Inondation au bord de la Russian River sur Westside Road. Healdsburg, comté de Sonoma, Californie. 27Feb2019. Photo : s_gibson/ iStock « Trop de pluie, mais pas assez d’eau », titrait récemment un article au sujet des pluies torrentielles qui ont frappé la Californie en décembre dernier. L’État américain avait grandement besoin de cette pluie, mais, comme le souligne l’article, c’était loin de suffire à le sauver de la grave sécheresse qui touche la région. Au contraire, les principaux réservoirs de la Californie demeurent en-deçà de la moyenne pour cette période de l’année. Les ressources hydriques de la rivière Colorado, qui irrigue la Californie ainsi que six autres États de l’ouest des États-Unis, sont plus limitées encore, l’un des lacs qui alimentent la rivière connaissant son niveau le plus bas depuis un siècle. Par ailleurs, 64 pour cent des puits d’eau souterraine de l’État présentent des niveaux inférieurs à la normale.Mais le problème ne se limite pas à la sécheresse. Les soucis d’approvisionnement en eau en Californie proviennent principalement de l’essor, rapide et massif, de la production industrielle de légumes, fruits à coque et produits laitiers, pour la plupart destinés à l’exportation vers le reste du pays. Les immenses laiteries industrielles californiennes et autres exploitations industrielles utilisent également des quantités d’eau astronomiques. Cette production industrielle dépend de l’eau utilisée pour l’irrigation, qui provient en grande partie des eaux souterraines de l’État. À titre d’exemple, la superficie occupée par les amandiers, très gourmands en eau, a presque doublé au cours de la dernière décennie. Des scientifiques ont calculé que, depuis 2019, le niveau d’épuisement des eaux souterraines s’est aggravé de près d’un tiers par rapport aux deux dernières sècheresses. Comme le dit Tom Philpott dans son excellent ouvrage Perilous Bounty[1] : « Fondamentalement, l’inextinguible soif des exploitations dont nous dépendons pour remplir les rayons de nos supermarchés a été telle que, même les années pluvieuses, celles-ci ont systématiquement surexploité les ressources en eau relativement modestes de la Californie ».La chute du niveau des eaux souterraines californiennes qui en découle ont plusieurs conséquences désastreuses. En 2022, plus de 1400 puits asséchés ont été signalés dans l’État, un nombre record depuis que les autorités ont commencé à les recenser en 2013. Si l’on veut continuer à utiliser les eaux souterraines, il va falloir creuser plus profondément. L’épuisement des nappes phréatiques entraîne l’affaissement de certaines parties du sol dans la Vallée Centrale de Californie. À mesure que le niveau d’eau baisse, des espaces se créent sous terre, parmi les couches de gravier, de sable et d’argile, ce qui cause des effondrements et réduit à jamais la capacité de rétention d’eau des nappes phréatiques. À certains endroits de la vallée, le sol s’enfonce d’environ 30 cm par an, ce qui a endommagé les canaux et les puits. En s’affaissant et en devenant plus compact, le sol ne peut plus retenir l’eau et devient impropre à l’agriculture.Le tarissement des eaux souterraines n’est pas l’apanage de la Californie. Il s’agit d’un phénomène mondial que l’on observe dans la plupart des grandes zones agricoles irriguées. Selon une étude, la superficie mondiale touchée par l’épuisement des eaux souterraines a plus que doublé entre 1960 et 2000, un phénomène qui s’est encore accéléré depuis. D’autres équipes de recherche estiment qu’un tiers des principales nappes phréatiques sont désormais menacées. « Ce qui est alarmant, c’est que plus de la moitié des principales nappes phréatiques se tarissent. On a dépassé un seuil critique au-delà duquel leur durabilité n’est plus garantie, et un tiers de ces importantes nappes phréatiques (13 au total), sont gravement menacées », a déclaré Jay Famiglietti, co-auteur de cette étude. Selon cette même étude, deux des régions les plus densément peuplées au monde, le nord de l’Inde et le nord de la Chine, connaissent un grave épuisement de leurs eaux souterraines. Trois cas sont particulièrement remarquables : les nappes phréatiques du Gange et du Bassin de l’Indus (tous deux situés en Inde), et celles du nord de la Chine. Comme partout ailleurs dans le monde, la surexploitation de l’eau pour l’irrigation constitue la cause principale de ce problème, et le changement climatique ne fait qu’aggraver la situation. Dans la région du Pendjab, épicentre de la Révolution verte, les agriculteurs et agricultrices ont pu constater une baisse du niveau des eaux souterraines allant jusqu’à un mètre par an, les contraignant à creuser leurs puits à plus de 60 mètres de profondeur ces dernières années. L’accentuation particulièrement préoccupante du phénomène d’épuisement des eaux souterraines ce siècle dernier est illustrée dans le diagramme ci-dessous.Graphique : estimation du niveau d’épuisement des eaux souterraines dans le monde entre 1900 et 2008. Source : Jean Margat & Jac van der Gun, “Groundwater around the world, a geographical synopsis”[2], 2013, p 136Traduction de la légende :Axe des ordonnées : taux d’épuisement (km3/an)Code couleur :Mauve : Autres régions du mondeOrange : Nord de l’Inde et zones adjacentesBleu turquoise : Plaine de Chine du NordViolet : Nappes phréatiques d’Arabie SaouditeVert : SASSRouge : Système aquifère nubienBleu foncé : États-Unis (toutes les nappes phréatiques) À l’échelle mondiale, la superficie des terres irriguées a doublé entre 1950 et 1980, une croissance qui s’est poursuivie à un rythme soutenu depuis lors. L’un des facteurs principaux à l’origine de cette hausse considérable a été la Révolution verte, qui a fait se propager dans le monde entier de nouvelles variétés de blé, de riz et de maïs très gourmandes en eau. Mais c’est aussi l’époque où, sous la pression de la Banque mondiale, du FMI et d’autres agences, les pays du Sud ont commencé à se concentrer sur les cultures destinées à l’exportation. Or, la plupart de ces cultures nécessitent d’importantes quantités d’eau pour pousser. Tandis que le maïs a besoin de 500 à 900 mm d’eau pour une saison de végétation, le coton lui a besoin de 700 à 1300 mm, et certaines cultures, telles que la canne à sucre ou encore les bananes nécessitent de 1200 à 2500 mm. Pis encore, pour produire un kilo de viande de bœuf, les vaches ont besoin de pas moins de 15 000 litres d’eau !On entend aujourd’hui fréquemment parler d’importation et d’exportation « d’eau virtuelle » lorsque l’on évoque la vente de marchandises agricoles. Néanmoins, l’eau entre rarement en compte dans les décisions prises au sujet d’importations et d’exportations de denrées alimentaires. Par exemple, le volume d’eau total nécessaire à la production de riz en Inde, en Thaïlande, au Pakistan et au Vietnam place ces pays à la première place des exportateurs d’eau virtuelle, alors que les agriculteurs et agricultrices de ces mêmes pays se heurtent à de graves problèmes d’accès à l’eau et de baisse des niveaux d’eau. Si ces pays continuent à exporter leur eau virtuelle à ce rythme, ils pourraient bientôt en manquer pour continuer à exporter ou, pire encore, pour produire suffisamment de riz pour nourrir leur propre population.Une autre facette de l’irrigation excessive est son impact sur les zones naturelles environnantes. La réserve naturelle de Doñana, située au sud de l’Espagne, en est le parfait exemple. Doñana est la plus grande zone humide d’Europe, constituée de plus de 100 000 hectares de lagunes et de marécages où des centaines de milliers d’oiseaux migrateurs viennent chaque année se reposer. Au cours des dernières décennies, la zone entourant la réserve a connu une formidable expansion des cultures de fraises et de myrtilles. Entre 1982 et 2000, la superficie des terres dédiées à la culture des fraises a été multipliée par six et les serres s’étendent aujourd’hui sur environ 6000 hectares. Étant donné qu’il s’agit également de l’une des régions les plus arides d’Europe, l’agriculture dans cette zone est fortement tributaire de l’irrigation provenant des aquifères sous-jacents, ce qui donne lieu actuellement au dessèchement du parc de Doñana et fait peser une menace sur l’écosystème de la zone humide, et par-là même les oiseaux qui en dépendent. Certes, la région caracole en tête des régions productrices de fraises en Europe, et également des exportateurs mondiaux, néanmoins, avec la cadence à laquelle elle épuise ses ressources en eau, il est peu probable qu’elle conserve la première marche du podium pour bien longtemps encore.À quelques centaines de kilomètres à l’est se trouve la province d’Alméría et ses immenses serres qui fournissent à l’Europe la plupart de ses légumes verts d’hiver. Cette vaste étendue de 40 000 hectares est une véritable « mer de plastique » et abrite la plus grande superficie de serres au monde. Il s’agit également de l’une des zones les plus arides d’Europe et la consommation des serres en eau est 4 à 5 fois supérieure au volume annuel des précipitations. Afin d’accéder à l’eau, les agriculteurs et agricultrices doivent creuser des puits profonds pour atteindre les eaux souterraines, qui représentent 80% de l’eau utilisée dans le secteur agricole. Par ailleurs, non seulement les nappes phréatiques se tarissent mais leur qualité se voit également dégradée. L’augmentation spectaculaire à la fois de la salinité des eaux souterraines causée par l’intrusion d’eau de mer (un phénomène courant dans les nappes phréatiques côtières surexploitées) et de la concentration en nitrates, due au ruissellement des engrais, suscitent des inquiétudes quant à la biodiversité locale et la qualité de l’eau potable. Là encore, beaucoup s’interrogent sur la pérennité du miracle des légumes d’Almería.Certains pays dépendent de ce que l’on appelle les « eaux fossiles », il s’agit essentiellement d’eaux souterraines présentes dans les nappes phréatiques depuis des milliers voire des millions d’années. Elles sont considérées comme non renouvelables car elles ne peuvent être réalimentées. L’Arabie Saoudite fait partie de ces pays. Au milieu des années 1980, le pays s’est lancé dans un ambitieux projet agricole consistant à cultiver des plantes dans ses zones désertiques en ayant recours à l’eau fossile située en profondeur sous le sable, à l’aide de systèmes d’irrigation à pivot central dans le bassin aride de Wadi Sirhan, située au nord-ouest du pays. Le désert saoudien s’asseyait alors sur environ 500 milliards de mètres cubes d’eau fossile. Néanmoins, on estime que, ces dernières années, 21 milliard de mètres cubes ont été prélevés annuellement afin de soutenir l’agriculture intensive moderne. Selon une étude préliminaire, 80% de cette eau fossile aurait disparu depuis déjà un long moment.Contraint de trouver une nouvelle solution, le pays a entrepris de chercher des terres arables ailleurs, principalement en Afrique, afin de produire de la nourriture destinée à être exportée vers l’Arabie Saoudite, ce qui a engendré une ruée massive d’envergure mondiale sur les terres agricoles, entraînant dans son sillage le déplacement d’agriculteurs, agricultrices, d’éleveurs et éleveuses en Afrique et ailleurs. L’Arabie Saoudite et d’autres États du Golfe poursuivent leurs recherches dans d’autres régions du monde, en quête d’une zone offrant un accès à l’eau et la possibilité d’installer leurs grandes exploitations agricoles, y compris dans des endroits tels que l’Arizona aux États-Unis, ou encore au Soudan, où l’accès à l’eau est déjà problématique. Un récent documentaire, intitulé The Grab (littéralement : l’accaparement), montre comment l’accès à l’eau pour la production alimentaire est désormais un enjeu géopolitique et sécuritaire majeur.La tendance actuelle à l’irrigation est souvent présentée comme un moyen de faire face aux précipitations de plus en plus irrégulières dues au changement climatique. Toutefois, l’eau doit venir de quelque part et, pour irriguer, il faudra nécessairement en prélever dans les lacs, les retenues d’eau et les nappes phréatiques. Cela pourrait alors exacerber les conflits liés à l’eau, déjà aggravés par le changement climatique, et mener aux fameuses guerres de l’eau.De toute évidence, utiliser l’eau pour irriguer des cultures destinées à l’exportation est une hérésie à laquelle il faut mettre un terme, sans quoi nous nous retrouverons réellement sans eau. Il est grand temps de soutenir les techniques culturales locales bien plus durables employées par la paysannerie du monde entier, des techniques soucieuses de la terre, tels que l’assolement, les cultures de couverture et les cultures associées, qui permettent d’économiser l’eau et de préserver la fertilité du sol. Il est par ailleurs urgent d’axer les politiques sur la souveraineté alimentaire pour nourrir les populations, et non pour remplir les poches des sociétés d’import-export.[1] Livre non traduit en français.[2] Livre non traduit en français.