Inquiètes du développement des organismes génétiquement modifiés (OGM) dans le monde, plusieurs associations accusent les grands semenciers d’« écocide », ou crime écologique. En avril 2017, elles ont symboliquement fait condamner le géant américain Monsanto sur ce fondement par un « tribunal citoyen » organisé à La Haye. En Afrique, l’affrontement entre les pro- et les anti-OGM ne fait que commencer. Ce fut une bonne surprise pour M. Paul Badoun, producteur de coton de la région de Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso : voici à peine un an, un ami lui apprit qu’il n’aurait plus à cultiver le « satané coton Bt », que lui imposait depuis des années la Société burkinabé des fibres textiles (Sofitex). « Bt » signifie Bacillus thuringiensis : une bactérie qui permet de résister à certains insectes. Serrés sur un banc en haut du village de Konkolekan, M. Badoun et ses amis n’ont pas de mots assez durs contre ce coton génétiquement modifié : trop cher, il les contraignait à s’endetter ; il n’atteignait pas les rendements promis par la Sofitex ; il rendait malades les femmes qui le récoltaient et tuait les bêtes qui mangeaient ses feuilles. Le village, qui vit essentiellement du coton et de l’élevage, était pris à la gorge. Désormais, alors que le coton transgénique a — du moins pour le moment — disparu des champs burkinabés, « tout va mieux à Konkolekan, se réjouit M. Badoun. Le coton est plus lourd et le bétail est en bonne santé. On ne veut plus des OGM [organismes génétiquement modifiés]. Plus jamais ! » Sept ans après avoir adopté le coton Bt de Monsanto, les trois compagnies qui dominent la filière burkinabé — la Sofitex, la Société cotonnière du Gourma (Socoma) et Faso Coton — ont décidé, à la mi-2016, d’en finir avec ce produit au rendement décevant et à la qualité médiocre. Sa part dans la production nationale est ainsi passée de 70 % à… rien. « Nous n’avons aucun regret, se réjouit M. Ali Compaoré, directeur de la Socoma. La récolte de la campagne 2016-2017, 100 % conventionnelle, a été très bonne. » Les producteurs burkinabés ont cueilli 683 000 tonnes de coton, contre 581 000 l’année précédente (+ 17,56 %), quand la moitié des semences étaient encore issues des laboratoires de Monsanto et de l’Institut de l’environnement et des recherches agricoles du Burkina Faso (Inera). Et le rendement moyen est passé de 885 kilogrammes par hectare (kg/ha) à 922 kg/ha (+ 4 %). « La qualité de la fibre s’est fortement améliorée en termes de longueur », ajoute l’Association interprofessionnelle du coton du Burkina (AICB), organe qui réunit l’ensemble des acteurs de la filière [1]. Un habitant du Burkina Faso sur cinq vit directement du coton, qui contribue à plus de 4 % du produit intérieur brut (PIB). Longtemps premier produit d’exportation de ce petit pays enclavé d’Afrique de l’Ouest, le coton a été détrôné par l’or au début des années 2000. La filière compte 350 000 producteurs et près de 250 000 exploitations agricoles, essentiellement de petite taille et familiales. « Le coton s’est révélé un outil de lutte contre la pauvreté et d’amélioration des conditions d’existence des populations en milieu rural », notait un rapport du ministère de l’environnement en 2011 [2]. Les mauvais résultats de sa version OGM risquaient donc de mettre à mal un secteur vital [3]. À en croire l’histoire officielle, l’expérience du Burkina Faso était un succès à montrer en exemple au monde entier : les rendements étaient exceptionnels, les paysans en meilleure santé, la production augmentait... Un an à peine après la première récolte de coton Bt, en 2010, on pouvait ainsi lire dans une étude menée par des chercheurs dont les travaux sont régulièrement financés par Mosanto : « L’expérience du Burkina Faso offre un excellent exemple des processus et des procédures requis pour l’introduction réussie des produits de la biotechnologie [4]. » Pourtant, cette année-là, les voyants étaient déjà au rouge. « Dès les premiers essais, les chercheurs burkinabés ont vu qu’il y avait un problème, révèle un acteur majeur de la filière qui, contraint par des accords de confidentialité, a requis l’anonymat. Mais, chez Monsanto, on disait de ne pas s’inquiéter, on assurait que la semence serait améliorée… En 2010, devant les difficultés, les sociétés cotonnières ont dit à Monsanto : “On vous donne trois ans pour régler le problème.” Mais rien n’a changé. On nous a menés en bateau. » De moins bonne qualité, la fibre de coton Bt accumule les contre-performances. Avant l’introduction du transgénique, les soies longues représentaient 93 % de la production burkinabé, et les courtes 0,44 %. En 2015, la proportion s’est inversée : respectivement 21 % et 56 % [5]. Résultat : jadis réputé, le coton burkinabé perd en renommée. Et donc en valeur. Désormais, les langues se délient, et on en sait davantage sur les causes de l’échec : Monsanto et l’Inera ont bâclé les manipulations génétiques. « Normalement, il faut six à sept back-crosses [action consistant à croiser un élément hybride avec un de ses parents afin d’obtenir un résultat génétique proche de celui du parent]. Ils n’en ont fait que deux », explique le généticien Jean-Didier Zongo, une des figures du combat contre les OGM au Burkina Faso. Dans les laboratoires de l’Inera, on ne s’en cache plus : « Il y avait urgence, la filière perdait de l’argent, les gens voulaient une réponse tout de suite », argue un laborantin. Au début des années 1990, en effet, les chenilles envahissent les champs. La production chute. Les paysans, endettés, préfèrent alors passer à d’autres cultures. « La filière était sinistrée, nous ne savions plus quoi faire », se souvient M. François Traoré, qui a fondé l’Union nationale des producteurs de coton. C’est alors que Monsanto est arrivé avec sa « solution miracle » : la technologie OGM. « On n’avait rien à perdre, et il fallait aller vite », rappelle M. Georges Yameogo, secrétaire général de l’AICB. Le géant américain a fermé son bureau de Bobo-Dioulasso en septembre 2016 comme il l’avait ouvert en 2009 : en toute discrétion. Son échec au Burkina Faso est d’autant plus cuisant qu’il avait fait du petit pays sahélien son cheval de Troie sur le continent africain. « Si c’est un succès, pouvait-on lire dans une étude publiée par l’Inera et Monsanto en 2011, il ouvrira la voie à l’introduction et au développement d’autres OGM en Afrique. Le Burkina Faso aura démontré aux autres qu’il est possible de cultiver des OGM [6]. » Mais, si la mésaventure subie par le Burkina Faso a refroidi quelques ardeurs dans la sous-région, elle n’a pas enterré les ambitions africaines des promoteurs d’OGM. Bien au contraire… Longtemps, l’Afrique du Sud, qui se lança dès 1997, fut le seul pays africain à accueillir les cultures transgéniques. Aujourd’hui, 80 % de son maïs, 85 % de son soja et près de 100 % de son coton sont génétiquement modifiés. Il a fallu attendre la fin des années 2000 pour que d’autres s’y essaient. En 2008, l’Égypte annonce qu’elle se lance dans la production de maïs Bt. La même année, le Burkina Faso, après plusieurs années de tests, annonce qu’il cultivera du coton Bt. En 2012, c’est au tour du Soudan de franchir le pas avec un coton Bt made in China. Ces trois expériences n’ont guère convaincu : en 2017, seul le Soudan, où il est très difficile d’obtenir des informations, poursuit l’expérience. Malgré tout, « le rempart [des réticences] commence à se fissurer », se réjouit l’International Service for the Acquisition of Agri-biotech Applications (Isaaa). Cet organisme privé, créé pour promouvoir les OGM sur le continent, estime qu’« une nouvelle vague d’acceptation est en train d’apparaître [7] ». Des lois sur la « biosécurité », censées encadrer la production et la commercialisation, sont adoptées dans plusieurs pays. Mais nombre d’entre eux autorisent déjà des tests sur leurs sols, en milieux confinés, puis en champs ouverts. C’est le cas du Burkina Faso — malgré son expérience malheureuse avec le coton — pour le maïs et le niébé, de l’Égypte pour le blé, du Cameroun pour le coton, ainsi que du Ghana (coton, riz, niébé), du Kenya (maïs, coton, manioc, patate douce, sorgho), du Malawi (coton, niébé), du Mozambique (blé), du Nigeria (manioc, niébé, sorgho, riz, maïs), de l’Ouganda (maïs, banane, manioc, riz, patate) ou encore de la Tanzanie (blé). Deux pays anglophones caracolent en tête du mouvement de promotion des OGM. Tout d’abord, le Kenya, moteur économique de l’Afrique de l’Est, qui accueille les sièges de nombreuses organisations pro-OGM, telles que l’Isaaa. C’est à Nairobi que Monsanto a déménagé son siège africain, jusqu’alors installé à Johannesburg, en janvier 2015. Le gouvernement pourrait très bientôt autoriser la production de coton et de maïs Bt. Deuxième puissance économique du continent, derrière l’Afrique du Sud, le Nigeria a également les faveurs des promoteurs du transgénique. C’est le plus gros marché potentiel : en 2050, il pourrait devenir le troisième pays le plus peuplé du monde, avec près de 400 millions d’habitants. En 2015, l’Assemblée nationale a autorisé les premières expérimentations, après un débat où l’expérience burkinabé, dont l’échec était encore secret, a été citée en exemple. À l’automne 2016, l’Académie nigériane des sciences (NAS) a déclaré les aliments génétiquement modifiés sans danger pour la consommation. La « privatisation du vivant » est cependant loin de faire l’unanimité dans ces deux pays. En mars 2016, une centaine d’organisations nigérianes, parmi lesquelles des syndicats d’agriculteurs, des mouvements étudiants et des associations, ont écrit aux pouvoirs publics pour contester les projets de Monsanto. Responsable du Centre pour la démocratie et le développement et figure du mouvement, M. Jibrin Ibrahim dénonce la stratégie du semencier américain, qui vise à « asservir tous les agriculteurs » et qui aurait fait du Nigeria sa nouvelle « tête de pont » en Afrique [8]. Au même moment, près de trois cents organisations ouest-africaines lançaient une caravane qui les conduisit durant l’année 2016 du Burkina Faso au Sénégal en passant par le Mali. « Notre objectif est de sensibiliser les principaux concernés, c’est-à-dire les paysans, mais aussi les pouvoirs publics, aux dangers que font peser les OGM tant sur l’économie rurale que sur la biodiversité », explique M. Ousmane Tiendrébéogo. Ce pilier des luttes paysannes au Burkina Faso a participé aux audiences du Tribunal international Monsanto, organisées à La Haye par un collectif d’associations en octobre 2016. Ce « procès citoyen » a abouti à la condamnation symbolique du semencier américain le 18 avril 2017. Partout en Afrique, la lutte s’organise. Au Cameroun, en 2012, dès que la Sodecoton (l’équivalent de la Sofitex) a annoncé son intention de produire du coton Bt, un collectif s’est constitué sous un nom qui affiche ses objectifs : Attention OGM. L’un de ses animateurs, M. Bernard Njonga, dénonce le « secret » et l’« absence de transparence » qui entourent le projet de la Sodecoton. « Notre volonté est d’avoir un œil sur le processus, nous explique-t-il. Nous ne sommes pas fermement opposés aux OGM ; nous demandons simplement que toutes les informations soient rendues publiques pour que les citoyens camerounais puissent décider en toute connaissance de cause. Mais on ne nous donne aucune information. On ne nous a jamais rien communiqué. Et, sur le terrain, la Sodecoton fait miroiter des mirages aux paysans : rendements supérieurs, moins de traitements… » Les opposants aux OGM doivent affronter une redoutable machine de guerre. Outre Monsanto, qui a repéré le potentiel africain dès la fin des années 1990, l’allemand Bayer (qui est en passe de racheter Monsanto), l’américain DuPont Pioneer ou encore le suisse Syngenta (racheté par le chinois ChemChina) ont jeté leur dévolu sur le continent. Ce serait, selon l’expression de l’Isaaa, la « dernière frontière » à conquérir : 60 % des terres arables inexploitées de la planète, 3 % de surfaces cultivées consacrées au transgénique (2,6 millions d’hectares selon l’Isaaa, contre 70 millions aux États-Unis). En plus de son siège de Nairobi, Monsanto a ouvert des bureaux au Malawi, au Nigeria, en Afrique du Sud, en Tanzanie et en Zambie. Directeur régional du semencier, M. Gyanendra Shukla est né en Inde, où les OGM ont déjà conquis le marché du coton. À son arrivée à Nairobi, en janvier 2015, il décelait avec satisfaction « beaucoup de potentiel » sur le continent. « La population africaine passera de 1,1 milliard aujourd’hui à environ 4 milliards d’ici à 2100, précisait-il. Et il faudra bien produire de la nourriture. » Rappelant que 95 % des terres subsahariennes échappent à l’agriculture commerciale, il ajoutait que son objectif était de travailler, comme dans son pays, « avec les petits agriculteurs » [9]. Même ambition chez Bayer, dont l’implantation sur le continent est plus récente, mais tout aussi spectaculaire. La société allemande disposait déjà de bureaux au Kenya et en Afrique du Sud. Elle gagne désormais l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, avec une nouvelle succursale régionale, Bayer West and Central Africa (BWCA), qui a installé son siège en Côte d’Ivoire et ouvert des bureaux au Ghana, Nigeria, Cameroun, Sénégal et Mali. Dans les premiers temps de leur conquête, les semenciers se sont adressés aux régimes « forts » du continent, peu susceptibles de céder à la pression des citoyens : l’Égypte de M. Hosni Moubarak, le Soudan de M. Omar Al-Bachir, l’Ouganda de M. Yoweri Museveni ou encore le Burkina Faso de M. Blaise Compaoré (renversé en octobre 2014). Ils ont également su tirer parti de la fragilité de l’Afrique du Sud, qui sortait tout juste de l’apartheid lorsqu’elle a cédé aux sirènes du transgénique. Les géants des technologies OGM se sont également appuyés sur des filières pyramidales, dans lesquelles le paysan n’a pas son mot à dire et se contente de prendre les semences et les intrants qu’on lui donne. Comme au Burkina, où les cotonculteurs sont parfois comparés à des serfs dépendant entièrement des sociétés cotonnières. Pour vaincre les réticences, l’industrie semencière brandit deux objectifs en apparence inattaquables : le combat contre la faim dans un contexte de forte croissance démographique et la diminution des pesticides-insecticides, un fléau sur le continent. Mais, remarque M. Jean-Paul Sikeli, secrétaire exécutif de la Coalition pour la protection du patrimoine génétique africain (Copagen), « les OGM n’ont pas été mis au point pour lutter contre l’insécurité alimentaire dans le monde. Ils sont plutôt au service des intérêts mercantiles des grandes sociétés biotechnologiques et agricoles ». De fait, la plupart des OGM cultivés en Afrique (coton et soja, notamment) ne sont pas destinés à nourrir les populations. Quant au remplacement des produits chimiques, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) rappelle qu’il existe d’autres solutions que le recours aux produits transgéniques, comme l’attestent des expériences menées au Togo. Afin de gagner les cœurs et les esprits, les semenciers ont suscité une galaxie d’associations, de fondations et d’organisations non gouvernementales (ONG) acquises à la grande cause des biotechnologies. Elles ont pour nom Africa Harvest, African Biosafety Network of Expertise (ABNE) — un organisme lancé par le Nouveau Partenariat économique pour l’Afrique (Nepad) [10] —, AfricaBio, African Agricultural Technology Foundation (AATF) ou Isaaa. L’Isaaa organise notamment des voyages de paysans et de décideurs à travers le continent, et même au-delà, pour les convaincre. « Leur force de frappe est considérable, bien plus importante que celle des entreprises elles-mêmes, car elles se présentent comme des entités désintéressées »,note M. Christophe Noisette, animateur du site Inf’OGM. Financées par les semenciers, à commencer par Monsanto, ces structures reçoivent également le soutien de grandes fondations (Bill et Melinda Gates, Rockefeller) ainsi que de la diplomatie américaine via la United States Agency for International Development (Usaid). L’AATF se situe aux avant-postes de l’offensive des semenciers. Sise au Kenya, elle milite auprès des pouvoirs publics africains pour qu’ils adoptent les lois sur la biosécurité indispensables au développement des OGM. Elle tisse également des liens entre les grandes sociétés et divers programmes présentés comme humanitaires, tels que le niébé Bt et le Water Efficient Maize for Africa (« maïs économe en eau pour l’Afrique », Wema). Le premier vise à tester, et bientôt à commercialiser, une semence de niébé transgénique résistante à un insecte particulièrement ravageur, et ce dans trois pays : le Burkina Faso, le Ghana et le Nigeria. Ce haricot, source importante de protéines, est particulièrement apprécié des consommateurs ouest-africains, surtout en période de soudure (fin de saison). Le second, qui se déroule au Kenya, en Tanzanie, en Afrique du Sud, au Mozambique et en Ouganda, consiste à créer, par la sélection conventionnelle, le marquage génétique ou la transgénèse, de nouvelles variétés de maïs résistantes à la sécheresse. Qualifié de chimérique, ce projet est souvent comparé au « riz doré » qui, lancé en grande pompe dans les années 1990, connut un échec retentissant [11]. Mais, s’il aboutit, « il pourrait convaincre tout le monde », s’inquiète M. Noisette. Ces programmes, qui affichent l’objectif de lutter contre la faim et la pauvreté, se fondent dans la masse des initiatives « humanitaires ». D’ailleurs, dans un rare élan de solidarité, la technologie a été gracieusement offerte par Monsanto à l’AATF et aux pays participant à l’expérience. « Nous donnons les outils et les gènes, sans royalties, et ce sont les instituts de recherche nationaux, comme l’Inera, qui effectuent les tests », expliquait l’année dernière M. Doulaye Traoré, alors représentant de l’entreprise américaine en Afrique de l’Ouest. Mais, selon M. Noisette, « cela sert surtout à fabriquer des experts consentants, formés par les firmes, que l’on retrouvera ensuite dans les agences nationales de biosécurité ». Un ancien cadre ouest-africain de Monsanto en convient, sous couvert d’anonymat : « Ces produits n’ont aucun intérêt économique pour les entreprises. Le niébé ne représente rien à l’échelle de Monsanto. Cela leur permet surtout de redorer leur image auprès des décideurs — plus enclins à s’intéresser à ce type de culture locale, et donc à favoriser les lois ouvrant la porte aux OGM —, mais aussi de créer des liens avec des chercheurs. » Une enquête menée par les chercheurs canadiens Matthew Schnurr et Christopher Gore montre comment, en Ouganda, l’offre (des semenciers et des organisations pro-OGM) a précédé la demande (de l’État et des paysans). « Investir dans la science et dans la recherche est perçu comme un élément-clé pour convaincre les gouvernements sceptiques », écrivent les deux chercheurs [12]. Pour gagner les marchés africains, l’industrie semencière a vite compris que les scientifiques, dont les recherches nécessitent des moyens difficiles à réunir, étaient un maillon faible. Au Cameroun, où la Sodecoton teste depuis cinq ans un coton génétiquement modifié, « c’est Bayer qui finance toute la recherche », déclare une source interne à la société cotonnière. Malgré les avertissements, certains pays envisagent de se convertir au coton Bt. Par exemple la Côte d’Ivoire, voisine du Burkina Faso : en juillet 2016, son Parlement a adopté à l’unanimité une loi sur la biosécurité. « Ce qui nous intéresse, c’est la baisse de la pénibilité de la production, explique M. Silué Kassoum, directeur général de la Fédération des producteurs de coton de Côte d’Ivoire. Cela changerait tout de ne plus faire que deux traitements au lieu de six ou sept. » Même le Burkina Faso n’en a pas fini avec les OGM. « Nous avons certes arrêté la collaboration avec Monsanto pour le coton génétiquement modifié, mais nous n’avons pas abandonné l’espoir de revenir aux biotechnologies », avertit M. Wilfried Yaméogo, directeur général de la Sofitex. Les acteurs de la filière ont ainsi entamé des discussions avec Bayer. En attendant, l’Inera, qui avait reçu 220 millions de francs CFA (340 000 euros) de Monsanto en 2015, poursuit ses tests, sur le coton mais aussi sur le maïs et le niébé. Président du Réseau des communicateurs ouest-africains en biotechnologies du Burkina (Recoab), M. Cyr Payim Ouédraogo ne désarme pas non plus. Tous les quinze jours, dans un journal scientifique — une rareté en Afrique —, Infos Sciences Culture, dont il est le directeur de publication et qui a vu le jour en 2015, il défend une philosophie simple : « Ce ne sont pas les OGM qu’il faut combattre, ce sont leurs dérives. » Dans un reportage du 6 août 2017, il conclut une enquête en milieu rural par le portrait « de braves paysans qui, la plupart, espèrent dans un proche avenir renouer avec un coton Bt de bonne qualité pour optimiser leurs productions et réaliser des gains plus substantiels, tout en préservant leur santé ». Pour le lobby pro-OGM, l’échec burkinabé ne serait qu’un incident de parcours imputable à la précipitation de Monsanto. Conduite auprès de 203 producteurs dans trois régions de l’ouest du pays, une étude de la Copagen révèle pourtant l’étendue des dégâts : l’utilisation des semences Bt a entraîné une augmentation des coûts de production de 7 % pour les paysans, alors que les rendements ont baissé d’environ 7 % [13]. La Copagen assure que, parmi les nombreuses promesses de Monsanto, seule celle liée à la réduction du nombre de traitements insecticides a été tenue. Elle dénonce en outre une « traçabilité lacunaire » : près de quatre producteurs sur dix disaient mélanger coton Bt et coton conventionnel au moment des achats ou à l’issue de la récolte. Plus incroyable encore, l’étude constate que, huit ans après son introduction, « la plupart des producteurs ne savent pas ce qu’est un OGM et considèrent simplement le coton Bt comme une variété de semence améliorée ». De fait, bien qu’ils soient les plus exposés, les paysans sont, sur le continent, les grands absents du débat. Peu instruits, ils ne disposent pas des armes nécessaires pour faire valoir leur point de vue. Pas plus que les citoyens. Schnurr et Gore notent ainsi que les décisions, dans la première phase d’adoption des OGM, se font en petit comité, à l’abri des regards indiscrets, entre bailleurs privés et publics, autorités de régulation et scientifiques. Selon M. Sikeli, c’est là que réside le vrai danger : les OGM risquent de transformer l’agriculture africaine aux dépens des agriculteurs. « En Afrique, explique-t-il, les paysans cultivent généralement de petites parcelles, en associant plusieurs cultures et en intégrant l’élevage à l’agriculture, ce qui est très avantageux pour l’environnement, la biodiversité et les sols. La culture des OGM emprunte une voie diamétralement opposée, car elle s’accompagne d’une généralisation des monocultures sur de vastes portions de terre. » Selon lui, le phénomène risque de générer des « paysans sans terre » ou de faire d’eux de simples ouvriers agricoles. C’est d’ailleurs ce qu’un cadre de la Sofitex a benoîtement annoncé, un jour de janvier 2006, à des cotonculteurs : « Des gens capables vont venir et vont cultiver sur des milliers d’hectares. Vous allez devenir des ouvriers agricoles. » Rémi CarayolJournaliste. [1] Conférence de presse, Ouagadougou, 22 avril 2017.[2] « Analyse économique du secteur du coton. Liens pauvreté et environnement » (PDF), ministère de l’environnement et du cadre de vie, Ouagadougou, août 2011.[3] Lire André Linard, « Le coton africain sinistré », Le Monde diplomatique, septembre 2003.[4] Jeffrey Vitale, Gaspard Vognan, Marc Ouattarra et Ouola Traore, « The commercial application of GMO crops in Africa : Burkina Faso’s decade of experience with Bt cotton », AgBioForum, vol. 13, n° 4, Columbia (Missouri), janvier 2010.[5] « Mémorandum sur la production et la commercialisation du coton génétiquement modifié au Burkina Faso », AICB, Ouagadougou, 2015.[6] Jeffrey Vitale, Marc Ouattarra et Gaspard Vognan, « Enhancing sustainability of cotton production systems in West Africa : A summary of empirical evidence from Burkina Faso », Sustainability, vol. 3, no 8, août 2011, www.mdpi.com[7] www.isaaa.org[8] Jibrin Ibrahim, « Monsanto’s plot to takeover Nigeria’s agriculture », Daily Trust, Abuja, 25 juillet 2016.[9] Jaco Visser, « Monsanto targets smallholder farmers », Farmer’s Weekly, Pinegowrie (Afrique du Sud), 8 janvier 2015.[10] Lire Tom Amadou Seck, « Leurres du Nouveau partenariat pour l’Afrique », Le Monde diplomatique, novembre 2004.[11] Lire Agnès Sinaï, « Comment Monsanto vend les OGM », Le Monde diplomatique, juillet 2001.[12] Matthew Schnurr et Christopher Gore, « Getting to “yes” : Governing genetically modified crops in Uganda », Journal of International Development, vol. 27, n° 1, Development Studies Association - Wileys, Hove (Royaume-Uni) - Hoboken (New Jersey), janvier 2015.[13] « Le coton Bt et nous. La vérité de nos champs ! », Coalition pour la protection du patrimoine génétique africain (Copagen), Abidjan, mars 2017.Source: https://www.monde-diplomatique.fr/2017/09/CARAYOL/57869