Janvier 2003 LES DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE DANS L'AGRICULTURE EN AFRIQUE, ET LEURS CONSEQUENCES POUR LES PETITS AGRICULTEURS Traditionnellement, dans l'agriculture africaine, toute innovation est le fruit de processus communautaires collectifs, issus de pratiques coutumières basées sur l'échange. Mais au cours des dix dernières années, les pays d'Afrique en ont été exclus en faveur des monopoles privés - par le biais des droits de propriété intellectuelle (DPI). Ces droits sont issus d'une culture très différente où domine la négation du droit d'accès aux innovations. Les défenseurs des DPI soutiennent que les DPI apporteront le développement agricole et qu'ils augmenteront la production en favorisant le transfert technologique et les investissements privés dans la recherche. Cependant, ce dossier montre que la pression pour les DPI vise plutôt à privatiser les pratiques innovantes et les ressources biologiques en Afrique, et à réorganiser les marchés des semences au profit des firmes étrangères. Les agriculteurs africains, les savoirs immenses qu'ils détiennent, ainsi que la diversité des plantes qu'ils ont entretenues seront obligatoirement piétinés par ce processus, ce qui menace une sécurité alimentaire déjà fragile sur le continent. Les pays africains se voient dans l'obligation de choisir entre deux voies contradictoires en matière de recherche et de développement : l'une enracinée dans les savoirs et les pratiques de leurs agriculteurs et l'autre dépendante des produits fournis par les entreprises du Nord. L'innovation peut prendre différentes formes, et un certain nombre de personnes peuvent être considérées comme des innovateurs. L'employé d'une firme peut inventer une nouvelle manière de rendre un véhicule plus économe en matière d'énergie, et un agriculteur peut développer un nouveau moyen d'éloigner les rats de ses champs. Tous deux sont des innovateurs. Mais seul l'un d'entre eux peut prétendre bénéficier d'un droit exclusif sur son invention. Les droits de propriété intellectuelle ne contribuent pas nécessairement à encourager ou à récompenser l'innovation. En observant l'impact des DPI sur l'Afrique, il est essentiel d'envisager de quel type d'innovation l'agriculture a besoin sur ce continent et qui sont les innovateurs. La responsabilité des Européens Le cours de l'histoire agricole de l'Afrique a été brutalement interrompu par les puissances impériales européennes. En commençant par la traite des esclaves et le commerce de l'ivoire aux XVIIIème et XIXème siècles, et en continuant par les expériences coloniales des XIXème et XXème siècles, les Européens ont utilisé la violence militaire pour s'emparer des territoires, soumettre les populations et imposer une réorganisation massive des sociétés qui a effacé la plus grande partie du considérable héritage agricole africain. Partout où cela était possible, les pouvoirs européens ont établi des plantations destinées aux marchés de leurs pays : café, cacao, coton, palmier à huile, arachide, etc. L'agriculture de plantation a été largement inefficace dans la plupart des environnements africains, et les profits n'ont pu être réalisés que par l'exploitation éhontée des travailleurs africains et par l'appropriation massive des ressources. « Après quarante années de recherche sur la sélection du sorgho et du millet dans des stations de recherche financées au niveau international, moins de 5% des cultures étaient plantées avec ces semences, car elles ne répondaient pas aux besoins de la plupart des agriculteurs.» Ceux qui innovent en silence en Afrique Les petits agriculteurs sont les innovateurs les plus importants et les plus compétents en Afrique. Les agriculteurs du Sahel par exemple, produisent 2 à 10 fois plus de protéines animales par Km2 que les agriculteurs d'Australie ou des Etats-Unis. La capacité d'innovation des agriculteurs africains est particulièrement importante en matière de sélection des plantes. On estime que les agriculteurs africains peuvent compter sur les semences issues des cultures de leurs propres communautés pour plus de 90% de leurs besoins. La plupart des ces conservateurs de semences sont des femmes, qui produisent 70% de l'alimentation nécessaire dans la région. Elles choisissent soigneusement les semences correspondant aux différents types de sol et de conditions de culture et possédant des caractères particuliers comme la stabilité, la résistance aux maladies, la tolérance à la sécheresse, le goût et la qualité de la conservation. Les sélectionneurs du secteur formel, public et privé, sont en nombre relativement restreint. En Ouganda, le secteur formel fournit seulement 1% des semences de haricot utilisées par les agriculteurs. Dans la région de Machakos au Kenya, les semences commerciales totalisent moins de 2 % des semences de niebe et de cajan utilisés par l'agriculteur moyen, les marchés locaux et voisins en fournissant plus de 17% et le reste est conservé par l'agricultrice elle-même. Dans la région sud de l'Afrique, les semences multipliées à la ferme et conservées par l'agriculteur constituent 95 à 100% des semences utilisées pour la culture du sorgho, du mil, des légumineuses alimentaires, des racines et des tubercules. En Zambie, 95% de la culture du mil est produite à partir des semences conservées par les agriculteurs. Même pour une culture commerciale comme le maïs, ce sont les petits agriculteurs qui sont les principaux fournisseurs de semences. Au Malawi, malgré les efforts accomplis pendant des années par l'entreprise publique de semences et les firmes privées, le maïs hybride ne couvre pas plus de 30% de la surface cultivée par les agriculteurs. Ces derniers constituent de loin la part la plus importante des sélectionneurs de semences en Afrique et ils ont entretenu l'abondante diversité génétique qui garantit la sécurité alimentaire du continent. Les agriculteurs en Ouganda, par exemple, ont développé des centaines de variétés de banane depuis que cette plante est arrivée sur le continent pour la première fois…. De quel type de DPI l'Afrique a-t-elle besoin ? En Afrique, les décideurs politiques doivent choisir de soutenir l'un des deux modèles opposés de recherche-développement. L'un est conduit par les multinationales du Nord qui comptent sur les monopoles privés et les cultures génétiquement modifiées. L'autre, soutenu par le secteur public, est mené par les agriculteurs, et se fonde sur l'usage collectif des savoirs et des ressources pour une agriculture durable. Les petits agriculteurs de l'Afrique et les industries de semences ont des besoins totalement différents lorsqu'il s'agit de soutenir leurs innovations, et les DPI ne sont destinés que pour le second des deux groupes. Si les gouvernements africains adoptent des modèles de DPI pour la biodiversité agricole, ils choisiront un modèle industriel de sélection des plantes cultivées et, en conséquence, une réorganisation de l'agriculture favorable aux intérêts des multinationales semencières du Nord. Il se trouve que ces multinationales sont aussi les firmes les plus importantes du monde pour les pesticides et les biotechnologies et ce qui les intéressent financièrement, c'est l'uniformisation des cultures et leur vulnérabilité – et pas la sécurité alimentaire de l'Afrique ni le bien-être des agriculteurs du continent…. [Extrait du dossier de Devlin KUYEK (2002), portant le même titre. Vous pouvez consulter le dossier entier ici. La version papier est disponible, en anglais au siège (Barcelone, ESPAGNE), et en français à la Représentation en Afrique francophone (Cotonou, BENIN).] Référence pour cet article : GRAIN, 2003, Semences de la biodiversité No.11, janvier 2003 Lien sur internet : www.grain.org/fr/publications/note-11-fr.cfm Notice de copyright : Les publications de GRAIN peuvent être reproduites, traduites et distribuées. Tout ce qu'on vous demande de faire c'est de citer les sources originales et d'envoyer une copie à GRAIN. GRAIN, Girona 25 ppal, Barcelona E-08010, Espagne.