Du haut de la colline, Surdarmin Paliba regarde les rangées de palmiers à huile qui s’étendent en contrebas à perte de vue. « C’est là qu’étaient nos fruitiers, et en bas, on cultivait du riz, » dit-il. En 1994, un beau matin, Sudarmin et quelques autres agriculteurs du district Buol, à Sulawesi central en Indonésie, se rendaient dans leur ferme quand ils sont tombés sur un groupe de travailleurs gardés par des soldats, qui coupaient des arbres dans la forêt environnante. On leur a dit alors qu’une route était en construction. Mais rapidement ils ont compris que ce n’était que les prémices d’une opération beaucoup plus vaste. Toutes leurs terres et leurs forêts coutumières avaient été cédées - sans qu’ils en aient été avertis ou qu’on leur ait demandé leur consentement - à l’une des familles les plus riches et les plus puissantes d’Indonésie pour en faire une énorme plantation de palmiers à huile de 22 000 hectares de superficie. Les trois années suivantes ont vu la destruction des terres agricoles et des forêts qui étaient utilisées par plus de 6 500 familles. Sudarmin et les gens de son village ont bloqué les camions et se sont attachés aux arbres en signe de protestation, mais face au soutien militaire dont bénéficiait l’opération, il n’y avait pas grand chose à faire. Aujourd’hui, les anciennes fermes et forêts de la communauté sont recouvertes d’une monoculture sans fin de palmiers à huile appartenant à PT Hardaya Inti Plantations. Cette entreprise appartient à un magnat du monde des affaires, un habitué du milieu politique, Murdaya Widyawimarta, et sa femme Siti Hartati Cakra Murdaya, par le biais de leur holding, le Cipta Cakra Murdaya Group. Une vague d’accaparement des terres Sulawesi est l’une des cibles principales d’un incroyable projet d’expansion des plantations d’huile de palme en Indonésie. Depuis 2005, la superficie consacrée aux palmiers à huile a quasiment doublé dans ce pays et les palmiers couvrent désormais 8,2 millions d’hectares, à peu près un tiers de toute la surface arable d’Indonésie. Comme il restait très peu de terres disponibles sur l’île de Sumatra où se concentrait traditionnellement la production d’huile de palme, les entreprises se sont tournées vers les îles de Kalimantan, de Sulawesi et vers la Papouasie. Certains des plus gros producteurs de palme indonésiens poursuivent même leur expansion jusqu’aux Philippines et en Afrique de l’Ouest. L’augmentation de la demande mondiale en huile bon marché pour l’industrie alimentaire et les biocarburants ne fait qu’exacerber cette expansion. Mais cette expansion est aussi le résultat d’une inégalité brutale. Les principaux acteurs de l’industrie de l’huile de palme indonésienne, complices de l’ancien président Suharto ont commencé à utiliser les richesses qu’ils ont accumulées et leurs contacts politiques pour s’emparer des terres des communautés les plus marginalisées. Ils sont souvent de connivence avec les entreprises agroalimentaires étrangères et les banques, dont beaucoup sont basées à Singapour et en Malaisie. Une entreprise avec des amis bien placés Pt Hardaya Inti Plantations s’est emparé des terres de Buol pendant les dernières années du règne de Suharto. Les propriétaires de l’entreprise, Murdaya Widyawimarta et Siti Hartati Cakra Murdaya, ont fait fortune en profitant de juteux marchés publics passés avec le gouvernement de Suharto, avant de diversifier leurs investissements en acquérant des hôtels, des plantations et même des fabriques de chaussures qui fournissent des sociétés comme Nike ou Lacoste. Quand la dictature de Suharto est tombée en 1998, le couple s’est engagé de façon plus directe en politique, cimentant des liens qui remontent jusqu’à l’actuel Président Susilo Bambang Yudhoyono. Les autres principaux actionnaires de Pt Hardaya Inti Plantations sont eux aussi des acteurs importants sur l’échiquier politique, notamment la ministre de l’Autonomisation des femmes et de la Protection des enfants, Linda Armalia Sari,et le fils de l’ancien directeur de l’Agence nationale du Renseignement, Ronny Narpatisuta Hendropriono. Des promesses reniées Malgré les forces redoutables auxquelles ils se trouvaient confrontés, les villageois du district de Buol ont toujours eu la ferme intention de récupérer leurs terres. Des blocages répétés des routes et d’autres actions de protestation ont obligé Pt Hardaya Inti Plantations à négocier un accord en mai 2000 : l’entreprise s’engageait à fournir quelque 4 900 ha de terres pour compenser les pertes des villageois déplacés et établir un programme de sous-traitance selon lequel elle devait préparer et planter 2 hectares de palmiers à huile pour chaque famille et acheter la récolte à un prix convenu. Cependant, en l’espace d’un mois, l’entreprise niait déjà avoir négocié l’accord et ne proposait à la place qu’un programme de sous-traitance concernant 15 000 ha, situés en-dehors de sa concession et sur des terres que le gouvernement aurait à identifier. Ce fut une terrible déception pour les villageois. Épuisés par des années de lutte et abandonnés par le gouvernement, ils ont fini par s’essouffler, laissant le champ libre à l’entreprise pour poursuivre son développement. De mal en pis La situation des villageois s’est détériorée au cours des années qui ont suivi. L’entreprise ayant découvert qu’une bonne partie des terres acquises n’étaient pas productives, elle a commencé à s’étendre à l’extérieur de la zone de concession. Les cartes officielles montrent comment l’entreprise a peu à peu envahi plusieurs milliers d’hectares, qui étaient principalement réservés aux familles qui s’étaient établies dans la région, dans le cadre d’un plan du régime Suharto pour réinstaller des paysans sans terres d’autres régions du pays. La déforestation et la plantation de palmiers à huile en bordure de rivière et sur les pentes des collines, dans l’enceinte et en-dehors de la concession, ont provoqué une érosion sévère et une grande partie du sol a fini dans le Buol, un fleuve à fort débit. « Autrefois nous avions trois crues par an dans nos rizières, » rappelle Yahyah qui s’est installé en aval des plantations, quand son village a été détruit pour faire de la place à la concession vers le milieu des années 1990. « Maintenant, le fleuve est en crue six à huit fois par mois et ces crues ont ruiné notre production de riz. » Le programme de sous-traitance promis par l’entreprise s’est à peine matérialisé. Jusqu’à présent, seuls 400 hectares de terres ont été alloués et la majorité de ces terres sont allées aux hommes politiques locaux pour les remercier de leur soutien. Paraman Yunus, un agriculteur engagé dans le programme se sous-traitance fait remarquer que le salaire mensuel payé par l’entreprise n’est que d’une quarantaine de dollars. « L’entreprise ne nous informe pas de la façon dont elle calcule les prix, » déplore Paraman. « La plus grande partie de nos revenus sert à rembourser les dettes que nous avons contractées vis—à-vis de l’entreprise pour payer les coûts initiaux de préparation des terres. » Les conditions de travail dans la plantation sont terribles. Plus de 3 000 personnes y travaillent, dont beaucoup ont perdu leurs terres au profit de l’entreprise. Elles vivent dans des camps délabrés et ne sont payées qu’en fonction de la quantité récoltée. Un ouvrier du nom de Hamsi vit avec sa femme et ses deux enfants dans une pièce exiguë dans un des camps de travail de la plantation. Lui et sa femme font de longues semaines difficiles depuis 13 ans. « Nous avons beau travailler très dur, nous sommes toujours endettés, » explique Hamsi. Ce n’est pas seulement parce que les salaires payés par l’entreprise sont très bas que les ouvriers restent pauvres. En effet, l’entreprise leur déduit en permanence toutes sortes de frais, de l’électricité et de l’eau qu’ils utilisent chez eux aux outils et au matériel dont ils ont besoin pour travailler. À la fin de chaque mois, Hamsi dit qu’il ne leur reste plus d’argent. La femme de Hamsi comme les autres femmes de la plantation, s’occupe des pesticides. L’un des pesticides largement utilisé sur la plantation est le Gramaxone (du paraquat), un herbicide qui a été interdit dans plus de 30 pays pour ses conséquences graves sur la santé humaine. Elle n’a pas reçu de formation, dit-elle, et elle travaille sans protection ; elle a continué à vaporiser des pesticides pendant ses grossesses et juste après la naissance de ses enfants, parce qu’elle ne pouvait pas se permettre de prendre des congés sans solde. Renaissance de la résistance En 2012, les chefs de trois des villages détruits par la plantation ont noué des contacts avec AGRA, le mouvement paysan national. À cette date, les ouvriers de la plantation avaient aussi mis en place un syndicat et commencé à se battre pour obtenir de meilleures conditions de travail. Ensemble, ils se sont mobilisés de nouveau contre l’entreprise sous la bannière du Forum Tani Buol. En octobre 2012, le Forum Tani Buol a envoyé une délégation de leaders à Jakarta, pour rencontrer la Commission nationale des droits humains et négocier avec l’entreprise au siège de cette dernière. Ils ont ensuite organisé un blocage de route et occupé le bureau du maire. À chaque fois, le gouvernement et les responsables de l’entreprise ont répondu en promettant de trouver un arrangement qui s’appuierait sur l’accord initial de mai 2000. Mais rien ne s’est jamais matérialisé. Frustrés par ce manque de décision, les agriculteurs et les ouvriers se sont emparés de l’usine de transformation de l’entreprise en mars 2013. Le gouvernement a envoyé l’armée pour les déloger, mais ils avaient eu le temps d’arracher au gouvernement une nouvelle promesse d’imposer une résolution au conflit. Malgré des années de promesses non honorées, les villageois demeurent optimistes et espèrent qu’ils vont bientôt récupérer leurs terres. Ils sont convaincus que le gouvernement local a finalement pris leur parti. En outre, un groupe de travail agréé par le gouvernement et la Commission nationale des droits humains soutient leurs revendications. Les propriétaires de l’entreprise sont dans une position moins avantageuse : Siti Hartati Cakra Murdaya est actuellement en prison pour deux ans et demi pour avoir offert 3 milliards de roupies (300 000 dollars US) en pots-de-vin à un fonctionnaire de Buol en échange d’autorisations d’étendre la plantation sur des terres extérieures à la zone occupée par la concession. Les villageois commencent même à discuter de savoir ce qui va se passer une fois que leurs terres leur auront été rendues. Ils sont d’accord pour dire que ces terres doivent être gérées de façon collective et non pas selon des droits de propriété individuels et ils admettent qu’ils n’ont pas vraiment d’autre choix que de continuer à produire de l’huile de palme, jusqu’à ce que les arbres actuels arrivent à complète maturité et puissent être remplacés par d’autres cultures. Le problème, toutefois, est que l’entreprise n’est pas d’accord. Elle ne s’est pas présentée lors d’une réunion organisée avec les villageois l’an dernier par le gouvernement local. On peut raisonnablement craindre que les propriétaires n’exploitent les liens étroits qu’ils entretiennent avec le gouvernement et l’armée pour faire déraper une fois de plus la résolution attendue. Leçon à tirer de l’accaparement des terres pour l’huile de palme L’expérience des communautés de Buol montre que les conséquences profondes de l’établissement de plantations d’huile de palme pour les communautés locales ne font que s’aggraver avec le temps. Les maigres avantages récoltés dans une plantation, que ce soit à travers un emploi ou un programme de sous-traitance, ne remplacent nullement la perte d’accès et le contrôle des terres et des ressources en eau utilisées par les communautés pour assurer leur alimentation et leur subsistance. « Autrefois nous cultivions toute la nourriture dont nous avions besoin en une seule saison, » rappelle Samisar Abu, mère de trois enfants, dont les terres familiales sont passées aux mains de PT Hardaya Inti Plantation. « Mes parents gagnaient suffisamment avec nos terres pour payer nos frais scolaires, mais aujourd’hui je ne peux pas faire la même chose pour mes enfants. » Au cours des 20 années où les villageois de Buol se sont démenés pour récupérer leurs terres et améliorer les conditions de travail dans les plantations, ils n’ont pas obtenu grand chose de l’entreprise ni du gouvernement, si ce n’est des mots dénués de signification. Les seuls gains véritables ont été acquis quand des actions directes ont été menées : les blocages de routes et les occupations de locaux ont réussi à faire progresser les choses à coup de négociations. Mais ce genre d’actions est susceptible hélas de susciter une répression violente. Si la dernière série d’actions ne parvient pas à garantir des terres aux villageois, le conflit risque fort de s’exacerber. Dans ce contexte, la solidarité et le suivi de la situation au niveau international sont essentiels. Les villageois veulent vraiment que leur cas reçoive plus de publicité dans le reste du monde. Ils indiquent que l’un des moyens de les soutenir est de signer une pétition qui sera remise à PT Hardaya Inti Plantation. Ils pensent aussi qu’il est crucial pour eux d’avoir une carte détaillée de la région qui clarifie l’usage des terres avant et après l’établissement de la plantation ; ils demandent qu’on les soutienne financièrement pour leur permettre de réaliser cette carte. Lire une pétition pour le soutien de la lutte du forum des paysans de Buol. Pour prendre contact avec les villageois Sudarmin Paliba ([email protected]) avec copie à Rahmat Ajiguna ([email protected])