’Énergie, constitue le principal obstacle à la mise en œuvre de mesures justes de lutte contre le changement climatique sur le continent. Ces instruments limitent en effet le type de mesures réglementaires que les gouvernements peuvent mettre en œuvre en matière de climat et d’environnement sans avoir à payer d’énormes indemnisations (qualifiées d’« expropriation indirecte »). Si les gouvernements lancent des mesures de lutte contre le changement climatique, des entreprises peuvent les poursuivre pour perte de profits actuels ou futurs en ayant recours aux mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) inclus dans les traités. Par exemple, de grandes sociétés pétrolières, gazières et charbonnières ont actuellement recours au Traité sur la Charte de l’Énergie pour dissuader les gouvernements de passer à une énergie propre : elles contestent des interdictions de forages pétroliers, le refus de pipelines, les taxes sur les combustibles fossiles, et les moratoires sur les types d’énergie controversés ainsi que l’abandon progressif de ces derniers.Le néolibéralisme est la porte ouverte au pouvoir incontrôlé des entreprises. Grâce aux politiques néolibérales de privatisation, de déréglementation et de libéralisation des investissements et aux accords de libre-échange, les entreprises sont libres de se concentrer sur la recherche du profit maximal et de traiter l’atmosphère comme un dépotoir. En l’absence de réglementation nécessaire pour s’attaquer à la crise climatique qui nous menace, les entreprises amadouent les communautés avec des mesures relevant de la responsabilité sociale des entreprises, comme des forages villageois ou des dispensaires sous-équipés, qui sont volontaires et leur permettent de se dire « vertes » alors qu’elles continuent de polluer. Au final, le néolibéralisme empêche les pays africains de promouvoir efficacement les intérêts publics et la protection sociale, ce qui marginalise encore plus les populations déjà durement touchées par la pollution de l’atmosphère et la crise climatique.Approches féministes de la justice climatique Il est important qu’aux niveaux national, régional et mondial, les pays, les communautés et les individus adoptent des approches féministes pour lutter contre le changement climatique. Le féminisme repose sur l’égalitarisme et rejette le néolibéralisme en tant que système corrompu et abusif, seul responsable de la crise climatique. Le féminisme accorde la priorité aux intérêts des communautés et à la protection de l’environnement, et centre les décisions sur les communautés, notamment sur les femmes. Le néolibéralisme donne la priorité aux intérêts concurrentiels de chacun et à l’hyper-individualisme, stigmatisant la compassion et la solidarité, et défaisant peu à peu les liens qui unissent les communautés autochtones.L’approche féministe de la justice climatique recommande que les mesures pour le climat reconnaissent que les personnes touchées de manière disproportionnée par la crise climatique font déjà l’objet d’autres formes de discrimination fondées sur le genre, le statut socio-économique, la race, l’origine ethnique, la nationalité, la capacité, l’orientation sexuelle et l’âge.L’approche féministe de la justice climatique requiert donc des gouvernements, de la société civile, du secteur privé et des défenseurs de l’environnement qu’ils traitent les causes et les effets du changement climatique non pas comme un seul et même problème, mais en tenant compte de l’ensemble des nombreux défis auxquels les communautés sont confrontées. L’approche féministe est indispensable, en particulier pour les femmes qui, en plus d’être les premières dispensatrices de soins dans les ménages, doivent assurer les travaux domestiques, la sécurité alimentaire et l’accès aux ressources énergétiques tout en faisant face à d’autres effets négatifs du changement climatique. Leur relation étroite avec l’environnement et leur dépendance vis-à-vis de ce dernier reposent sur la prémisse que la vie et les moyens d’existence dépendent de l’attention et des soins apportés à la terre sur laquelle nous vivons.Enfin, cette approche recommande que les mesures pour le climat soient fondées sur les idéaux de justice sociale et une réponse publique collective, et se concentrent sur les besoins des personnes les plus marginalisées de la société. Si nous voulons réduire rapidement les émissions et mettre en œuvre une transition climatique juste, nous devons combattre le néolibéralisme et ses insidieuses dérives anti-sociales prônées par Margaret Thatcher lorsqu’elle affirmait que la société n’existait pas. Il faudra pour cela aborder les rapports de pouvoir structurels sous-jacents et la marginalisation socio-économique des communautés pauvres, notamment des femmes, imposée par le patriarcat et le capitalisme ; et promouvoir l’adoption et l’utilisation des solutions locales novatrices et des connaissances autochtones.