Entretien avec Antonio Onorati [1] GRAIN En Italie, huit des 18 régions administratives ont adopté leurs propres lois sur les ressources génétiques locales depuis 1997. Ces lois sont en général destinées à protéger et à promouvoir les variétés de plantes traditionnelles et les élevages dans les systèmes agraires locaux en tant que patrimoine régional. Depuis 2000, et l’adoption de la loi régionale du Latium, elles établissent aussi des droits collectifs sur le patrimoine génétique local. Vous trouverez ci-dessous l’entretien que nous avons eu avec Antonio Onorati, président de l’ONG italienne Crocevia, qui a été très impliquée dans ce mouvement. (Cliquez ici pour des extraits de l'entretien) GRAIN : En Italie, un certain nombre de régions ont adopté des lois qui semblent novatrices pour protéger et promouvoir les semences paysannes et les espèces animales locales.[2] Pouvez-vous nous en donner un aperçu ? Onorati : En Italie, huit des dix-huit gouvernements régionaux ont adopté leurs propres lois sur les ressources génétiques locales. Le premier a été la Toscane en 1997 ; ensuite ce fut le Latium (en 2000), les Abruzzes, Molise, l’Ombrie, le Trentin Haut Adige, le Frioul-Vénétie Julienne et la Marche. La Toscane a dernièrement révisé sa législation en novembre 2004, c’est donc la dernière. (voir le tableau ci-dessous pour la liste complète). A la base, un mouvement a commencé vers 1995 pour prendre le contrôle de deux choses en même temps. D’un côté, les gens ont commencé à s’organiser au niveau local pour obtenir un cadre juridique et logistique afin de récupérer, conserver et promouvoir le patrimoine génétique des produits alimentaires et issus de l’agriculture. D’un autre côté, ils ont ressenti le besoin de bloquer l’introduction des OGM. Les premières lois étaient inspirées par une conception de conservation. Ce qui a été introduit pour la première fois, avec le Latium, c’est un cadre juridique pour les droits collectifs sur les ressources génétiques. Et, en commençant par le Trentin Haut Adige, les régions ont aussi commencé à intégrer des protections contre la contamination par les OGM. Toutes ces lois ont été signalées à Bruxelles, ce qui veut dire que l’Union européenne est parfaitement au courant et elle ne les a jamais contestées. La loi italienne sur les semences de 2001 a aussi été signalée à Bruxelles et n’a pas non plus été contestée. Il y a donc eu une période préliminaire expérimentale entre 1995 et 2000. Pendant cette période, les Etats membres de l’Union européenne ont discuté et adopté la directive 98/95/EC [3] qui a ouvert la possibilité de réglementations séparées, sous la législation de la Communauté sur la commercialisation des semences, pour la "conservation des variétés ", une liste séparée pour les variétés traditionnelles. (En Italie, nous appelons toujours le "catalogue des semence" "liste des semences", comme autrefois.) Cela a aussi donné la possibilité de traiter les variétés GM différemment. Nous savions qu’elles allaient arriver, alors nous avons pu anticiper l’application de la directive en Italie, par le biais des lois régionales. Dans un certain sens, on peut dire que ce sont les régions qui ont donné l’impulsion au processus législatif national en Italie, et non l’inverse. En 2001, le Ministère italien de l’agriculture a édicté une nouvelle loi sur les semences qui a donné un cadre à ce mouvement au niveau national [4]. Il a transposé la directive 98/95/EC de la Communauté européenne dans la législation italienne en instaurant quelques barrières aux semences GM et une ouverture pour les "variétés de conservation". A partir de 2001-2002, il y a eu une nouvelle vague de législations qui étaient un peu plus sophistiquées. Le débat avait avancé et les gens commençaient à faire le lien entre les dénominations d’origine, les AOC, AOP et IGP, comme on les appelle.[5] C’est à dire, des indicateurs géographiques. Ils ont fait le lien. Ils ont fait le lien entre la notion abstraite de "terroir" [6]et la possibilité de l’utiliser pour obtenir des appellations d’origine à la place. Maintenant, c’est un phénomène assez répandu en Italie. Beaucoup d’appellations d’origine font référence à des variétés locales. Mais s'il n'y a pas de législation nationale servant de loi-cadre et établissant que les variétés locales, les écotypes, etc, doivent être considérées, par l’inscription sur une liste, comme une référence légalement reconnue, toutes les AOP et AOC, qui en Italie font référence à une variété traditionnelle, peuvent être rejetées par l'Union Européenne. Et pour une bonne raison, vraiment. On ne peut pas utiliser le terme "Radis de Chioggia" parce qu’il est inscrit comme variété industrielle dans le catalogue national. Et on ne peut pas dire "Mais je parle de l’écotype "radis de Chioggia", parce que, du point de vue légal, il n’existe pas officiellement. S’il n’y a pas de cadre pour la conservation de la biodiversité, et pas de loi nationale reconnaissant une liste séparée pour les variétés paysannes non-industrielles où on pourrait inscrire l’écotype "radis de Chioggia", alors il n’y a pas de référence légale. On l’a vu clairement à Veneto. Sous la loi européenne et italienne, on ne peut pas utiliser le nom d’une variété inscrite dans le catalogue national des semences industrielles ni comme une marque, ni comme une indication géographique. D’ailleurs, ce genre de variété est couverte par des droits d’obtenteur et le sélectionneur ne laissera jamais personne utiliser ce nom en référence à une variété traditionnelle ancienne, et c’est exactement ce qui s’est passé. Et on ne peut tout simplement pas inventer la notion d’écotype, parce qu’elle n’existe pas dans la loi. Trois fois, le Ministère italien a accepté une indication géographique sur une variété locale, et trois fois Bruxelles l’a rejetée. Tous les produits portant une appellation d'origine qui se réfère à des variétés anciennes sont-ils vraiment des produits issus de variétés anciennes? La plupart d’entre eux. Il faut considérer deux choses: ce qui se fait de manière officielle et ce qui se fait de manière illégale. D'un point de vue officiel, c’est en général légitime. Bien sûr, le Latium et la Toscane, qui ont mis au point leurs propres systèmes de caractérisation variétale, peuvent bien se défendre sur cette question. Mais je suis sûr que Bruxelles pourrait dire à tout moment "Puisque vos lois régionales n'ont qu'une valeur régionale alors que les AOP et AOC ont une valeur européenne, quelle loi nationale fait le lien entre elles ?" C’est juste. Je peux fabriquer mon "fromage de chèvre de chez Onorati", mais je n’ai que 15 chèvres, c’est à dire 15 litres de lait par jour, ce qui donne peut-être 10 tonnes par an, c'est tout. Si on ne peut pas inscrire la race de chèvre locale au niveau national, on ne peut pas utiliser son nom. C’est une lutte importante en Italie actuellement : obtenir qu’une loi nationale soit mise en place reconnaissant les races et les semences paysannes au niveau national. ça a été fait dans les régions, et maintenant nous avons besoin d’un cadre juridique national pour que ça soit confirmé. Un certain nombre de groupes viennent de soumettre une proposition concertée au ministre de l’Agriculture sur cette question. D’accord pour des marchés de semences paysannes. Mais non à une industrie des semences paysannes Et comment ces lois se rapprochent-elles de l’ouverture actuelle de Bruxelles permettant la commercialisation des semences paysannes ? C’est prévu dans la plupart des lois et cela ne nous cause pas beaucoup de problèmes. Même l'Association des semenciers italiens (AIS) et le Bureau des semences du Ministère italien de l’Agriculture se sont mis d’accord sur ce point. Le Ministre dit qu’ils n’ont "pas besoin d’intervenir pour arrêter la commercialisation des semences traditionnelles tant que les transactions n’impliquent aucun document fiscal." En d’autres termes, vous pouvez échanger toutes les semences, plants ou animaux que vous voulez (Je te donne un kilo de haricots et tu me donnes un agneau) que ce soit entre agriculteurs ou à l’intérieur d’un groupement de producteurs. Par exemple, les membres de n’importe quelle association d’agriculteurs biologiques peuvent échanger des semences comme « service interne " à l’association. La plupart des groupements biologiques ne le font pas, mais ça se passe entre agriculteurs. Donc, ça n’a vraiment aucun sens de dire "On veut la libéralisation du commerce des semences en Italie !" Si c'est entre agriculteurs, on peut le faire actuellement, on n'a pas besoin d'une autorisation du gouvernement. Si, au contraire, on veut ouvrir un marché de semences paysannes de type industriel, il faut parler franchement d’industrie des semences paysannes. C’est différent. Et alors là, on y perdra. Mais la législation européenne de Bruxelles dit que toutes les semences commercialisées dans l'Union européenne doivent être des semences certifiées, inscrites sur un Catalogue national. Non. Que veut dire la commercialisation des semences dans la loi européenne ? Il y a une définition large qui doit être transposée en loi nationale.[7] L’interprétation que fait l’Italie de cette directive est que la commercialisation des semences implique un document fiscal, une facture. Je ne peux pas vous vendre 50 kilos de semences de blé dur traditionnel et vous donner une facture. Mais je peux aller chez mon voisin, obtenir 50 kilos de semences de blé dur traditionnel et lui donner deux de mes agneaux. C’est parfaitement légal. Je le paie avec des agneaux, ou je lui donne un dessous-de-table, ou encore je lui rends des semences après la récolte. En Italie, vous pouvez faire comme ça, les gens le font et personne ne peut les en empêcher. Je comprends qu’au niveau européen, beaucoup disent "Oh, les petits agriculteurs ! On leur interdit d’échanger des semences ! "En Italie, ça n’a aucun sens. C’est un peu comme le terrorisme contre les OGM. Tout le monde dit "Les OGM, ne les mangez pas ou vous tomberez malade ! " Ce n’est pas la question. « Je comprends qu’au niveau européen, beaucoup disent "Oh, les petits agriculteurs ! On leur interdit d’échanger des semences ! "En Italie, ça n’a aucun sens. » Mais en Italie, la loi sur les semences de 2001 déclare que la commercialisation comprend le transfert de semences "avec ou sans compensation ". C’est ce que stipule la directive de l’Union européenne. Les Etats membres peuvent donc interdire l’échange non-commercial. Peuvent l’interdire, oui. C’est différent. En France, c’est interdit. Mais ça ne change pas la règle générale pouvant être appliquée dans les différents Etats membres. Ce qu’on devrait dire dans le mouvement en Europe, pour être plus clair, c’est que les Etats ne doivent pas l’interdire. La question qu'il faut poser sérieusement, ce n'est pas celle de savoir qui fait l'échange paysan à paysan. La question importante actuellement est de savoir si nous voulons q’une ouverture vers un marché des semences paysannes soit possible. De quoi parlons-nous là ? De quelles semences ? De quel marché ? On ne peut pas créer un marché de semences paysannes dans un contexte de libéralisation parce qu’on tombera alors dans une logique ultra-libérale avec laquelle nous ne sommes pas d’accord en Italie. Avec l’expérience que nous avons en Italie, nous disons : "Laissez-nous partager les choses convenablement. C’est bien qu’il puisse y avoir un marché pour les paysans producteurs de matériel de multiplication et pour les paysans semenciers. Mais ce marché nécessite d’être défini en dehors du marché dominant. Il doit garder une dimension locale, il doit conserver sa dimension de ferme familiale, et ne pas cacher un marché de type semi-industriel." Et en Italie, vous y arrivez en gardant l’idée de quantités limitées pour la commercialisation des semences paysannes ? Oui. Avec l’idée de territorialité, en fixant des limites en termes de terroirs, par exemple au niveau de la région ou de la province. L’idée de fixer des quantités limitées est instaurée par la loi nationale sur les semences de 2001, qui a suivi la directive 98/95/EC de l’Union européenne. Vous la trouverez aussi dans certaines lois régionales. Ce n’est pas un plafonnement par culture et par région, mais un plafonnement qui limite chaque échange. Nous voulons éviter que quelqu’un vende 200 tonnes de semences, parce que c’est de l’industrie. Nous ne voulons pas que les semences traditionnelles deviennent la prochaine occasion de faire des affaires pour l’industrie des semences, comme ça l’est devenu pour l’agriculture biologique. Là est le risque. Les variétés traditionnelles pourraient devenir le prochain marché à la mode pour le monde des affaires, en particulier avec sa connotation paysanne et un fort attrait culturel. Certains groupements biodynamiques semblent intéressés par cette voie, dans l’espoir de lancer des compagnies de semences pour approvisionner les agriculteurs biologiques d’Europe en semences traditionnelles. Mais ils finiront par se battre avec les géants de l’industrie privée pour le marché et entrer eux-mêmes dans toutes sortes de compétitions pour les droits de monopole. En Italie, nous ne voulons aucun monopole sur industrie de semences paysannes ! Nous devons à tous prix éviter les monopoles. Mais nous n’y parviendrons pas si nous libéralisons simplement le marché. Nous y parviendrons au contraire si nous établissons des règles et négocions de manière à contrôler l’approvisionnement. L’ECHANGE PAYSAN A PAYSAN NE SUFFIT PAS Avez-vous une idée de la quantité de semences paysannes commercialisées en Italie actuellement ? En fait, peut-on même parler de celles qui sont "commercialisées ", puisque vous parlez plutôt d’échange ? Les variétés traditionnelles ? Je ne sais pas, car les seules quantités officielles que nous connaissons concernent le farro[8], qui est inscrit au catalogue national des semences. Le reste est échangé entre agriculteurs et il n’y a pas de statistiques officielles. L’autre chose qui apparaît aujourd’hui en Italie c’est que presque tout risque d’être appelé "variété traditionnelle" ou "semence paysanne " ou "race locale ". (Nous, les Italiens, avons tendance à exagérer, vous le savez bien.) Je vois ce risque arriver. Mais toutes ces questions – définir quel matériel est concerné, définir quel type de commercialisation, établir des limites quantitatives – sont des questions cruciales actuellement dans les régions où les lois s’appliquent. Il faut prendre cela en considération, même si tout ça a commencé en 1995, ça a pris 4 ou 5 ans pour connaître, rassembler et commencer à sauvegarder le matériel, pour établir des registres et des listes, pour organiser des réseaux d’agriculteurs, etc. Ce n’est que maintenant que nous commençons à organiser un véritable approvisionnement pour le marché. Je peux vous donner un exemple négatif de la façon dont ça fonctionne. Les races locales de mouton ont beaucoup de valeur, comme vous le savez, en particulier pour produire du fromage. Dans ma région, vous trouverez des tous petits troupeaux d’une race ancienne appelée "Sopravvissana" dans plusieurs endroits, totalisant à peu près 2000 têtes. Il y a 45 ans, il y en avait 250 000, et aujourd’hui il n’y en a plus que 2000. Cette race donne un lait particulier qui contient 9% de matière grasse. Avec 2000 têtes, que pouvez-vous faire ? Vous avez besoin d’au moins 45 à 50 000 têtes pour n’importe quelle production sérieuse de fromage dans une économie régionale. Sinon, vous gérez juste un zoo. Et là, nous avons un problème. Les 4 personnes qui possèdent les 2000 moutons disent : "Payez 350 euros par tête. " Sept fois le prix normal ! C’est complètement fou. Avec le mouvement de défense de nos ressources génétiques dans les régions, nous avons créé de la valeur ajoutée pour les races traditionnelles, nous avons créé un marché pour leurs produits, et maintenant nous nous trouvons face à un monstre. C’est pourquoi nous avons besoin d’une intervention publique pour multiplier le matériel de reproduction. Nous ne pouvons pas laisser ça dépendre complètement d’une conception paysan à paysan. Je fais partie de ceux qui voudraient acheter quelques-uns de ces moutons. J’en ai déjà 15, mais ils sont devenus hors de prix. Les gens sont intéressés, même les privés sont intéressés, il y a une appellation géographique (AOC) déjà existante qui pourrait servir pour commercialiser les produits de cet animal, et pourtant nous n’arrivons à rien. Les 2000 restent 2000 et ne vont pas devenir 20000 si nous ne les répartissons pas entre 20 éleveurs qui les feront se reproduire le plus vite possible pour purifier la race – vous croisez le bélier de race pure avec des femelles mélangées – et la développer. Donc, pour reconstituer des races paysannes locales, le travail est complètement entre les mains des éleveurs. Quand on a parlé de cette race à Bruxelles, ils nous ont dit qu’elle était éteinte, parce qu’ils n’avaient plus de données dans les registres. Mais ensuite nous avons adopté notre loi régionale et la loi a mis en évidence ces 2000 bêtes. Et une fois que la loi a été publiée, les quatre éleveurs se sont soudain manifestés et ont déclaré : "C’est nous ! Et nous les avons ! Et vous allez payer une fortune pour les avoir !" Et c’est la qu’on touche à la question de la propriété. L’un des éleveurs a dit : "Ces moutons sont les miens." Bien sûr, on ne peut pas lui répondre : "Non, ils ne sont pas à toi. Je vais venir et t’exproprier." (J’aimerais bien le faire un jour, mais enfin…) Donc on a dit : "Bien. Mais le matériel de multiplication – l’information génétique pouvant perpétuer la race – n’est pas à toi." Et qu'est-ce qu'il a dit? Ah lui, il a dit "De toutes façons, si vous voulez mes moutons, vous me payez 350 par tête !" Mais maintenant on est en train de rediscuter et un de ceux qui en a 500, un vrai berger, commence a comprendre et il dit "Mais il nous faudrait un soutien public. Je ne peux pas faire cadeau de ces moutons." Ce qui est vrai. La race de mouton la plus productive en Italie actuellement, la "Sarde", peut donner un litre de lait par jour. Cette race traditionnelle de mouton donne elle 200 centilitres, seulement 1/5 ème de litre. Donc pour les conserver, c’est certain qu’ils font de la bonne viande, mais ceux qui ont décidé de les garder, c’est un choix qu’ils ont fait. On ne peut pas les traiter comme des délinquants. Donc cet homme a droit à une certaine forme de compensation non-monétaire. C’est pourquoi je lui ai dit : "D’accord, alors faisons un plan. Tu veux une compensation ? Nous devons donc créer un système de compensation." Récemment, le Ministre régional de l’agriculture a changé, alors nous allons voir, et les éleveurs sont en train de s’organiser entre eux, ce qui est important. C’est ce que je veux dire quand je dis qu’il faut passer par là, prendre les choses en mains et faire des propositions. Un autre exemple est celui du haricot "Zolfino". C’est un haricot de Toscane, très apprécié par le mouvement Slow food, très à la mode.[9] Le Premier ministre le connaît. Même Clinton, quand il est venu en Italie, on lui a servi des haricots Zolfino. Aujourd’hui, un kilo de semences de Zolfino coûte une fortune. Chez moi, quand les gens demandent où on peut se procurer des semences de Zolfino, on répond : "Chez le bijoutier !", parce que c’est vraiment très cher. Et personne ne sait d’où les semences proviennent ni qui les commercialisent en réalité. Un autre cas, qui concerne une lentille. Des gens ont inscrit une dénomination d’origine géographique pour cette lentille, la "Lentille de Castelluccio di Norcia", parce qu’elle n’est pas inscrite dans le catalogue italien officiel des semences. Ils lui ont simplement donné un nom de terroir. Ils n’ont même pas dit de quelle variété il s’agissait. Ils ont juste inscrit le nom, qui fait référence à un lieu en Ombrie, sans spécifier l’origine de la semence. Et maintenant cette lentille est considérée comme un produit régional en Italie mais les semences, j’en suis sûr, viennent aussi du Canada. Une partie de la production est probablement aussi importée. Parce que c’est une très petite lentille que vous pouvez aussi trouver au Maghreb, où les populations la cultivent dans des sols peu fertiles, sur des coteaux ou des zones pré-montagneuses. Au Canada, on la cultive industriellement, dans ces plaines immenses, sur des centaines d’hectares. LE BESOIN DE DROITS COLLECTIFS Examinons la question des droits collectifs instaurés par ces lois. Vous avez dit que cela a commencé avec celle du Latium ? Oui. Les organisations sociales, dont des ONG, ont fait pression pour ces lois régionales. Nous les avons négociées avec les parlements régionaux, les ministères régionaux, etc. Mais une fois adoptées, elles ont été gérées et administrées par la machine institutionnelle. C’est le fonctionnaire qui s’empare de la loi et qui la fait appliquer, pas nous. Et toutes sortes de problèmes ont surgi avec les droits collectifs, parce que les bureaucrates ne les comprenaient pas. Dès qu’il s’agit de droits, ils comprennent "propriété privée". Dès que vous montrez un bélier dans la ferme de quelqu’un ou les haricots d’une autre, ils disent : "Bien, alors, ça leur appartient." Nous leur avons dit : "Non. Il faut faire la distinction entre ce qui est matériel et ce qui est immatériel dans la loi." Et ils ont répondu : " Bon. D’accord, le matériel est propriété privée. Mais l’immatériel, c’est l’information génétique, et nous devons protéger cette partie différemment." Mais la question est : à qui attribuer ces droits alors ? Où ces droits devraient-ils être négociés ? A la mairie ? Dans toutes les mairies ? Auprès d’autres autorités publiques ? Nous répondons : "Non. Etant donné qu’il existe des communautés locales organisées, les droits collectifs doivent leur être attribués. " Mais alors, les fonctionnaires répondent, "D’accord, mais on les attribuent à quel genre d’organisation? Nous n’avons pas de tribus en Italie !" Et c’est là que nous en sommes actuellement. Nous travaillons actuellement à la question de savoir à qui attribuer les droits collectifs inscrits dans la loi. La Toscane ne l’a pas résolue et au Latium nous ne sommes pas très avancés non plus dans le débat. Mais nous travaillons sur la base des "communautés locales organisées". En fait, dans la législation italienne, si vous donnez au maire une certaine forme de responsabilité concernant les droits collectifs, vous êtes sauvé. Parce que les droits collectifs dont la gestion est placée entre les mains de la mairie ne peuvent être annulés par aucun maire. Car ce ne sont pas eux qui font les lois. Seul l’Etat souverain peut définir et décider des droits en Italie. Les autorités régionales peuvent intervenir, mais de manière limitée car on peut les bloquer. Et comme les mairies ne peuvent pas faire les lois, ils n’ont pas l’autorité de vendre ou de détruire ce qui est protégé par des droits collectifs. L’Italie dispose d’un ensemble de droits collectifs sur ce qu’on appelle usi civi, "usage civil". Ce sont des lois qui viennent du Moyen Age, et les maires ne peuvent rien faire les concernant. Seules les administrations nationale et régionales peuvent définir et annuler ces droits. Même la jurisprudence en Italie établit que ces droits collectifs sont permanents, parce qu’ils ont été établis pour le bien des "générations présentes et futures". Une fois que l’Etat souverain les reconnaît, il ne peut pas les retirer parce qu’on ne peut pas invalider les droits de personnes qui n’existent pas à ce moment-là. C’est donc notre ligne de défense. Ce serait magnifique de porter tout ça devant la justice et de créer plus de cas de jurisprudence, mais ça coûte une fortune. Pour l’instant, c’est au Parlement italien qu’un projet de loi est en train de se préparer sur les "biens communs". Mais vous avez dit que la question de savoir à qui ces droits appartiennent n’est pas encore réglée ? D’un point de vue bureaucratique, elle ne l’est pas. Mais les ONG et quelques organisations politiques mènent une bataille très dure pour régler cette question. Même les industriels semblent d’accord avec nous pour établir clairement, dans le cadre de la loi italienne, que les semences paysannes sont couvertes par des droits collectifs et non par des droits de propriété intellectuelle (DPI). Comme ils l’ont dit : "Les variétés paysannes ne représentent pas un marché pour nous et si nous voulons avoir des gènes de ces semences, nous pouvons les obtenir dans des banques de gènes." Cela dépendra donc de nous de nous battre s’ils commencent à appliquer les réglementations de l’UPOV ou un autre type de monopole sur ce matériel. Donc pour le moment, à qui ces semences appartiennent-elles ? Pour la loi du Latium, d'un point de vue juridique formel, c'est clair: elles appartiennent à la collectivité. Donc Monsieur Untel a des haricots, et il vend ses haricots ; mais les informations "immatérielles", comme on dit en italien, appartiennent à la collectivité. Ce qui veut dire, très explicitement, qu’il ne peut pas vendre ces informations. C’est très clair. Et la collectivité est représentée par qui? Ça, c'est le deuxième problème. En d’autres termes, où faut-il faire l’inscription? Dans la tradition juridique des législations italienne et européenne, vous devez inscrire les droits. La collectivité, ou disons l’intérêt public faute de meilleur terme, est en général représentée par des organes administratifs élus. C’est à dire les mairies, les provinces, les régions ou ce qu'on appelle les collectivités d'administrations locales (plusieurs mairies, plusieurs régions). C’est donc clair, si on veut revendiquer, on sait à qui s’adresser. Il y a eu un maire dans les Abbruzzes qui a essayé de passer un accord avec une société suisse pour du matériel génétique local, et Crocevia lui est tombé dessus. Il a dû dénoncer l'accord et on a récupéré le matériel. Ça marche aussi comme ça. Ce maire, il a vite compris. Mais que veut dire le droit de propriété dans la loi ? Ce n'est pas un droit de propriété. Nous parlons de droits collectifs. Mais dans la loi, il est écrit "droit de propriété". Oui, mais c'est le droit collectif, c'est comme l'utilisation civile. Voici un exemple: il y a 5.000 hectares qui sont couverts par les droits collectifs des communautés locales. Ça s'appelle universitas du Latin, universitas agraria. Tous les utilisateurs de ces terres forment un groupe et c'est eux qui en gèrent l'utilisation. Donc ils sont tous, à titre collectif, propriétaires et aucun d’entre eux n’a de titre de propriété personnel sur ces terres. C'est donc un droit d'usage? Ça devient un droit d'usage. Les gens peuvent dire, par exemple, "On veut faire du pâturage". Ils ont le droit d'emmener paître leurs moutons et leurs vaches. Et puis ils disent, "Non, mais on ne peut pas amener 1.000 vaches chacun, il faut établir une limite". Ensuite, ils disent" Il faut quand même qu’on garde certaines terres et qu'on les cultive pour avoir un revenu qui nous paiera la gestion de ces terres." Donc ils décident de les emblaver, disons, sur 400-500 ha en blé. Et le revenu tiré de ce blé n’appartient à personne en particulier mais à tous et il est utilisé pour installer l’irrigation, et pour construire des clôtures. Le revenu est donc utilisé pour gérer le bien collectif. Et c'est un bien collectif - il n'appartient à personne, à aucun individu, et pourtant à tout le monde. Mais la loi du Latium parle à la fois de "patrimoine" et de propriété. Normalement on parle de propriété quand il s'agit d'un bien, quelque chose qui peut être transféré, vendu, acheté, etc. Quand il s'agit de patrimoine, ce n'est normalement pas un bien. C'est quelque chose qui se garde, qui se transmet (en héritage), dont on jouit. On ne traite pas un patrimoine comme un bien, on ne le vend pas par exemple, parce qu’alors, ce n’est plus un patrimoine. Et normalement, il y a une différence entre droit d'usage et droit de propriété. Mais dans la loi du Latium, tout est mélangé et c’est pour cette raison que les gens à l’extérieur de l’Italie, ne comprennent pas bien. Regardez l'Article 5: "Fermo restando il diritto di proprietà su ogni pianta od animale iscritti nel registro di cui all'articulo 2, il patrimonio delle risorse genetiche di tali piante od animale appartiene alle communità indigene e locali..." Cette loi fait la distinction entre biens matériels et information immatérielle. Il est clair que ce mouton appartient à ce type. Et ce poirier à cet autre. Mais la partie immatérielle, "l’information génétique" elle, est couverte par des droits collectifs. ça veut dire que le bois du poirier appartient à son propriétaire, mais que l’information génétique qui donne au poirier ses caractéristiques, elle, appartient au groupe. Regardez les DPI, ils sont appliqués aux ressources génétiques en tant que telles, comme information génétique. On peut voir les choses de la manière suivante : c'est la distinction entre le hardware (bien matériel) et le software (l’information). Le soft là-dedans, ce sont les droits collectifs. L'autre tu ne peux pas y toucher, parce qu’en Italie les biens matériels sont tous couverts par le droit de propriété privée. Tu peux exproprier, par exemple pour les terres. Il y a un article dans la Constitution qui dit qu'il y a des limites aux droits de propriété privée, et le cas typique, c'est la terre. L'Etat peut venir et exproprier quand il y a un intérêt social supérieur. Mais sinon, les biens matériels sont en général considérés comme propriété privée. Que veut dire "fermo" ici? Ça veut dire "Tout en confirmant le droit de propriété privée des biens matériels" – c’est à dire, le bois du poirier que tu as dans ton verger. La propriété du bien physique – que ce soit un animal, comme le mouton, ou une plante, comme le poirier, c'est une chose. Quand vous dites, "J’ai un poirier qui a 150 ans," c’est d’accord, il vous appartient totalement. Et vous pouvez décider de l’abattre. Mais le patrimoine – l’information, la valeur de l’ensemble du matériel génétique – ça, ça ne vous appartient pas. C’est pourquoi, avant de l’abattre, je peux dire, "Arrête, tu ne peux pas le couper quand tu veux parce que je voudrais d’abord en prendre un morceau pour le multiplier et le conserver par sécurité." C’est exactement comme ça que ça marche. C’est arrivé dans ma région. C’est comme ça que nous entendons un patrimoine génétique qui est un droit collectif. La partie physique est donc propriété privée alors que les ressources génétiques – les informations, comme vous dites, le "software"- appartiennent aux "communautés autochtones et locales". Est-ce qu'il y a des communautés autochtones en Italie? En Sardaigne, les Albanais, les Grecs, les Allemands du Tyrol du Sud, les gens du Val d'Aoste.... Donc ce patrimoine, selon la loi, appartient aux collectivités. Cela entraîne quoi ? Quel est l'impact? Est-il important ? En tout premier lieu, vous pouvez poursuivre quelqu’un en justice s’il essaie de breveter n’importe quoi utilisant ce matériel, par exemple un OGM. Deuxièmement, vous pouvez poursuivre quelqu’un qui essaierait d’obtenir un droit d’obtenteur, de type UPOV, sur une variété. Ça signifie que vous empêchez la biopiraterie et que vous empêchez les brevets. Troisièmement, en fait, si vous l’appliquez correctement, vous pouvez mettre en place un système complet de droits de patrimoine collectifs sur les variétés paysannes locales en Italie. De cette façon, vous créez une possibilité d’accès aux ressources génétiques complètement différente de celle qui passe par la privatisation. Le fait que ce soit un patrimoine collectif signifie que l’accès à l’information est socialement négocié. Qu’il n’est pas libre, ça fait aussi partie de nos différences. Il n’appartient pas à l’humanité, il appartient à quelqu’un. Et ce quelqu’un est pluriel, c’est une collectivité. Alors, si d’autres agriculteurs, ou n’importe qui d’autre, veulent avoir accès à ce matériel, ils doivent le négocier avec ces personnes-là. Si je veux porter les 2.000 moutons à 20.000 moutons, il faut que je négocie avec les éleveurs. Je peux le faire en disant, "Ne me traitez pas comme des gangsters. Vous avez des droits, vous êtes protégés par la loi. Et ça signifie que vous avez aussi des devoirs." Et l’un d’entre eux va me dire "Tu me donnes une compensation", et je lui dirai :"Tu me donnes un mouton". Parce que sous un régime de droits collectifs, l'utilisation d’un bien, quel qu’il soit, doit correspondre à un intérêt collectif, pas à un intérêt personnel. C'est pour ça que même dans le cas de l'utilisation des terres, tu ne peux pas venir avec 1.000 vaches parce que celui qui arrivera après ne pourra pas les mettre car il n'y aura plus de place. C'est un cas très concret. Les gens doivent être suffisamment organisés pour pouvoir dire : "Ici, on peut mettre 1.000 vaches sur ces terres, combien on est? On est 10 ? ça veut dire 100 vaches chacun. On est mille ? Donc c’est une vache chacun." L'utilisation du bien collectif est collectivement discutée. Et puisque tout ça est régi par des lois régionales en Italie, est-ce vraiment la région qui fournit le cadre unique pour agir? Est-ce que ce système s'arrête à la région? Oui, et c’est là où nous avons un problème actuellement. On peut le faire au niveau régional, mais on risque toujours l'intervention soit de Bruxelles, soit du gouvernement national. C'est pour ça qu'on pousse pour obtenir qu’un décret national cadre tout cela au niveau national. Autrement, on est perdu. Enfin, perdu, non, mais ça pourrait devenir une bagarre épouvantable parce que l'Etat national peut intervenir à tout moment et dire "Attention, ce que vous faites au niveau régional va à l’encontre des principes généraux." Et Bruxelles peut intervenir de la même manière. C’est pourquoi il faut faire bouger dans ce sens à la fois la Directive de l’Union européenne [10] et la loi nationale. Si on y parvient, ces initiatives régionales seront assurées. Pour l’instant, c’est une situation encore précaire. Certaines régions disent "Mais pourquoi vous inquiétez-vous de tout ça? Il n’y a qu’à attendre que Bruxelles y mette de l’ordre." D’autres disent, "Pourquoi vous voulez rédiger ça sous forme de loi ?" et ils rédigent ce qu'ils veulent.. Pourriez-vous dire que ces droits collectifs sur le patrimoine génétique de la région constituent néanmoins un droit de monopole collectif ? Parce que vous dites que pour en discuter l’accès, il faut discuter et négocier avec la collectivité. Vous devez négocier avec quelqu’un, évidemment, et les droits sont acquis par la collectivité. Elle semble donc avoir un monopole. Non. Le monopole est un droit privé, il exclut les autres. Ici, au contraire, la collectivité est la référence avec laquelle vous allez négocier. Je vous donne un autre exemple : les champignons. Vous voulez aller ramasser des champignons sur des terres régies par des droits collectifs. Les champignons appartiennent à tout le monde, ce qui veut dire que chacun peut demander à en ramasser. La collectivité ne peut pas dire "Non, vous, vous n’êtes pas autorisé à le faire parce que vous n’êtes pas d’ici." Ce que la collectivité doit dire, c’est quelles sont les règles pour ramasser des champignons. Ils ne peuvent pas interdire l’accès? Pour les champignons, s’ils veulent l’interdire, ils doivent dire pourquoi. Ils ne peuvent pas dire "Parce que votre tête ne nous revient pas" ou "Parce que vous n’êtes pas d’ici". Mais ils peuvent dire "Vous avez ramassé un kilo, vous êtes des sauvages, vous arrachez les souches de champignons et vous faites des dommages." Et quelquefois ils diront "Puisqu'il y a eu trop de destruction, vous ne pourrez plus venir pendant deux ans." Donc ils peuvent contrôler mais ils ne peuvent pas interdire l'accès? S’il s’agit de gérer les terres collectives, c'est ça. Pour les terres collectives. Mais pour les ressources de la biodiversité qui se trouvent sur les terres? Pour les ressources on n'est pas allés aussi loin. Et la définition du monopole n'est pas adaptée à cela parce que les droits collectifs, par définition, sont des droits qui n’interdisent ni n’excluent. Si une terre est couverte par des droits collectifs, avant de faire une maison, il faut négocier avec la collectivité qui possède cette terre et qui gère ces droits. La collectivité peut dire, comme ça a été le cas quelque part : "Non, ici, pas d’hôpital." (Quelqu’un voulait construire un hôpital – on ne parle même pas de maison privée. En fait, c’était l’administration publique qui cherchait à construire un hôpital.) Parce que, ont-ils dit, "Nous voulons profiter des bois et pour construire un hôpital, vous aurez à abattre les arbres. " ça veut dire deux choses. Si la terre est détenue à titre privé, l’administration doit négocier. Et si la terre est détenue collectivement, l’administration doit aussi négocier. Ou prenez un terrain de foot, c’est l’exemple le plus courant. La collectivité dira : "D’accord, faites le terrain de foot. Mais on vous donne la terre, vous payez pour elle, vous en tirez de l’argent, et avec l’argent, vous faites un jardin public pour les enfants, près de la crèche." Ce sont des cas réels. Il y a des administrateurs qui s’occupent des droits collectifs. Ils doivent les faire respecter. Normalement, c’est le travail du maire. Mais parfois, le maire est le premier à porter atteinte à ces droits. Mettons que le maire veuille construire un terrain de foot pour ses copains qui ont voté pour lui. La première chose qu’il fait lorsqu’il prend ses fonctions, au lieu d’essayer d’obtenir un terrain d’un privé qui peut avoir voté pour lui, il regarde où sont les terres sous droits collectifs et déclare qu’il va construire un terrain de foot à cet endroit. Et les gens réagissent et s’organisent de nouveau ensemble. Il y a une juridiction spéciale pour tous ces procès. Alors, avec ce régime de droits collectifs sur les ressources génétiques, on ne peut pas interdire l’accès mais on le négocie, on le conditionne. On peut aller jusqu’à l’interdiction, mais ce n’est pas automatique. Avec les droits collectifs, il faut négocier. Ce sera soit oui soit non, mais il doit y avoir une négociation. Il n’y a pas d’accès libre ou automatique comme avec le "patrimoine de l’humanité", où les gens peuvent simplement venir et prendre. Il n’y a pas non plus de droit automatique de refuser l’accès, comme vous pouvez l’avoir avec le droit de monopole. Mais est-ce que les gens peuvent refuser en fin de compte ? C’est possible. Par exemple, si vous voulez obtenir l’accès pour produire un OGM, la réponse est non, c’est tout. C’est prévu dans certaines lois.[11] Bien. Alors on fait appel à quoi pour y arriver ? A un intérêt collectif contre les OGM ? On fait appel à un intérêt collectif ou à l’institution. Donc, pour interdire l’accès aux terres régies par des droits collectifs, il faut prouver que c’est dans l’intérêt de la collectivité d’en interdire l’accès. Cela doit être fondé. On ne peut pas dire "Non parce que c’est non." Il faut pouvoir dire : "Non, parce que nous voulons conserver les bois et en profiter". Et s’il y a conflit ? Il y a un juge spécial, le commissaire aux droits collectifs sur les terres. A quel niveau, au niveau régional ou national ? Au niveau régional, dans ces régions où ces droits sont importants, par exemple là où ils couvrent des milliers d’hectares. Dans le Latium, nous avons 600 000 hectares régis par différentes formes de droits collectifs. 600 000 hectares de terres sur une superficie de un million d’hectares, ce n’est pas rien ! Mettons qu’une décision soit prise au niveau régional qui aille à l’encontre des intérêts de Monsanto qui veut acquérir quelque chose. Est-ce que Monsanto peut faire appel à une plus haute instance, comme l’Etat, pour régler le conflit ? Monsanto peut faire appel au plus haut niveau s’il y a une loi cadre établie au niveau national. Mais le commissaire a le même statut en tant que juge qui prend la décision finale, et c’est une affaire qui peut mettre 20 ans à se régler. Alors, ça ne s’arrête pas à la région, ça peut aller jusqu’à l’Etat ? On peut faire appel au Conseil d’Etat en raison de la loi sur l’usage civil, mais cette matière est aussi traitée par le commissaire. Mais actuellement, Berlusconi est en train de changer la loi nationale sur l’usage civil, parce qu’il veut privatiser, alors il est en train d’enlever les pouvoirs aux commissaires. C’est un exemple de l’intervention de l’Etat, comme j’en ai parlé auparavant. Tout ça semble très spécifique à l’Italie : vos coutumes en matière de droit, vos traditions, l’organisation administrative, etc. Non. Les droits collectifs que nous avons en Italie existent aussi en Espagne. Il en reste quelque chose en France, en Suisse, en Belgique et même, sur l’eau, aux Pays Bas. Donc, ce n’est pas vrai. C’est seulement qu’on n’a jamais travaillé sérieusement sur cette question pour des raisons idéologiques. Comme ça a des relents de communisme, les gens ne veulent pas s’y attarder. C’est vraiment une forme d’autocensure de dire que c’est difficile, ou que ça ne va pas passer, et alors on prend toutes sortes de raccourcis comme le "patrimoine commun", ou l’"accès libre", on laisse aller et on ne règle rien. Et c’est comme ça qu’on rejoint la position des gouvernements d’Allemagne et du Royaume uni. Dans le Comité de l’Union européenne sur les semences, ils disent que "c’est une affaire entre agriculteurs, les semences paysannes, ce sont des bricoles, il n’y a pas besoin de règles pour ça." C’est une position très dangereuse. Nous devons faire très attention à toutes les propositions qui se font au niveau européen qui finissent par nous entraîner dans le courant dominant, avec des notions comme "les ressources génétiques, le "patrimoine de l’humanité". Demander la libre circulation des semences entre les petits paysans dans l’Union européenne, c’est aussi dangereux si un cadre n’est pas négocié. Cela dissimule la possibilité d'une industrie des semences paysannes. Etablir des règles ? Oui. Mais nous devons développer des règles qui ne nous mettent pas dans des solutions conformistes, y compris la plus petite forme de DPI. Si nous créons des registres, ce ne sont pas n’importe quels registres. Nous devons être très précis. Regardez, en Italie, nous avons l’expérience des registres régionaux et des droits collectifs. Alors partageons-la. Dans la construction d’un mouvement européen, je pense que chacun doit travailler, regarder dans son propre pays, voir comment ça fonctionne, essayer de développer une base légale appropriée pour les ressources génétiques locales. Si on fait ça en Europe, ce sera un gigantesque pas en avant. Parce qu’on se débarrassera de cette notion stupide de "patrimoine de l’humanité " et on ira beaucoup plus loin dans la logique des droits collectifs, et la distinction sous-jacente entre matériel et immatériel. Et on trouvera beaucoup d’alliés auprès des peuples autochtones et dans d’autres pays où les droits collectifs existent encore, comme en Afrique. Voyez l’Afrique : il y a des lois coutumières absolument partout, des pâturages aux parcours des nomades et aux champs travaillés collectivement. Seuls quelques pays peuvent ne pas être concernés : les Etats-Unis, sauf pour les populations autochtones qui s’y trouvent, et le Canada, sauf pour les populations autochtones qui s’y trouvent. « Demander la libre circulation des semences entre les petits paysans dans l’Union européenne, c’est aussi dangereux si un cadre n’est pas négocié. Cela dissimule la possibilité d'une industrie des semences paysannes. Etablir des règles ? Oui. Mais nous devons développer des règles qui ne nous mettent pas dans des solutions conformistes, y compris la plus petite forme de DPI. Si nous créons des registres, ce ne sont pas n’importe quels registres. Nous devons être très précis. Regardez, en Italie, nous avons l’expériences des registres régionaux et des droits collectifs. Alors partageons la. Et je pense que tout le monde doit participer à la construction d’un mouvement européen, chacun doit voir comment ça se passe dans son propre pays, essayé de développer une structure légale appropriée pour les ressources génétiques locales. Si nous le faisons en Europe, ce sera un grand pas en avant. Parce que nous devons en finir avec cette stupide notion de "patrimoine de l’humanité". Nous irons beaucoup plus loin avec l’idée des droits collectifs, et avec la distinction inhérente entre matériel et immatériel. » Mais en pratique, que se passe-t-il quand quelqu’un – que ce soit un fonctionnaire ou un membre de la collectivité, veut vendre, veut déstabiliser le système ? C’est la raison pour laquelle il est écrit dans les lois que dans tous les cas, il ne peut pas y avoir de brevets. Il faut mettre des barrières. Et il faut le faire dans la législation, dans un cadre juridique. C’est pourquoi je dis que l’approche de paysan à paysan a ses limites. Parce qu’il faut intervenir avec la législation. Il faut imposer que dans tous les cas les semences paysannes ne peuvent pas être privatisées, que dans tous les cas, elles doivent rester en dehors de tout système de DPI, et que dans tous les cas la dynamique des populations doit être maintenue. C’est beaucoup plus clair maintenant pour nous en Italie en comparaison à ce que c’était quand on a commencé avec ces lois – c’est un front de lutte. Même un système de droits collectifs doit faire face à ces questions. Une communauté locale ne peut pas faire avec les terres détenues collectivement quelque chose qui va à l’encontre d’une autre loi au niveau national. Mais tant que l’administration publique gère ces questions, quelqu’un peut arriver et décider de supprimer la loi. Bien sûr. C’est la raison pour laquelle nous devons engager un travail de guérilla institutionnelle. Le front juridique de la lutte ne devrait jamais être un front exclusif. Jamais. Il faut aller dans les rues. Il faut avancer avec les véritables mouvements des populations. Il faut mettre en place et développer nos alternatives sur le terrain. Mais il est vraiment essentiel que le travail de guérilla institutionnelle fasse aussi partie des luttes que nous menons. Sinon, nous sommes perdus. Nous devons bâtir des remparts qui pourront nous défendre quand ce sera trop dur. C’est pour cela que je parle du travail juridique comme d’une guérilla. Vous occupez un terrain juridique, dans lequel vous avez des avantages et où personne ne vous attend. Vous construisez une base juridique et les prenez par surprise. Nous avons la capacité de faire ce que l’administration ne peut pas faire. C’est précisément pourquoi, en France, la réaction du gouvernement et de l’industrie est si féroce. Ils sont en pleine hystérie au sujet des semences en France.[12] Ils envoient des contrôleurs chargés de réprimer les fraudes, ils envoient des agents du fisc, ils dissimulent des documents, ils font de la rétention d’information, c’est vraiment incroyable. On ne voit pas ça en Italie. En Italie, on peut voir les représentants du gouvernement, s’asseoir et discuter avec eux. La responsable du département des semences nous demande des commentaires sur les textes, il nous demande même notre avis sur la Directive européenne. Et on est dans l’Italie de Berlusconi -- qui n'est pas forcement plus démocratique que d'autres pays. Mais en France, ils sont hystériques à cause de la pression des industries semencières. Mais là encore, ça veut dire que quelqu’un peut arriver et décider de retirer la loi. C’est pourquoi nous devons consolider tous ces fronts de lutte et élargir nos pratiques. Pour moi, le mécanisme fondamental, c’est la dynamique des populations et l’élargissement de nos pratiques. Cela veut dire introduire de plus en plus les variétés traditionnelles dans les systèmes agricoles. C’est pourquoi je trouve stupide que les agriculteurs bio utilisent des semences biologiques qui ne sont pas des variétés traditionnelles. Quand ils utilisent des semences industrielles bio pour obtenir leur certification "bio", je trouve que c’est ridicule. Pour être certifié "bio", je dirais que vous devez d’abord utiliser le matériel génétique approprié, de préférence produit à la ferme et de préférence une variété ou une population traditionnelle. Si vous ne pouvez pas le faire, mais seulement si vous ne pouvez pas le faire, alors je dirais que, oui, les semences bio sont bonnes. Mais ils sont en train de faire pratiquement le contraire, parce qu’ils veulent monter une industrie des semences biologiques. Comme si Novartis n’allait pas arriver et tout racheter. Dès qu’ils auront créé un marché pour les semences biodynamiques ou biologiques, les industriels vont arriver et les absorber, les vrais industriels. « C’est pourquoi je trouve stupide que les agriculteurs bio utilisent des semences biologiques qui ne sont pas des variétés traditionnelles. Quand ils utilisent des semences industrielles bio pour obtenir leur certification "bio", je trouve que c’est ridicule. Pour être certifié "bio", je dirais que vous devez d’abord utiliser le matériel génétique approprié, de préférence produit à la ferme et de préférence une variété ou une population traditionnelle. Si vous ne pouvez pas le faire, mais seulement si vous ne pouvez pas le faire, alors je dirais que, oui, les semences bio sont bonnes. Mais ils sont en train de faire pratiquement le contraire, parce qu’ils veulent monter une industrie des semences biologiques. Comme si Novartis n’allait pas arriver et tout racheter. » Voulez-vous dire que ces systèmes régionaux de droits collectifs sur le patrimoine génétique constituent des zones sans DPI en Italie ? Tout comme vous avez des zones sans OGM ? En effet. C’est la tactique de la guérilla institutionnelle. Vous occupez un espace, vous créez une zone sans DPI, vous essayez de la conserver, de la gérer, et vous vous donnez les moyens de vous défendre. C’est presque comme pour les zones sans OGM. Bien sûr, ils peuvent venir et vous contaminer. Mais si vous ne faites rien, ils viendront et vous contamineront encore plus. Et les régions évoluent. Regardez, actuellement, il y a 11 régions sur 18 qui ont une forme ou une autre de loi contre les OGM. Maintenant qu’il y a la coexistence qui arrive, on va voir comment elles vont se défendre. Ça va être une belle bagarre. Tableau : Législations régionales sur les ressources génétiques en Italie Région Loi et date Titre Toscane Loi régionale N° 64 du 16 novembre 2004 (remplaçant la Loi régionale N° 50 du 16 juillet 1997) Protection et promotion des espèces animales et des variétés végétales locales d’intérêt agricole, zootechnique et forestier (Anciennement : Protection des ressources génétiques d’origine) Marches Loi régionale N° 12 du 3 juin 2003 Protection des ressources génétiques végétales et animales du terroir de la Marche Frioul – Vénétie Julienne Loi régionale N° 11 du 22 avril 2002 Protection des ressources génétiques d’origine d’intérêt agricole et forestier Ombrie Loi régionale N° 25 du 4 septembre 2001 Protection des ressources génétiques d’origine d’intérêt agricole Trentin Haut Adige Loi provinciale N° 1 du 22 janvier 2001 Etiquetage des produits non génétiquement modifiés (Article 8 : Banque de gènes de l’Alto Adige) Latium (Lazio) Loi régionale N° 15 du 1 er mars 2000 Protection des ressources génétiques d’origine d’intérêt agricole Molise Loi régionale N° 9 du 23 févier 1999 Réglementations pour la protection des plantes d’origine menacées et mesures d’encouragement pour la production des plantes médicinales et des sous-bois. Abruzzes Loi régionale N° 35 du 9 avril 1997 Protection de la biodiversité végétale et de la gestion des jardins botaniques. [1] Antonio Onorati est le Président of Crocevia, une ONG de développement italienne qui a longtemps soutenu des initiatives concernant le contrôle des collectivités sur les ressources génétiques animales et végétales dans les pays en développement. Outre ses occupations professionnelles quotidiennes, il vit et travaille dans la ferme familiale aux environs de Rome. Il fait aussi partie du bureau de GRAIN en tant que membre fondateur. [2] Tout au long de l’interview, c’est le terme “paysan” qui a été employé, qui englobe principalement les petits-agriculteurs. [3] Directive 98/95/CE du Conseil du 14 décembre 1998 modifiant, quand à la consolidation du marché intérieur, aux variétés végétales génétiquement modifiées et aux ressources génétiques des plantes, les directives 66/400/CEE, 66/401/CEE, 66/402/CEE,66/403/CEE, 69/208/CEE,70/457/CEE et 70/458/CEE concernant la commercialisation des semences de betteraves, des semences de plantes fourragères, des semences de céréales, des plants de pommes de terre, des semences de plants oléagineuses et à fibres et des semences de légumes ainsi que le catalogue commun des espèces de plantes agricoles. Document disponible ici (PDF) [4] Décret législatif du 24 avril 2001, No. 212, sur la mise en application des Directives 98/95/EC et 98/96/EC sur la commercialisation des produits issus de semences, le catalogue commun des espèces de plantes agricoles et les mesures y afférant. Document disponible en italien : http://www.parlamento.it/parlam/leggi/deleghe/01212DL.htm . [5] Respectivement Appellation d’origine protégée, Appellation d’origine contrôlée et Indication géographique protégée. [6] Le terme "terroir" (qui n'a pas d'équivalent en anglais) fait référence au sol et à la terre, mais il englobe aussi des éléments liés à la géographie, à la pédologie, et à la culture. Le terroir fait partie de l'identité. Il est souvent employé pour expliquer les caractéristiques d'un vin donné, par exemple. [7] " Aux fins de la présente directive, par "commercialisation", on entend la vente, la détention en vue de la vente, l'offre de vente et toute cession, toute fourniture ou tout transfert, en vue d'une exploitation commerciale, de semences à des tiers, que ce soit contre rémunération ou non." [8] En Italie le Farro fait référence au Triticum dicoccum, un parent du blé, qui est légèrement différent du blé plus courant T. Spelta qui est cultivé en petites quantités en Europe. [9] Voir ici (slowfood.com) [10] Les Etats membres de l'Union européenne discutent actuellement une directive proposée par la Commission sur la mise en application de la directive 98/95/EC. Un document de travail intitulé Projet de directive de la Commission ../…/EC de […]prévoyant les mesures de mise en application des objectifs des Directives du Conseil 66/401/EEC, 66/402/EEC, 2002/53/EC, 2002/54/EC, 2002/55/EC, 2002/56/EC, et 2002/57/EC concernant la certification et la commercialisation des semences et des mélanges de semences dans l'intérêt de la conservation des ressources génétiques des plantes a été diffusé auprès des gouvernements le 17 mars 2005. Il sera remplacé par un projet officiel de la Commission en juin 2005. [11] Voir par exemple le Décret ministériel du 5 mars 2001, Regolamentazione e finalita' delle Banche e dei Conservatori di germoplasma perla conservazione e salvaguardia delle risorse biogenetiche, Art. 2.3, Ministerio delle Politiche Agricole e Forestali, Rome. Disponible ici [12] Voir, par exemple, le Groupement National Interprofessionnel des Semences et Plants, "Les semences paysannes: Une fausse solution à un faux problème", GNIS, Paris, mai 2005. Disponible à: http://www.gnis.fr/pages/actu11.asp?art=377&cib=pr