L’Équateur, la Bolivie et le Pérou ont récemment pris des mesures qui laissent espérer que certains dispositifs pourraient empêcher la poursuite de la privatisation des savoirs et du vivant. Jusqu’à présent, les progrès ont été décevants. Des questions fondamentales demeurent en suspens. Cette fois encore, c’est aux populations locales qu’il revient de défendre les savoirs et la biodiversité contre les risques de destruction et de privatisation. GRAIN L’Amérique latine a connu récemment une forte activité législative autour des droits de propriété intellectuelle (DPI). Cette activité résulte principalement des contraintes liées aux accords de libre-échange (ALE). Le Nicaragua a ainsi rallongé la durée des brevets sur les produits pharmaceutiques et la République dominicaine a signé l’UPOV 91. Le Costa Rica a fait de même, après avoir renforcé sa loi sur la propriété intellectuelle pour développer brevets et droits d’auteur et affaibli sa loi sur la biodiversité pour permettre le brevetage du vivant. Dans le même temps, l’actuel gouvernement essayait de légaliser par décret le brevetage des savoir-faire locaux. Le Pérou a étendu/élargi le concept de brevetabilité, en rompant un accord avec ses partenaires de la Communauté andine. Le Congrès du Chili est en train de discuter une nouvelle loi sur la propriété intellectuelle qui devrait étendre et renforcer de façon conséquente la brevetabilité, les droits d’auteur et les peines pour infraction (y compris le photocopiage). La Colombie a approuvé un plan d’action triennal dont les objectifs sont quasiment identiques à ceux du Chili, plan qui signifie également la rupture des accords de la Communauté andine. Et ce ne sont que quelques exemples. Dans ce contexte, trois décisions récentes - en Équateur, en Bolivie et au Pérou - frappent par leur originalité. Elles laissent aussi espérer que certains dispositifs pourraient empêcher la poursuite de la privatisation des savoirs et du vivant. Toutefois, en y regardant de plus près, on se rend compte que la menace des DPI est loin d’être écartée et que les espoirs entrevus manquent de réalisme. Les enjeux sont ici considérables : L’Équateur, la Bolivie et le Pérou sont en effet situés dans la région andine, l’une des plus riches du monde, culturellement et biologiquement parlant. Cette région abrite une grande variété d’écosystèmes, depuis les hautes terres froides des Andes mêmes, à plus de 4 000 mètres d’altitude, jusqu’aux plaines tropicales du bassin de l’Amazone. Les peuples indigènes Quéchuas et Aymaras y sont les plus nombreux – la région est densément peuplée depuis des milliers d’années – mais plus d’une trentaine d’autres populations indiennes y ont aussi leur territoire. Pommes de terre, patates douces et plusieurs autres tubercules, cassaves, tomates, quinoa, poivrons, haricots et papayes ne sont que quelques unes des espèces comestibles qui proviennent de cette région ou qui présentent une grande diversité. Les paysans andins et leurs communautés ont également produit des variétés uniques de maïs, de fèves et d’oignons. Le lama, l’alpaga, la vigogne et le cochon d’Inde sont originaires de cette région. La richesse des savoirs médicaux traditionnels est extraordinaire : les scientifiques estiment que la région recèle plus de 40 000 espèces de plantes, dont la moitié environ sont endémiques (c’est-à-dire que la plante ne pousse qu’à cet endroit). Au Pérou : un effort local pour faire cesser le biopiratage sur fond de trahison gouvernementale Dans les montagnes du Sud du Pérou, Cusco est à la fois le nom de la province et de la capitale régionale et provinciale de la région qui porte le même nom. Cusco était le siège du gouvernement de l’empire inca, avant l’arrivée des conquérants européens. Au cours de l’Histoire, les gens de la région ont toujours cultivé les pentes abruptes des montagnes et obtenu de bons rendements, en conservant le sol au moyen de terrasses. Ces terrasses étaient si répandues qu’elles ont inspiré le nom même des Andes (andén en espagnol signifie plate-forme ou terrasse). Cusco est de nos jours un important centre touristique : la cité de Cusco et le Machu Pichu y restent les attractions les plus célèbres. Malgré des siècles d’agressions dirigées contre elles, les communautés locales sont parvenues à préserver une énorme richesse biologique et culturelle, qui continue à assurer le fondement de leur subsistance. Dans les champs poussent des centaines d’espèces locales et indigènes et le quéchua, la langue native, est toujours la langue maternelle de la plupart des habitants des zones rurales. Il n’est pas surprenant que Cusco soit l’objet de bien des ingérences : Non seulement le tourisme est omniprésent, mais la bioprospection et les expéditions archéologiques sont monnaie courante et dans le monde entier, on conserve et on exploite des échantillons de la richesse de Cusco. Cependant, la population de la région, la population rurale particulièrement, compte au nombre des plus pauvres du Pérou et même de toute l’Amérique latine. Le 31 décembre 2008, le gouvernement péruvien a passé une série d’amendements légaux, pour se conformer aux exigences contenues dans l’accord de libre-échange avec les États-Unis. Les nouvelles règles renforcent de façon massive toutes les formes de propriété intellectuelle et réduisent la protection déjà bien affaiblie de la biodiversité et des savoir-faire traditionnels. Le peu de protection existant venait la Décision 486 de la Communauté andine adoptée en septembre 2000.1 La nouvelle réglementation ouvre la biodiversité indigène, et en particulier tous les savoirs qui y sont liés, à la bioprospection et au brevetage. La Communauté andine est un accord d’intégration régionale qui concerne actuellement le Pérou, la Bolivie, l’Équateur et la Colombie. Quand il fut signé en 1969, il incluait aussi le Chili et le Venezuela. Le Chili s’est retiré en 1976, lorsque la junte militaire a commencé à mettre en oeuvre des mesures néo-libérales et décidé que la politique de ce qu’on appelait alors le Pacte andin n’était pas compatible avec ces mesures. Le Venezuela, qui avait rejoint le Pacte en 1973, s’en est retiré en avril 2006, après la signature par le Pérou et la Colombie d’ALE avec les États-Unis qui lui semblaient incompatibles avec les engagements préalables de la Communauté. Ces deux défections ont marqué un changement de direction notoire de la Communauté andine : le souci de protéger les économies locales a laissé le champ libre à une politique néo-libérale. En raison de sa richesse biologique et culturelle, la région andine a depuis longtemps l’habitude de se battre sur les questions de ressources et de propriété intellectuelle. En 1996, alors que l’opposition sociale à l’accord sur les ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelles qui touchent au commerce) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) commençait à se faire entendre dans la région, la Communauté andine passa en secret la Décision 345, qui était quasiment la copie conforme de la Convention UPOV 91. Peu de temps après, elle approuvait, avec la Décision 391, un régime d’accès aux ressources génétiques. Ces décisions suscitèrent une forte opposition, même parmi les membres des gouvernements. Quand la Communauté andine a commencé à rédiger un régime commun de propriété intellectuelle sous la pression de l’OMC et des représentants américains, l’opposition est alors devenue insistante et publique. Il s’en est suivi des années de lobbying, de négociation et de mobilisation. Finalement, en septembre 2000, la Décision 486 a mis en place un nouveau régime de DPI. Cette décision élargissait la portée des brevets et des droits d’auteur bien au-delà de ce qui avait été autorisé jusqu’alors dans la région, mais elle ne permettait pas de breveter les plantes, les animaux ou les processus essentiellement biologiques. Quoique certains paragraphes laissent place à l’interprétation et édulcorent les exclusions, la décision a été souvent considérée comme un obstacle à l’extension des DPI. Le gouvernement américain n’a pas cessé depuis de faire pression et a imposé l’élimination de ces exceptions comme condition non négociable à l’acceptation des ALE avec la Communauté andine. Le ministre du Commerce péruvien a affirmé que les négociations avec l’Union Européenne (UE) devaient se conformer aux mêmes conditions. L’Équateur et la Bolivie ont refusé ces exigences. Sous la pression continue des États-Unis, le Pérou et la Colombie ont modifié la Décision 486. Les membres de la Communauté n’ont pas réussi à se mettre d’accord. En dépit de l’opposition de la Bolivie, ils ont approuvé une nouvelle décision qui permet à chaque pays de changer certains aspects de la Décision 486, sans consulter les autres membres. 1. Une traduction “non officielle” en anglais du texte de la Décision 345 est disponible à Comunidad Andina, Treaties and Legislation. http://www.comunidadandina.org/ingles/normativa/d345e.htm 2. Une traduction “non officielle” en anglais du texte de la Décision 391 est disponible à Comunidad Andina, Treaties and Legislation. http://www.comunidadandina.org/ingles/normativa/d391e.htm Le même jour, le gouvernement de la région de Tusco a pris une décision diamétralement opposée : il a publié un décret dont l’objectif explicite est « de promouvoir la conservation et l’utilisation durable du patrimoine biologique et culturel de la région, de protéger les savoir-faire traditionnels, les pratiques et les innovations des communautés locales, et de respecter les droits collectifs de ces dernières, selon les principes établis dans la législation nationale et dans les accords signés ou ratifiés par le Pérou. »2 Pour ce faire, le décret établit un système fondé sur le consentement préalable éclairé, le partage obligatoire des bénéfices et le droit des communautés à refuser la bioprospection. Toute activité liée à la collecte de biodiversité doit recevoir un permis des autorités locales, ce qui doit garantir que toutes les exigences listées dans le décret sont respectées. Un service gouvernemental au niveau de la région de Tusco aura autorité pour faire le suivi de toutes les activités de collecte et protéger les communautés locales, durant leurs négociations relatives à l’accès et à d’éventuels contrats. Le décret fixe aussi des standards et processus détaillés, en particulier pour le consentement préalable éclairé, et des exigences encore plus strictes pour tout ce qui touche à l’accès aux ressources pourront être imposées à l’avenir. Ce décret de Cusco diffère de beaucoup d’autre règles concernant l’accès à la biodiversité et aux savoirs locaux. Il semble être le reflet d’un effort sincère pour protéger les communautés locales contre d’éventuels abus. Ainsi, il déclare clairement que les valeurs et les systèmes de gouvernance traditionnels doivent être respectés, qu’il doit y avoir consentement et que celui-ci doit être donné à l’avance, que les fonctionnaires en charge doivent prendre le parti des communautés locales en cas de conflit et que, si la réglementation vient à être modifiée, elle doit devenir plus stricte et non l’inverse, et ainsi de suite. Malheureusement, on peut difficilement être certain que tous ces objectifs sont applicables, car il reste des questions fondamentales à résoudre. Le premier problème est que la nouvelle réglementation ne s’oppose pas aux droits de propriété intellectuelle sur la biodiversité et les savoirs; elle ne les restreint pas et elle ne les interdit pas non plus. C’est une simple tentative pour réglementer l’accès au matériel breveté et les négociations sur le partage des bénéfices. Elle promet ainsi que la bioprospection sera soumise à des règles, que les communautés locales seront soutenues par le gouvernement et que les communautés auront le droit de dire non. Cependant, elle ne garantit ni ne promet que les contrats désastreux ou que les expéditions de collecte destructrices pourront être évités. Si l’on se penche sur les brevets en particulier, le document est entaché de contradictions : Tout en déclarant que la biodiversité et les savoir-faire locaux constituent un patrimoine collectif non transférable, il part en effet du principe que les savoir-faire locaux tout comme la biodiversité feront à l’avenir l’objet de brevets. Plusieurs autres questions demeurent en suspens. Comment cette réglementation va-t-elle être appliquée ? Qu’adviendra-t-il en cas d’infraction ? Rien n’est dit, si ce n’est que les permis de collecte peuvent être résiliés. Aucune mention par exemple n’est faite de la situation - parfaitement plausible – d’une entreprise qui violerait les accords après avoir sorti le matériel collecté de la région de Cusco. Ce genre de conflit a déjà lieu avec les règles nationales et celles de la Communauté andine, qui ne sont pas aussi strictes que celles que Cusco vient de décider. Actuellement, le Pérou conteste (jusqu’à présent sans succès) plusieurs brevets revendiqués par les États-Unis et le Japon sur des tubercules indigènes aux propriétés médicinales reconnues. 3 La façon dont ces plantes ont été sorties du Pérou viole clairement le régime commun d’accès de la Communauté andine qui avait été approuvé en 1996 (voir encadré) et les brevets revendiqués ne sont pas conformes au régime DPI qui existait au Pérou à cette époque. Comme les réglementations nationales sont de plus en plus favorables aux DPI, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les choses empirent. La juridiction soulève également des problèmes. Qu’est-ce qui prévaudra à Cusco : le décret régional ou la loi nationale ? Le décret était censé envoyer un message très clair montrant au gouvernement que des pans entiers de la société refusent le pillage de la biodiversité et des savoir-faire traditionnels. Mais à une époque où les ALE sont rois et compte-tenu de la docilité du gouvernement péruvien, il est probable que de fortes pressions vont être exercées pour forcer Cusco à respecter la loi nationale. En Équateur : un pas décisif est fait, mais la bataille est loin d’être terminée Les mouvements sociaux, en particulier ceux des paysans et des peuples indigènes, ont joué un rôle essentiel dans l’histoire équatorienne récente. Trois des cinq derniers présidents ont fini leur mandat au milieu de troubles sociaux importants. Deux d’entre eux, dont le président en exercice, Rafael Correa, sont arrivés au pouvoir grâce à la force du soutien des mouvements sociaux. En toile de fond, une iniquité sociale bien installée, une pauvreté très répandue et un sentiment de fierté et d’identité chez les peuples indigènes et les communautés rurales. Comme la Bolivie et le Pérou, l’Équateur possède une riche diversité biologique et culturelle. Son économie est tellement sous la coupe des transnationales que le dollar US est aujourd’hui la monnaie nationale. Depuis 1972, la production pétrolière est une importante source de revenus pour le pays : elle représentait 60 % des exportations en 2008. 4 Les bananes, le cacao, les crevettes et les fleurs sont des composantes essentielles des exportations. Toutes ces activités économiques ont provoqué une concentration des terres et de la richesse, une pollution et une destruction environnementale énormes, ainsi que des déplacements massifs, et souvent violents, des communautés rurales. Parallèlement à cette croissance tant vantée du produit domestique brut, l’Équateur a subi une émigration intense (estimée à plus de 20 % de sa population totale), une conséquence des déplacements et de la pauvreté. Le président Rafael Correa a été élu en 2006. Son programme comprenait l’élection d’une Assemblée constituante et la rédaction d’une nouvelle constitution. La nouvelle constitution a été approuvée en septembre 2008 par près de deux-tiers de la population. 5 Le texte est largement fondé sur les principes et les valeurs que défendent les nombreux peuples indigènes de l’Équateur. Deux grandes idées ressortent . Tout d’abord, la reconnaissance des droits de la Nature : celle-ci doit être respectée dans son intégrité, ce qui sous-entend l’obligation de préserver et restaurer ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus d’évolution. La nouvelle Constitution définit le respect des droits de la Nature, la préservation d’un environnement sain et l’utilisation des ressources naturelles sur une base rationnelle et durable, comme des devoirs fondamentaux pour tous les Équatoriens. L’autre caractéristique de la Constitution est d’assimiler la souveraineté alimentaire à un but stratégique et une obligation de l’État. 6 Eu égard à la biodiversité et à la propriété intellectuelle, la Constitution déclare explicitement que la privatisation des savoirs collectifs et des ressources génétiques est interdite (articles 322 et 402). Cette interdiction sera-t-elle respectée ? Peut elle être mise en œuvre ? Les questions restent posées. La nouvelle Constitution requiert toute une série de nouvelles lois et de conditions d’application, mais certaines des lois qui ont été passées depuis l’entrée en vigueur de la Constitution indiquent qu’il va falloir rester très vigilant. Jusqu’à présent, les nouvelles lois ont été rédigées par le gouvernement ou ont eu besoin d’un soutien résolu de sa part. Leur contenu, qui peut même être en contradiction avec la Constitution, est quelquefois plutôt décourageant. La loi sur l’exploitation minière a pour cette raison provoqué plusieurs réactions de protestation. La loi sur la souveraineté alimentaire a rencontré aussi de sérieux problèmes : les deux premiers projets gouvernementaux ont dû être retirés à cause de l’opposition des organisations sociales. Une troisième version, rédigée par l’Assemblée constituante, a été acceptée mais a fait l’objet d’un veto partiel de la part du président, afin de permettre – en contradiction totale avec la Constitution – l’introduction de cultures transgéniques, voire de semences Terminator. Il n’est pas entièrement exclu par conséquent que les futures lois et règles d’application relatives à la propriété intellectuelle puissent contredire ou ignorer certains des meilleurs aspects de la Constitution, surtout si ces lois et règles sont soumises à l’influence des membres les plus conservateurs du gouvernement équatorien. Le résultat dépendra du degré d’implication des organisations et des communautés locales dans le développement des nouvelles réglementations. En Bolivie : les mouvements sociaux font des progrès, mais le débat se poursuit Près des deux-tiers de la population bolivienne (et plus des trois-quarts de la population rurale) sont d’origine indienne, soit le pourcentage de loin le plus important de toute l’Amérique latine.7 Les écosystèmes s’étendent des hautes terres froides aux forêts tropicales des plaines et la Bolivie abrite une biodiversité extraordinaire. Avec ses abondantes ressources naturelles, en particulier les minerais et le gaz naturel, le pays a été la cible de la cupidité internationale et d’une exploitation impitoyable. Le taux de pauvreté en Bolivie est le deuxième au monde, après Haïti. La population bolivienne a une longue histoire d’organisation et de résistance : les rébellions et les soulèvements populaires contre les Conquistadors espagnols, les longues grève de mineurs et les fortes mobilisations paysannes servent de référence aux mouvements sociaux de toute l’Amérique latine. En décembre 2005, les Boliviens ont élu Evo Morales à la présidence. Morales est un petit producteur de coca aymara, un meneur d’hommes respecté et reconnu. Son élection s’explique par la poursuite de luttes sociales de longue haleine ; ces luttes englobaient à la fois le combat pour le droit des peuples indigènes à demeurer sur leur territoire, l’opposition à la guerre menée contre les communautés rurales par les armées bolivienne et américaine sous le prétexte de lutter contre la production et la contrebande de cocaïne (voir encadré), et des campagnes pour récupérer les ressources naturelles exploitées et mises à sac par les transnationales, pour de meilleures conditions de travail, d’éducation, de santé etc. L’une des promesses électorales les plus importantes de Morales était la rédaction d’une nouvelle constitution. Malgré la violence de l’opposition raciste des riches propriétaires terriens et des industriels, une Assemblée constituante fut élue en juin 2006 et la Constitution, réformée, a reçu une large approbation en janvier 2009.8 Comme en Équateur, la nouvelle Constitution tire une bonne partie de ses principes et concepts des cultures indigènes. L’une des bases est le “ bien vivre” (“vivir bien”), qui inclut l’idée de respect et de protection pour la dignité et le bien-être de tous les êtres, y compris la Nature. L’un des autres principes fondamentaux est le droit des peuples indigènes à l’auto-détermination et à leur territoire, ce qui inclut de façon explicite le droit de préserver les formes de propriété collective. Dans la Constitution, les six articles suivants concernent directement les droits de propriété intellectuelle :9 Article 30 … les peuples indigènes ont les droits suivants… à la propriété collective de leurs connaissances et de leurs savoir-faire… Article 41 … III. Le droit d’accès aux médicaments ne peut être restreint par des droits de propriété intellectuelle ni des droits commerciaux… Article 42 … La promotion de la médecine traditionnelle doit enregistrer les médicaments naturels et leurs principes actifs, et également protéger les savoirs associés en tant que propriété intellectuelle, historique et culturelle, et en tant que patrimoine pour les nations et les peuples indigènes. Article 100 … II. L’État doit protéger les savoirs en les enregistrant en tant que propriété intellectuelle, de façon à sauvegarder les droits inaliénables des nations et des peuples indigènes et ceux des communautés interculturelles afro-boliviennes. Article 102 L’État doit enregistrer et protéger la propriété intellectuelle collective et individuelle des oeuvres [obras] et découvertes des auteurs, artistes, musiciens, inventeurs et scientifiques selon les conditions établies par la loi. Article 304 … II. Les autonomies indigènes partagent les compétences suivantes :… préserver et enregistrer les droits intellectuels collectifs relatifs aux savoirs sur les ressources génétiques, la médecine traditionnelle et le germoplasme , conformément à la loi. En outre, l’article 56 stipule que toute personne a droit à la propriété privée collective et individuelle, dans la mesure où cette propriété a une fonction sociale. La propriété privée n’est garantie que si son usage ne porte pas tort à l’intérêt collectif. Le processus constitutionnel en Bolivie n’est pas achevé : Le pays a encore besoin de nouvelles lois permettant de transposer la nouvelle Constitution, révolutionnaire par bien des aspects, en normes et réglementations pratiques. C’est une tâche sociale essentielle et extrêmement complexe. Il est difficile de prévoir la direction que prendront les nouvelles lois sur la propriété intellectuelle. Nombre de raisons inclinent à l’optimisme : les limites bien définies de la propriété privée, la participation active des organisations sociales à la discussion et l’importance accordée aux opinions, aux valeurs et aux principes des communautés indigènes et rurales. Mais trois raisons au moins suscitent de fortes inquiétudes. Tout d’abord, l’opposition est loin d’avoir abandonné la partie, malgré des défaites répétées à l’occasion des élections et des votes nationaux. Les liens des membres de l’opposition avec les transnationales sont bien connus et ceux-ci profiteront de leur présence au Congrès pour s’assurer que la réglementation se rapproche le plus possible du modèle américain. Deuxièmement, il est possible que les accords de la Communauté andine aient précédence. En tant que membre de la Communauté, la Bolivie continue à accepter les brevets et la privatisation des savoirs et de la biodiversité et elle est légalement obligée d’avoir un système d’accès et de partage des bénéfices. La nouvelle Constitution bolivienne reste très vague sur ces questions. Enfin, la Constitution elle-même reconnaît le concept des droits de propriété intellectuelle, alors même que ceux-ci sont incompatibles avec ses principes sous-jacents. Une telle contradiction ne peut que provoquer des tensions. La Bolivie va-t-elle tomber dans le piège qui consiste à essayer de trouver une forme de privatisation “juste” ou bien va-t-elle s’assurer que l’usage, la préservation et le renforcement de la biodiversité et des savoirs traditionnels restent sous le contrôle des communautés locales et indigènes et respectent leurs règles et leurs valeurs? Ici encore, la réponse dépendra de la part que prendront les organisations et les communautés locales aux discussions sur la nouvelle réglementation. Contexte international : la situation va de mal en pis La façon dont va évoluer la situation ne dépendra pas uniquement des mouvements de résistance et des luttes de pouvoir au niveau national. L’intervention et l’exploitation par les pays étrangers n’est pas une simple composante de l’Histoire des pays andins, c’est un véritable fléau dont les effets se font de plus en plus sentir. Les États-Unis ont signé des ALE avec la Colombie et le Pérou et utilisé leurs gouvernements respectifs pour faire pression sur les administrations plus indépendantes de Correa et de Morales. Quoique l’Équateur et la Bolivie aient tenu tête au conditions préalables exigées par les États-Unis, l’Union Européenne a réussi à se donner une image de partenaire flexible et les négociations se sont poursuivies. Mais les exigences de l’UE concernant la propriété intellectuelle sont sans ambiguïté : comme les États-Unis, l’UE demande « les standards les plus exigeants possibles ». Elle semble être d’accord pour accepter un accord de base assez vague, mais de nombreuses clauses laissent indéniablement la possibilité d’imposer à l’avenir les pires formes de DPI (imaginables). L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (l’OMPI), quant à elle, a continué sa campagne de renforcement des DPI dans la région, en y organisant, au cours des trois dernières années, plus de vingt cours et séminaires sur les façons de mettre en place toutes les formes de propriété intellectuelle. Étant donné que la Colombie et le Pérou acceptent ouvertement de n’être que des pions dans le jeu de “diviser pour mieux régner”, les pressions pour effacer toute avancée dans le domaine des droits de l’homme et des droits sociaux ne peuvent que s’amplifier et risquent même de mettre fin à l’accord d’intégration régional. Quand la Bolivie a refusé les changements touchant la Décision 486, le ministre péruvien des Affaires étrangères fit une déclaration qui aurait été plus appropriée à des pays en guerre qu’à des partenaires de vieille date en désaccord.10 D’autres mesures du gouvernement péruvien ont fait tomber les relations entre les deux pays à un niveau qu’ils n’avaient pas connu depuis longtemps. Quant à la Colombie, elle a poussé les limites des relations avec l’Équateur à l’extrême; elle a été jusqu’à violer militairement leur frontière commune. Que peut-on attendre de l’avenir ? Ce qui se passe actuellement dans les pays andins dépasse largement les questions de propriété intellectuelle. Nous assistons ici à une lutte qui dure depuis des centaines d’années entre domination et résistance, entre exploitation économique et justice sociale. C’est une lutte soutenue, venue des profondeurs, qui a permis l’évolution constitutionnelle dont nous avons parlé ci-dessus et il faudra encore bien des années pour défendre ce qui a été obtenu et atteindre les objectifs que les peuples de la région andine se sont fixés. Le pouvoir des classes populaires est encore bien frêle et les conservateurs sont si bien intégrés dans l’appareil d’État et dans l’économie que chaque avancée dans les procédures juridiques et législatives risque de provoquer un revers ou une réaction brutale. Pour ce qui est des DPI, les questions fondamentales sont loin d’être résolues. Le Pérou a montré qu’il était prêt à se soumettre aux exigences des États-Unis et de l’UE, ce qui veut dire que les efforts locaux comme celui de Cusco devront affronter une forte opposition, voire des mesures répressives de la part du gouvernement central. En admettant que le gouvernement régional de Cusco parvienne à appliquer la nouvelle réglementation, il ne pourra pas éluder la question de la privatisation du vivant et des savoirs. En Équateur, les tensions entre les éléments les plus conservateurs du gouvernement et les organisations sociales continueront, et seuls un débat et une mobilisation énergiques pourront garantir que les mesures constitutionnelles se matérialisent réellement et deviennent des mesures politiques. Le gouvernement bolivien a donné des signes très forts de son engagement de respecter les besoins, les opinions et les demandes des communautés locales, mais le fait que le concept de propriété intellectuelle soit inclus dans la Constitution est source d’inévitables contradictions et de conflits potentiels. Ces risques ne peuvent qu’empirer, face à la férocité des forces d’opposition et aux désaccords avec les États-Unis et l’UE sur les négociations commerciales. Cette fois encore, c’est sur les populations locales et leurs organisations que repose la responsabilité de protéger les savoirs et la biodiversité des risques de destruction et de privatisation. Lectures complémentaires: Elizabeth Peredo, Fundación Solon. Racismos estructurales. http://funsolon.civiblog.org/blog/_archives/2009/5/6/4177230.html Peru: Amazonian indigenous people rise up 2 May 2009 http://www.greenleft.org.au/2009/793/40809 Ecuador Mining Law: Less Harsh Than Expected. 15 June 2008 http://seekingalpha.com/article/81390-ecuador-mining-law-less-harsh-than-expected Informe sobre el proyecto de Ley de Minería. http://www.accionecologica.org/index.php?option=com_content&task=view&id=935&Itemid=7558 La modificación de la Decisión 486: nuevo golpe a la CAN. June 2008. ALAINET. http://alainet.org/active/24754&lang=es 1 Une traduction anglaise “non officielle” est disponible à Comunidad Andina, Treaties and Legislation, http://tinyurl.com/q59du3 2 Cusco Government, Executive Order 048-2008-CR/GCR.CUSCO. 3 Sylvia Bazán Leigh, Casos de Biopirateria para Productos Naturales y Acciones Adoptadas, Instituto Nacional de Defensa de la Competencia y de la Protección de la Propriedad Intelectual (INDECOPI), Lima, September 2006 (en espagnol).http://tinyurl.com/osgukx et INDECOPI, “Informe”, May 2003 (en espagnol), http://tinyurl.com/n2jp3e 4 Information tirée du site Internet Ecuador en cifras, http://tinyurl.com/m2wqu6 5 Maggy Ayala Samaniego, “La Constitución aprobada el domingo en Ecuador abre la puerta para las generales”, El Mundo.es Internacional, 30 September 2008, http://tinyurl.com/4xoadm “Positive vote for the new Ecuadorian Constitution confirmed – a brief review”, International Law Observer, 16 October 2008, http://tinyurl.com/mojd8x 6 Le texte de la nouvelle Constitution de l’Équateur est disponible en espagnol sur : http://tinyurl.com/nbe2s8 7 J.L. Vivero and X. Erazo, “Derecho a la Alimentación, Políticas Públicas e Instituciones contra el Hambre”, in J. Ortega, R. Pérez and R. Rivera (eds), La inseguridad alimentaria en América Latina y la situación de los indígenas, LOM, Santiago, 2009. 8 Simon Romero, “Bolivians ratify new constitution”, New York Times, 25 January 2009, http://tinyurl.com/magcbf 9 Pour lire le texte complet de la Constitution de la Bolivie (en espagnol), voir http://tinyurl.com/mq9xo5 10 “CAN aprobó modificatoria a Decisión 486 para implementación de TLC entre el Perú y Estados Unidos”, Andina news agency, 14 August 2008, http://tinyurl.com/maff8g