En 2005 déjà, il n'avait pas été très glorieux. Cette année-là, lors du sommet du G8 en Ecosse, Bono et Bob Geldof avaient tressé des lauriers à Tony Blair et George W. Bush, tout auréolés de leur boucherie irakienne. Geldof s'était assis sur les genoux du Premier ministre britannique, au sens propre comme au figuré, et des militants africains les avaient alors accusés de confondre leur campagne pour la justice mondiale avec un vaste mouvement de charité. Cette fois, c'est pire. Alors que le Royaume-Uni a accueilli un nouveau sommet du G8, la campagne menée par Bono – et avec laquelle Geldof travaille étroitement – semble aujourd'hui absoudre l'action des pays du G8 en Afrique. L'idée d'une "Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition" a été lancée en 2012 aux Etats-Unis, alors hôte du G8. Cette alliance pousse les pays africains à signer des accords permettant à des sociétés étrangères de faire main basse sur leurs terres, de breveter leurs semences et de verrouiller des monopoles sur leurs marchés alimentaires. Restant sourds aux voix de leurs peuples, six gouvernements africains ont déjà signé des accords avec des entreprises comme Monsanto, Cargill, Dupont, Syngenta, Nestlé et Unilever en échange de promesses d'aides de la part du Royaume-Uni et d'autres nations du G8. De nombreux militants, aussi bien en Afrique qu'en Europe, dénoncent les pratiques de cette "nouvelle alliance", mais la campagne ONE – dont Bono est cofondateur – prend sa défense. Les responsables de ONE ont d'ailleurs publié un article la semaine dernière. Un article remarquable : il laisse complètement de côté l'intérêt des responsables africains et de leurs peuples, il exagère le rôle de petites entreprises africaines, mais surtout il ne mentionne à aucun moment l'injustice au cœur de la "nouvelle alliance", à savoir la nouvelle vague d'accaparement des terres qu'elle soutient. Cela a naturellement piqué ma curiosité. Conflits d'intérêt J'ai d'abord découvert que Bono avait déjà fait l'éloge de la "nouvelle alliance" juste avant l'ouverture du sommet du G8 de l'année dernière aux Etats-Unis. J'ai ensuite appris que la campagne ONE était essentiellement financée par la fondation de Bill et Melinda Gates, dont deux responsables exécutifs figurent parmi les membres du conseil d'administration. Cette fondation travaille avec le géant de l'agroalimentaire Cargill et le spécialiste des biotechnologies Monsanto (dont elle détient une part importante du capital). Répondant aux accusations d'accaparement des terres en Afrique, Bill Gates a répondu que "bon nombre de ces accords étaient bénéfiques et qu'il serait dommage d'en bloquer certains à cause de l'approche particulière des sociétés occidentales" (vous remarquerez qu'une fois encore il n'est pas question des Africains). Enfin, j'ai découvert que tout cela durait depuis bien longtemps. Dans la biographie brillante et caustique de Bono qui vient de paraître au Royaume-Uni (The Frontman : Bono, in the Name of Power), Harry Browne affirme que "depuis près de trente ans, Bono, en tant que personnalité publique, amplifie le discours des élites, défend des solutions inefficaces, fait la leçon aux pauvres et lèche les bottes des riches et des puissants". Son raisonnement est "un mélange habile de colonialisme commercial et missionnaire, dans lequel les pays pauvres ne sont qu'un défi que doivent relever les pays riches". Browne accuse Bono d'être devenu "le visage compatissant de la technocratie mondiale", un homme qui, sans aucun mandat, s'est autoproclamé porte-parole de l'Afrique et a servi de "couverture humanitaire" aux responsables occidentaux. En présentant les pays occidentaux comme les sauveurs de l'Afrique sans parler des dégâts causés par le G8, il a affaibli les mouvements pour la justice et la transparence tout en apportant une légitimité au projet néolibéral. Bono dit représenter "les plus pauvres et les plus vulnérables" mais après avoir discuté avec de nombreux militants des pays riches et pauvres depuis la publication de l'article de ONE, j'ai été frappé de voir que tous dénonçaient le même problème : Bono et ses pairs s'expriment au nom des Africains et occupent précisément leur espace politique. Puisque Bono est considéré comme le porte-parole des pauvres dans le monde, les pauvres ne sont pas invités à parler. Tout cela fonctionne à merveille. Sauf pour eux. Un club de multimillionnaires La campagne ONE ressemble à mes yeux au genre d'organisation tout droit sortie de l'imagination d'un John le Carré ou d'un Robert Harris. Elle prétend œuvrer au nom des plus pauvres mais son conseil d'administration se compose essentiellement de multimillionnaires, de grands barons de l'industrie et de défenseurs de l'ordre américain. Vous y trouverez notamment Condoleeza Rice, l'ancienne secrétaire d'Etat de l'administration Bush qui avait promu avec zèle la guerre en Irak, autorisé les agents de la CIA à recourir à la torture et qui a joué la carte de l'intimidation pour obtenir le soutien de plus petites nations aux objectifs américains. Vous y verrez également le nom de Larry Summers, ancien économiste en chef lors de la période d'ajustement structurel et qui, en tant que secrétaire au Trésor, a contribué à la déréglementation de Wall Street (avec toutes les joyeusetés que cela a entraîné pour la population). Il y aussi Howard Buffett, ancien membre du conseil d'administration du géant Archer Daniels Midland, de Coca-Cola ainsi que de ConAgra et Agro Tech, deux groupes agroalimentaires. Alors que l'Afrique est censée être au cœur de la campagne ONE, seuls deux de ses membres sont africains. L'un est un grand nom de la téléphonie mobile, l'autre est le ministre des Finances du Nigeria, ancien responsable de la Banque mondiale. Qui d'autre pourrait mieux représenter les plus pauvres ? Lorsqu'une organisation ne cesse de répéter qu'elle possède un "ancrage local", ainsi que le font les représentants de ONE, il y a fort à parier que c'est exactement l'inverse. Cet éventail de multimillionnaires et de technocrates me semble être un condensé de puissance industrielle et américaine. Je trouve l'appel lancé par Bono la semaine dernière pour "plus de transparence" particulièrement indécent. Ainsi que le rappelle Harry Browne, la nébuleuse de sociétés autour de U2, les arrangements financiers du chanteur avec la campagne Product Red et ses investissements par le biais de sociétés de capitaux privés dont il est cofondateur sont tout sauf transparents. On ne s'étonnera même pas de voir que la justice fiscale ne figure pas parmi les objectifs de ONE. On raconte – bien que l'anecdote semble peu vraisemblable – que lors d'un concert à Glasgow, Bono aurait tapé dans ses mains en lançant à la foule : "A chaque fois que je tape dans mes mains, un enfant meurt en Afrique.” Ce à quoi un membre du public aurait répondu : "Ben putain, arrête de faire ça alors !" Un judicieux conseil. J'espère qu'il l'a entendu.