Au cours des quarante dernières années, le monde a connu une augmentation considérable de la consommation de poulet, de porc et de bœuf. Seules les contraintes imposées dans leurs contrats de production à des centaines de milliers de paysans ont permis aux multinationales de la transformation de la viande de répondre à l’expansion gigantesque du marché des exportations. Cet article analyse l’élevage de volailles sous contrat dans deux grands pays producteurs, le Brésil et la Thaïlande. GRAIN, janvier 2008 La consommation de viande dans le monde a enregistré une croissance considérable dans les quarante dernières années. Alors qu’en 1965 la consommation par personne était de 25,3 kilos par an, elle avait presque doublé pour atteindre 41 kilos en 2005. [1] Cette croissance a été particulièrement rapide dans les pays du Sud, où les médias ont beaucoup chanté les louanges du mode de vie occidental, avec ses hamburgers et ses beignets de poulet. Entre 1982 et 1994, la consommation de viande a augmenté de 5,4% par an dans les pays du Sud, contre 1% dans le Nord. [2] Dans le Sud, ce sont les pays les plus riches, la Chine, la Corée du Sud, le Brésil et l’Afrique du Sud, qui ont connu l’augmentation la plus rapide. Dans les pays pauvres, la consommation de viande même très bon marché est encore très limitée. [3] L’essor de la consommation de poulet a été bien plus considérable que celui des autres viandes, même si le porc reste la viande la plus consommée. La production mondiale de volailles est passée de 8,9 millions de tonnes en 1961 à 70,3 millions de tonnes en 2001, [4] soit une augmentation beaucoup plus rapide que celle de la production de bœuf ou de porc. Malgré la part encore majoritaire des petits éleveurs dans la production mondiale de poulet, c’est l’élevage industriel, verticalement intégré, de la volaille qui a enregistré la croissance la plus rapide. Du point de vue de l’agrobusiness, la volaille représente le grand succès de la production de viande durant le dernier cinquantenaire. Plusieurs facteurs ont ainsi contribué à faciliter la production industrielle de volaille : De nouvelles techniques de sélection ont permis de séparer les différents stades de la production(cf. l’article de Suzanne Gura « Le monde de l’élevage aux mains des multinationales, traduit de Seedling, janvier 2008) ; l’expansion rapide de la monoculture en agriculture a rendu possibles de fortes augmentations de la production du maïs et du soja qui sont utilisés pour fabriquer l’alimentation des poulets élevés en espace confiné; de plus, les réformes du marché néo-libéral ont ouvert les marchés dans les pays en développement et ruiné des centaines de milliers de petits exploitants, jouant sur leur anxiété pour leur faire accepter des contrats avec les multinationales. L’élevage sous contrat, qui était encore quasiment inconnu dans le domaine de la volaille il y a cinquante ans, a donc pu se répandre rapidement. Gouvernements, bailleurs de fonds et agences internationales ont tous contribué à sa promotion, le présentant comme une solution gagnant-gagnant qui fournit aux multinationales les énormes quantités de volailles dont elles ont besoin et donne aux petits exploitants l’accès à l’économie de marché. [5] L’objectif de la production industrielle de volaille a été principalement le marché à l’exportation. Les entreprises ont cherché des régions de production à bas coûts et les investissements ont été concentrés géographiquement, non seulement dans certains pays mais aussi dans certaines régions de ces pays. Deux pays ont connu une vaste expansion de la production industrielle de volaille : le Brésil, actuellement premier exportateur mondial de poulet et la Thaïlande, qui occupe le quatrième rang. Le Brésil Les exportations de poulet brésilien ont été multipliées par plus de 5 (cf. tableau 1) au cours de la dernière décennie. En 2004, le Brésil a dépassé les États-Unis et est devenu le premier fournisseur mondial de poulet. Aujourd’hui, il fournit les deux-cinquièmes des poulets sur le marché mondial. Plus des deux-tiers des exportations brésiliennes consistent en découpes de poulet congelées, tandis que les poulets entiers congelés constituent 29% du total. Les États-Unis sont la première destination, mais un tiers des exportations de volailles brésiliennes sont désormais destinées au Moyen-Orient et environ 10% à la Chine. Tableau 1 : Exportations de poulet du Brésil (en tonnes) 1995 428 988 1996 568 795 1997 649 357 1998 612 447 1999 776 359 2000 916 094 2001 1 265 887 2002 1 624 887 2003 1 959 773 2004 2 469 696 2005 2 845 946 2006 2 712 342 Source : USDA Les exportations de poulet brésilien ont baissé de 4,7% en 2006, principalement à cause d’une réduction de la consommation européenne après l’alerte à la grippe aviaire. Mais ce ralentissement n’a été que temporaire : dans la première moitié de 2007, les exportations ont nettement repris, atteignant 2,1 milliards de dollars US, soit un bond de 47% par rapport à la même période de 2006. L’industrie prévoit que le total des exportations pour 2007 sera de 3,2 millions de tonnes, soit un bénéfice de 5 milliards de dollars US. La volaille est devenue l’un des secteurs majeurs de l’industrie brésilienne : elle emploie environ 4 millions de personnes et génère à peu près 1,5% du PIB du pays. Au Brésil, l’élevage industriel de la volaille est né dans le Sud et le Sud-Est du pays. Quatre-vingts pour cent des exportations de volailles proviennent encore des états du Paraná, de Santa Catarina et du Rio Grande do Sul. Plus récemment, les grandes entreprises de volaille ont commencé à construire des usines de transformation plus au Nord, à la limite du bassin de l’Amazone, car c’est là qu’est produite la plus grande partie du soja et du maïs servant à la fabrication des aliments pour poulets. De plus ces états offrent de généreux abattements fiscaux. L’état du Mato Grosso est aujourd’hui le plus grand producteur de soja du Brésil. La plus grande entreprise dans ce domaine est Sadia6, une entreprise appartenant au Brésil et fondée en 1944. Elle représente 26% des exportations de poulet du pays. Sadia vend plus d’un millier de produits transformés à partir de poulet, de bœuf et de porc. Ses opérations s’étendent des fermes de sélection de stocks de volailles et de porcs aux couvoirs, abattoirs et usines de production d’alimentation animale. Sadia possède 13 usines de transformation de poulet et est en train d’en construire deux nouvelles dans le Mato grosso. Quand elles seront pleinement opérationnelles, ces deux usines à elles seules emploieront 8 000 personnes directement et 24 000 indirectement. Chaque usine aura une capacité d’abattage d’un demi-million de poulets par jour. Les deuxième et troisième entreprises sont Perdigão, une autre compagnie brésilienne, qui assure 17% des exportations, et Cargill, un des géants américains, qui est responsable de 12% des exportations. Tyson ,le plus gros producteur mondial, dont le siège est aux États-Unis, a maintenant l’intention de s’introduire au Brésil [7], par le biais de partenariats commerciaux avec Perdigão, Avipal (le cinquième producteur du Brésil), Globoaves (le plus gros producteur brésilien) et le transformateur Dagranja [8]. Sadia a été la première à adopter un système verticalement intégré. A l’aide de matériel génétique importé, ses usines produisent, en général à partir de ses propres couvoirs, des poussins « parents » d’un jour, qui sont ensuite vendus aux multiplicateurs. Les multiplicateurs font des croisements entre les parents et produisent des poussins d’un jour destinés aux integrados, les agriculteurs sous contrat. Tous les poussins élevés pour les entreprises proviennent de souches importées. Il arrive que certains des integrados élèvent aussi dans leur basse-cour des espèces indigènes, mais celles-ci seront consommées par les paysans eux-mêmes ou vendues sur le marché local. Onório Granzotto est un integrado. Il habite dans la ville de Serafina Corrêa dans l’état du Rio Grande do Sul et élève des poulets pour Perdigão. Il explique que ce qui l’a attiré dans l’idée d’un contrat, c’est que cela lui procure un marché assuré et de bons revenus. Six fois par an, Perdigão lui livre par camion des poussins d’un jour, ainsi que les aliments et les médicaments. L’entreprise assure aussi des inspections vétérinaires. En octobre 2006, Onório a déclaré à un enquêteur d’Action Aid [9] qu’il élevait 14 000 poulets dans une batterie de 100 mètres de long. Il lui faut 45 jours pour engraisser les poulets et, après avoir élevé quatre séries de poulets, il est obligé de s’arrêter pendant 20 jours pour permettre le nettoyage et la désinfection de la batterie. L’affaire occupe trois membres de la famille, Onório, son frère et son fils. Une fois déduits les frais d’électricité et de transport des poulets jusqu’à l’usine, ils gagnent 500 réals, soit 200 dollars US pour chaque lot. « Cela ne fait pas beaucoup, mais on y arrive. Autrefois, c’était une bonne affaire, mais aujourd’hui ce n’est plus si intéressant » explique Onório. « S’il nous fallait commencer à zéro et investir de l’argent dans la construction de la batterie, cela ne vaudrait pas la peine ». La famille d’Onório possède 25 hectares de terre et peut heureusement compléter ses revenus grâce aux cultures. Mais il reconnaît que la vie doit être très difficile pour ses voisins qui n’ont pas assez de terres pour faire la même chose. Après 45 jours, les poulets sont collectés par les carregadores (les transporteurs). Le carregador est en général employé par un chef d’équipe qui peut être responsable du ramassage des poulets de 100 integrados dans un rayon de 20km. Marcus de Paula, corregador à Serafina Corrêa, explique à l’enquêteur d’Action Aid qu’il n’a pas d’heures fixes et que le chef d’équipe l’appelle quand il a besoin de lui. « Nous sommes une équipe de douze, y compris le patron. En général, nous faisons quatre à six fermes par période de travail. Mais quelque fois il faut en faire six ou huit, et cela veut dire une journée de travail de 24 heures. A chaque ferme, nous devons porter chacun 16 caisses de poulets qui pèsent à peu près 40 kilos chacune. La poussière et l’odeur sont terribles. J’ai essayé de porter un masque mais c’était affreux et j’ai laissé tomber. » L’integrado paie le chef d’équipe qui paie ensuite les carregadores. Marcus dit qu’il reçoit 12 réals, soit 5 dollars US par journée de collecte. C’est apparemment dans les usines que se posent les problèmes de santé les plus sévères. Dans la petite ville de Serafina Corrêa, la plus grande source d’emploi est de loin l’usine d’abattage et de transformation de Perdigão, avec ses 2 300 ouvriers. Selon des chiffres fournis par les autorités municipales, environ 20% de la population adulte de la ville souffre de TMS (Troubles musculo-squelettiques), encore appelés lésions attribuables au travail répétitif (LATR). Alidete Orso Begnini, 33 ans, est l’une des personnes atteintes par cette maladie. Pendant 16 ans, elle a travaillé à l’usine de Perdigão, à vider les poulets, à les couper et à nettoyer les découpes. Elle a commencé à ressentir des douleurs à l’épaule mais pendant deux ans, l’usine n’a pas voulu accepter qu’il s’agissait d’un problème médical sérieux. « J’ai essayé à maintes reprises de voir le médecin de l’entreprise, mais on me disait toujours qu’il n’y avait pas de possibilité de rendez-vous », explique-t-elle à Action Aid. « Finalement, j’ai réussi à voir quelqu’un, mais l’entreprise a refusé de me donner un congé-maladie. J’ai donné ma démission ce jour-là et je ne suis jamais retournée. Je suis allée directement dans un dispensaire et on m’a dit d’aller chez un spécialiste parce que mon cas était sérieux. » Elle a été soignée mais ne s’est jamais complètement remise. Aujourd’hui, elle reçoit une petite pension d’incapacité de l’État. Sa maladie, qui affecte la main, le bras et l’épaule, oblige son mari et ses enfants à l’aider dans toutes les tâches ménagères. Elle a même du mal à se laver les cheveux et à s’habiller. Comme souvent dans les cas de TMS, il est difficile de prouver la culpabilité de l’entreprise et Perdigão nie toute responsabilité. Cependant, le Docteur Roberto Mauro Arroque, qui travaille depuis 32 ans à Serafina Corrêa, est presque certain qu’il sait d’où vient le problème. « Je suis quasiment sûr que les problèmes des gens proviennent de l’usine. Le travail y est très répétitif, les temps de pause sont trop brefs et la chaîne avance rapidement. Les gens doivent couper quatre cuisses de poulet par minute, c’est à-dire les détacher du poulet et les désosser. Dans ce geste, c’est la force opposée qui pose problème et le problème se répète toutes les 15 secondes. La plupart des ouvriers ne se plaignent pas de leurs douleurs, ils pensent que c’est normal. Et pourtant, un tiers des ouvriers de l’usine ont probablement des problèmes. » Jusqu’à présent, ni le gouvernement brésilien ni les syndicats n’ont entrepris grand chose pour améliorer les conditions de travail dans les usines. Il y a d’ailleurs fort à parier que les entreprises ne seraient pas très enthousiastes, car c’est justement la vitesse à laquelle les ouvriers font leur travail qui a permis au Brésil d’avoir les coûts de production de poulet les plus bas du monde. [10] La Thaïlande L’industrie de la volaille est souvent présentée comme une réussite exemplaire en Thaïlande. [11] En l’espace de vingt ans, le pays a réussi à installer un système industriel de production et à devenir l’un des plus grands exportateurs de volaille. La production thaïlandaise est passée de 380 000 tonnes en 1980 à 1,4 millions de tonnes en 2001. Quoique les Thaïlandais aient grandement augmenté leur consommation de viande durant cette période et que les petits producteurs tiennent encore une place importante sur le marché domestique, c’est le marché à l’exportation qui a été le moteur de cette expansion. Le poulet a ainsi pris la troisième place dans les produits d’exportation, après le caoutchouc et le riz. Le principal client est le Japon qui compte régulièrement pour la moitié des ventes à l’exportation. Une entreprise en particulier a joué un rôle clé dans l’expansion : Charoen Pokphand (CP). En 1921, les frères Chia (Ek Chor et Siew Whooy Chia), originaires de Chine, installèrent un magasin de semences dans le quartier de Chinatown à Bangkok et commencèrent à exporter des porcs et des volailles vers Hong Kong. Quelques années plus tard, ils fondèrent une entreprise de production d’alimentation animale qu’ils baptisèrent Charoen Pokphand Feedmill. En 1970, ils mirent sur pied un partenariat pour la sélection du poulet avec la compagnie américaine Arbor Acres et commencèrent l’élevage industriel de poulets de chair et de pondeuses, en utilisant du matériel génétique importé. Ils travaillent actuellement avec 12 000 producteurs de poulet (mais aussi 5 000 producteurs de porcs et 10 000 producteurs de maïs). CP est la plus grosse entreprise sur le marché thaïlandais du poulet. Onze autres compagnies travaillent dans le secteur du poulet de chair. Quoique les producteurs soient obligés de payer des impôts, les entreprises, elles, ont droit à toute une série d’exemptions fiscales, telles l’exemption de la taxe d’importation sur les machines et l’exemption de l’impôt sur le revenu sur certaines opérations. Les usines de CP sont très intégrées verticalement et l’entreprise contrôle tout, directement ou indirectement, depuis les poussins et les aliments jusqu’à la transformation et à la commercialisation. L’organisation est très similaire à celle qu’on rencontre au Brésil, mais il existe des différences. D’après CP, la moitié de ses poulets sont élevés dans ses propres élevages industriels, ce qui n’est pas le cas au Brésil. Le reste des poulets sont élevés par des producteurs sous contrat. La plupart des élevages de poulets qui travaillent pour CP élèvent entre 2 000 et 5 000 poulets. Quelques-uns sont beaucoup plus grands et élèvent jusqu’à 400 000 poulets voire, dans un des cas, un million de poulets. Quand on leur demande pourquoi ils ont commencé l’élevage sous contrat, les producteurs donnent deux raisons principales : Tout d’abord ils n’avaient pas les ressources nécessaires pour s’installer indépendamment. « Je voulais élever des poulets », explique l’un de ces producteurs, mais je n’avais pas de capital ». Un contrat signifie que l’entreprise fournit aux producteurs tous les intrants nécessaires : poussins, aliments, médicaments. Le paiement n’est déduit que plus tard. Cela signifie aussi qu’une banque accepte d’accorder un prêt, de façon à ce que l’éleveur puisse payer ses travaux de construction et autres frais. La seconde raison est l’apparente sécurité offerte par le contrat. « J’avais peur de ne pas réussir », déclare un autre éleveur. « Avec un contrat, c’est plus sûr, c’est comme si on touchait un salaire mensuel. » Les producteurs sont tenus d’élever leurs poulets en respectant de façon très stricte les instructions de l’entreprise. C’est elle qui détermine combien et quel type de produits chimiques utiliser et peu lui importe quels effets ceux-ci peuvent avoir sur la santé de l’éleveur ou sur l’environnement. Les entreprises copient les techniques utilisées dans les pays du Nord, telles l’addition d’antibiotiques à l’alimentation pour accélérer la croissance des poulets. Les producteurs sont censés arrêter les antibiotiques durant une certaine période avant d’envoyer les poulets à l’abattage mais quelquefois, les entreprises viennent chercher les poulets plus tôt que prévu. « Quand cela arrive, je plains les consommateurs », admet un éleveur. Une fois que les poulets ont été collectés, l’entreprise paie l’éleveur sous contrat selon une série de formules mathématiques compliquées. Aucun des producteurs interrogés dans Focus on the Global South (une ONG internationale basée à Bangkok) n’était capable d’expliquer clairement à quoi correspondaient les calculs sur sa fiche de paye. Quoique le revenu puisse varier, le salaire mensuel moyen d’un éleveur sous contrat était de 2 720 bahts (environ 68 dollars US), soit moins que le salaire agricole moyen qui est de 2 865 bahts. Les producteurs sous contrat s’endettent souvent et c’est leur problème majeur. Cette dette s’accumule de diverses façons. Très souvent en effet, l’investissement initial est beaucoup plus élevé que le montant prévu par l’entreprise. Le prix de l’alimentation animale, fournie par l’entreprise, augmente régulièrement. Les producteurs sont souvent obligés d’investir dans du matériel plus moderne. Depuis 1999, les entreprises font pression pour que les producteurs améliorent leurs fermes et en fassent un système « fermé » utilisant un système de climatisation par évaporation (EVAP), une forme de climatisation qui permet de maintenir la batterie à une température constante. Ce système a certes permis de réduire la période moyenne d’élevage de 45 à 40 jours, mais il a aussi énormément augmenté les coûts de production, car il nécessite nettement plus d’électricité. « La dette est sans fin », explique un éleveur. « Quand nous avons terminé les remboursements, une nouvelle dette arrive. Il nous faut par exemple satisfaire de nouveaux critères de sécurité ou acheter du nouveau matériel. » Les producteurs savent qu’ils perdront leur contrat s’ils refusent de moderniser leurs installations. La sécurité financière du contrat s’est aussi avérée tenir un peu du mythe. Les contrats sont unilatéraux et les petits producteurs isolés ne sont pas en position de pouvoir négocier un accord équitable avec de grandes multinationales. Les entreprises ne leur permettent même pas de garder une copie du contrat qu’ils ont signé. Tout en reconnaissant le rôle joué par l’agriculture sous contrat dans la modernisation de l’agriculture, le Comité du Sénat thaïlandais sur l’agriculture et les coopératives admet que « la plupart des contrats exploitent les paysans et les producteurs. Les paysans doivent respecter des conditions imposées par l’usine de transformation qui ne sont pas justes. » [12] Les entreprises semblent également exiger des prix excessifs pour les aliments. Avec un pourcentage de 78%, l’alimentation représente une part énorme des coûts de l’éleveur (sans parler de son travail). Il n’est donc pas surprenant que les ventes d’aliments soient extrêmement lucratives pour CP. En 2003, les revenus provenant des ventes d’aliments pour la production de poulets en Thaïlande se sont montés à 18,1 millions de bahts, alors que les exportations de poulets rapportaient à l’entreprise 12,4 millions de bahts. [13] L’entreprise ne se sent aucune obligation envers les producteurs, même si ceux-ci ont investi tout leur capital (et bien davantage) dans le nouveau partenariat. Si une entreprise souffre de surproduction, comme ce fut souvent le cas à la suite de l’épidémie de grippe aviaire en 2003, elle attend pour aller récupérer les poulets. Cette attitude provoque la colère des producteurs : « Notre salaire dépend de l’âge des poulets, mais nous ne savons jamais quand ils viendront les chercher », remarque un éleveur. « Ils viennent les chercher quand ils veulent. Les poulets leur appartiennent. » L’entreprise peut aussi tout simplement ne pas fournir de poussins à l’éleveur. Au cours d’une interview de 19 producteurs par Focus on the Global South en octobre 2004, cinq d’entre eux n’avaient reçu aucun poussin depuis mars. Et l’entreprise peut également décider de ne pas renouveler son contrat avec l’éleveur. La plupart des éleveurs investissent sur du long terme, pour au moins cinq ans, mais le contrat qu’ils passent avec l’entreprise excède rarement un an. Quoique la plupart de producteurs de poulet interviewés par Focus on the Global South se soient plaints des conditions dans lesquelles ils travaillent, peu d’entre eux songeaient à renoncer à l’élevage sous contrat. Le sentiment prévalent chez eux était qu’ils n’avaient pas d’alternative. La combinaison de la culture du riz et de l’élevage traditionnel n’amène qu’un revenu très médiocre. Quant aux autres secteurs de l’économie, ils offrent très peu d’opportunités, surtout pour des gens qui veulent rester au village. « C’est mieux que de ne rien faire », concluent-ils souvent. CP a non seulement introduit l’élevage de volaille industriel en Thaïlande, mais a joué aussi un rôle clé dans son adoption par la Chine. CP a été la première société étrangère à investir en Chine, en établissant une filiale d’aliments dans la zone économique spéciale de Shenzhen. Aujourd’hui, il existe, rien qu’en Chine, au moins cent entreprises qui ont des liens avec CP. CP est le plus grand fournisseur de poussins de chair pour les éleveurs chinois et est tenu pour responsable, quasiment à lui tout seul, des changements de régime alimentaire de la population du pays. La consommation de poulet par habitant en Chine va probablement tripler dans les cinq prochaines années, créant ainsi un marché absolument gigantesque. CP est bien placé pour se saisir de cette opportunité. Le groupe CP est déjà le deuxième producteur de poulet au monde après la compagnie américaine Tyson Foods, avec une production annuelle de 40 millions de poulets. Une nouvelle forme de travail gagé Les producteurs sous contrat ont de nombreuses obligations, mais peu de droits. Ils travaillent en général à plein temps pour une entreprise dont ils dépendent pour les intrants et la technologie. Ils sont inextricablement liés à cette entreprise, du fait qu’ils ne sont même pas propriétaires des animaux qu’ils élèvent et que c’est l’entreprise qui prend toutes les décisions concernant la façon de les élever. Les producteurs sont, pratiquement parlant, des ouvriers d’usine, qui ne peuvent pas jouir des droits qui ont été acquis par les travailleurs organisés : pas de congés-maladie, pas de vacances payées, pas de compensation s’ils se font licencier. C’est même eux qui doivent supporter les coûts liés aux calamités telles que la mort des animaux pour cause de maladie. Les éleveurs sous contrat sont au bas d’une chaîne dans laquelle tous les membres s’efforcent de transférer le plus possible les risques financiers à l’échelon inférieur. Tout en haut se trouvent les sélectionneurs internationaux, dont certains, (par ex. Genus Plc dont le siège est au Royaume-Uni), ont clairement incorporé dans les objectifs de leur entreprise la « réduction des risques ». Ceux-ci ont mis au point des mécanismes légalement contraignants pour sauvegarder leurs bénéfices : Ils pèsent avec soin chaque mot de leurs contrats et ont de plus en plus recours au brevetage pour le matériel génétique qu’ils fournissent, afin de s’assurer que tous les utilisateurs payent. Les grandes entreprises de volaille à leur tour, transfèrent autant de risques qu’elles le peuvent aux producteurs sous contrat qu’elles exploitent un maximum, comme nous l’avons vu ci-dessus. En pratique, les entreprises transfèrent les principaux risques d’un marché très volatile sur les plus vulnérables. Les producteurs sous contrat sont devenus des travailleurs gagés, qui par certains aspects, n’ont guère plus de droits que des esclaves. Comme ils avaient investi de l’argent dans l’achat de leurs esclaves, les propriétaires des plantations assuraient au moins à ces derniers nourriture et conditions minimales de survie. Les sélectionneurs internationaux et les multinationales de la volaille ne se sentent, quant à eux, aucune obligation de ce genre. La voie à suivre Il semble que la consommation de viande soit destinée à croître inexorablement dans les décennies à venir. Le Center for Global Food Issues prévoit que la consommation annuelle de viande (dans laquelle la part de la volaille est de plus en plus importante) atteindra 68,8 kilos par personne d’ici 2050. Etant donné que population mondiale est censée atteindre alors 9 milliards, cela signifierait 624 millions de tonnes de viande.14En d’autres termes, un supplément de 359 millions de tonnes à la production actuelle qui est de 265 millions de tonnes. Un tel niveau de production semble difficilement réalisable, en particulier si le monde doit allouer de vastes surfaces au développement des agrocarburants. Comme l’indique le Center for Global Food Issues, le monde ne serait pas en mesure aujourd’hui de produire de telles quantités de viande, même si toutes les terres arables du monde étaient utilisées en ce sens. Le Center soutient que pour satisfaire la demande, le minimum indispensable serait de doubler les rendements des cultures servant d’alimentation animale. « Le seul moyen acceptable du point de vue environnemental qui permettrait de satisfaire la demande mondiale croissante de viande, déclare-t-il, est de produire davantage de cultures fourragères sans utiliser plus de terres. La seule façon de le faire est d’augmenter les rendements de façon conséquente. » Quoique cela ne soit pas souligné explicitement, ces conclusions vont dans le sens des compagnies de biotechnologie qui soutiennent que seules les cultures OGM peuvent assurer les rendements accrus nécessaires. Toutefois, ce n’est pas l’avenir tel que l’envisagent les communautés paysannes dans le monde : les paysans pensent que la ruée vers une production animale industrielle ne peut que porter atteinte à l’autonomie de leurs communautés, réduire dangereusement la diversité génétique, exacerber la crise écologique, créer de nouvelles menaces pour la santé mondiale et faire disparaître les traditions alimentaires locales. Cette ruée provoque également d’énormes quantités de déchets, fumier, urine, charognes, restes d’aliments et plumes, que l’environnement ne peut absorber. En 1997, les animaux élevés de façon industrielle aux États-Unis produisaient 1,4 milliards de tonnes de déchets, ce qui équivaut à environ 5 tonnes de déchets pour chaque humain. [15] La voie à suivre, disent les communautés, est de produire la majeure partie de la nourriture localement et de promouvoir la souveraineté alimentaire. Cela pourrait amener une réduction de la consommation de viande dans les pays riches du Nord, mais pas parmi les pays pauvres du Sud qui consomment déjà très peu de viande. La santé publique s’en trouverait améliorée, car les produits animaux sont la première source de graisses saturées qui sont à l’origine des maladies cardiovasculaires, du diabète et de certains cancers. [16] Le gain le plus conséquent, cependant, serait le nouvel essor qui serait ainsi donné aux communautés et aux savoirs-faire locaux. Repenser l’élevage sera l’un des grands défis de ce siècle. Références 1 - Dr Thomas E. Elam, “Projections of Global Meat Production 2050”, 21 August 2006. http://tinyurl.com/28xaub 2 - Christopher Delgado, Mark Rosegrant, Henning Steinfeld, Simeon Ehui and Claude Courbois, “Livestock to 2020: The Next Food Revolution”, Brief no. 61, October 1999. 3 - Economic Research Service/USDA, “Patterns of World Poultry Consumption and Production”, http://tinyurl.com/yprogw 4 - Données de la FAO, juillet 2002,dans le même document, http://tinyurl.com/yprogw 5 - Pour un exemple de cette analyse positive, voir C.Eaton et A. Shepherd, « Contract Farming : Partnership for Growth », FAO, Rome 2001 6 - Le nom Sadia vient de l’adjectif sadio qui signifie « sain », « en bonne santé » en portugais 7 - World Poultrymeat, no. 108, 7 September 2007. 8 - Du point de vue de l’industrie, un resserrement des liens entre les États-Unis et le Brésil se justifie. Les États-Unis ont en effet perdu pied au Brésil sur beaucoup de marchés à l’exportation, parce qu’ils n’exportent que de la viande de quartier arrière foncée de médiocre qualité à des prix très bas. Toute la viande blanche, plus chère, est vendue sur le marché américain. Au Brésil au contraire, les consommateurs achètent toutes les parties du poulet, si bien que les escalopes qui valent cher constituent une bonne part des exportations. 9 - Les interviews de Serafina Corrêa ont été compilés à partir d’une étude non publiée d’Action Aid. 10 - D’après une étude de l’USDA (ministère de l’agriculture américain) citée par Action Aid 11 - Une grande partie de l’information contenue dans ces pages provient d’un article d’Isabelle Delforge intitulé « Contract Farming in Thailand » écrit pour Focus on the Global South 12 - “Report on the Investigation into Contract Farming of the Senate Committee on Agriculture and Cooperatives”, Bangkok, 2003 (in Thai). 13 - CP Kitchen of the World, Annual Report, 2003. 14 - Center for Global Food Issues, Dr Thomas E. Elam “Projections of Global Meat Production 2050”, Monday 21 August 2006, http://tinyurl.com/28xaub 15 - Ibid 16 - Polly Walker, Pamela Rhubart-Berg, Shawn McKenzie, Kristin Kelling and Robert S. Lawrence, “Public Health Implications of Meat Production and Consumption”, Public Health Nutrition, 8 (4), 2005, 348–56, http://tinyurl.com/298bvw