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TIRPAA : droits des paysans ou marché de dupes

by Guy Kastler | 1 Oct 2009

Guy Kastler

L’Organe Directeur du Traité International sur les Ressources Phytogénétiques pour l’Alimentation et l’Agriculture a tenu sa troisième réunion du 1° au 5 juin 2009 à Tunis. Les paysans ont gagné de belles déclarations d’intention pendant que les firmes semencières ont consolidé leur accès gratuit à l’ensemble des semences paysannes de la planète et ont consolidé leur monopole sur les semences commerciales. Derrière des affrontements entre états du Sud et du Nord parfois assez vif, le « Traité sur les semences » offre-t-il de nouvelles opportunités aux paysans ?

I – Le TIRPAA, C’EST QUOI ?

I - a) Les semences paysannes, matière première de l’industrie

Les semences sélectionnées et conservées par les paysans du monde depuis l’émergence de l’agriculture et encore aujourd’hui constituent la seule et unique matière première de l’industrie semencière. C’est pourquoi elle les a baptisé « ressources phytogénétiques ». L’accès à ces semences est pour elle une question de survie, mais elles constituent par ailleurs son principal concurrent : tant que les paysans peuvent conserver et sélectionner leurs semences, il lui est difficile de leur vendre les siennes. Grâce aux techniques modernes d’ « amélioration des plantes », l’industrie a stabilisé et homogénéisé ces semences paysannes pour les adapter aux augmentations de rendement permises par l’engrais chimiques et les pesticides, puis les a revendues aux paysans sous forme de variétés commerciales.

I - b) Le monopole des semences industrielles non librement reproductibles

Pour assurer ensuite son monopole commercial, elle a imposé dans la plupart des pays, pour tout échange ou vente de semences, la certification et/ou l’inscription au catalogue de variétés stables et homogènes. Les semences paysannes, reproduites au champ en pollinisation libre, évoluent et se diversifient constamment pour s’adapter à la diversité et à la variabilité des terroirs et des climats. Elles ne sont jamais homogènes ni stables, ce qui les prive de tout accès au marché et les condamne à disparaître. Mais l’interdiction d’échanger leurs semences n’empêche pas les agriculteurs d’utiliser une partie de leur récolte précédente comme semence. Pour supprimer cette dernière liberté, l’industrie a inventé les hybrides F1 qui rendent cette utilisation non productive. Puis, pour compléter ce verrouillage technique qui ne s’applique pas à toutes les espèces, elle a inventé deux formes de Droit de Propriété Intellectuelle (DPI) sur les variétés : le brevet qui interdit toute utilisation de semence de ferme et le Certificat d’Obtention Végétale (COV) qui en fait une contrefaçon que chaque état peut interdire ou n’autoriser qu’en échange du paiement de royalties.

I – c) Du patrimoine commun de l’humanité à la souveraineté nationale

Ce monopole a rapidement provoqué la disparition des semences paysannes dans les pays riches qui ont généralisé l’agriculture industrielle. Pour sauvegarder ses ressources, l’industrie a alors convaincu les états de les collecter avant qu’elles ne disparaissent et de les conserver dans des banques de gènes « hors situ ». Les paysans pratiquant une agriculture vivrière, dite « non commerciale », et ne disposant pas d’argent pour acheter les semences industrielles, ni l’engrais indispensable à leur culture, ont été autorisés à conserver leurs semences traditionnelles et à les échanger : cette conservation « in situ » permet le renouvellement de leur diversité qui n’est plus assuré dans les banques « ex situ ».

Les ressources phytogénétiques ont d’abord été considérées comme un « patrimoine commun de l’humanité », librement accessible pour les chercheurs et les sélectionneurs publics ou de l’industrie. Mais en 1992, lors de la Convention de Rio sur la Diversité Biologique (CDB), la protestation des états du Sud riches en biodiversité s’est enfin faite entendre dans les arènes de négociations internationales : ils ont pu dénoncer les pratiques de l’industrie du Nord qui d’un côté prélève gratuitement et librement leurs ressources génétiques, et de l’autre côté les transforme en produits protégés par des DPI, dont l’utilisation est interdite ou payante. L’industrie et les pays riches qui la défendent leur ont alors proposé le marché suivant : nous reconnaissons votre souveraineté nationale sur vos ressources génétiques, nous nous engageons à négocier votre consentement avant tout prélèvement et à partager ensuite les bénéfices que nous retirons de leur exploitation commerciale. En contrepartie, vous devez reconnaître les DPI qui nous permettent de réaliser ces bénéfices et de les partager avec vous. Dès 1995, les accords sur les Aspects des Droits de Propriétés Intellectuels liés au Commerce (ADPIC) ont imposé à tous les pays membres de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) la reconnaissance soit du brevet, soit du COV, soit des deux cumulés, soit d’une autre forme efficace de protection intellectuelle des variétés végétales.

I – d) Le système multilatéral d’accès et les droits des agriculteurs

L’industrie a cependant pris la précaution d’exclure de l’obligation de partage des bénéfices toutes les ressources collectées avant la signature de la CDB et déjà enfermées dans ses propres collections ou dans les collections des pays du Nord auxquelles elle a librement accès puisqu’ils abritent ses usines. Il lui reste ainsi du temps pour négocier la suite. Sa première revendication est de retrouver l’accès libre à l’ensemble des ressources de la planète. Elle a pour cela proposé un système multilatéral d’accès qui est la première raison d’être du Traité : les signataires du Traité et toute partie (état ou personne privée) qui met ses propres ressources à la disposition du système multilatéral ont librement accès à l’ensemble des ressources qui y ont été cédées par les autres parties. Cet accès est libre pour la conservation, la recherche ou la formation, l’accès des agriculteurs reste soumis au bon vouloir des états. En contrepartie, les états signataires s’engagent à respecter les « droits des agriculteurs » qui ont conservé, conservent et conserveront ces ressources. Ces droits, qui restent la partie non mise en œuvre du Traité, sont ainsi définis :

•   la protection des savoirs traditionnels,

•   le partage des bénéfices issus de l’exploitation commerciale de leurs ressources,

•   la participation aux décisions nationales concernant les ressources

Le Traité cite aussi les droits des agriculteurs de conserver, utiliser, échanger et vendre les semences de ferme, mais sous réserve des lois nationales. L’application de ces droits reste cependant sous la responsabilité des états et non du Traité : la plupart des pays les ignorent totalement, certains tolèrent hors du cadre légal les échanges informels de semences entre agriculteurs, quelques rares pays les transcrivent partiellement dans leur législation nationale (Brésil, Inde, Pérou, Equateur, Suisse...).

I – e) Le partage des bénéfices et l’Accord de Transfert de Matériel

Le partage des bénéfices se négocie par contre au-delà des frontières et ne peut pas être bloqué par les seules législations nationales. L’industrie s’est d’abord employée à le rendre inapplicable. Pour qu’un particulier ou une communauté puissent le revendiquer dans un cadre bilatéral directement auprès de celui qui exploite sa ressource, il faut que son pays agisse en son nom. Il ne peut le faire que s’il dispose d’une loi contre la biopiraterie : ces lois sont très rares. Il faut ensuite que le cédant de la ressource soit informé de son exploitation commerciale par une tierce partie : aucun paysan et très peu d’états du Sud n’ont les moyens de surveiller l’ensemble des brevets déposés dans chaque pays. Quand au COV, il est déposé sans aucune indication de l’origine des ressources utilisées pour son obtention. C’est pourquoi de plus en plus de semencier y ont recours pour légaliser la biopiraterie : leur variété, issue des ressources phytogénétiques, est protégée par un COV qui permet d’échapper au partage des bénéfices. Les gènes présents dans la variété et liés l’invention technologique qui a permis son obtention sont brevetés, mais ne sont pas soumis au partage des avantages, au prétexte qu’ils sont issus de la recherche en biotechnologie et non des savoirs traditionnels associés à la ressource phytogénétique utilisée. Depuis la signature de la Convention de Rio en 1991 puis du TIRPAA 14 ans plus tard, on compte sur les doigts de la main les restitutions financières bilatérales d’un semencier à une communauté paysanne à laquelle il a emprunté des ressources phytogénétiques.

C’est pourquoi le Traité a mis au point un système multilatéral de partage des bénéfices lié aux échanges de ressources entre les parties : toute partie qui utilise une ressource issue du système multilatéral pour élaborer un produit protégé par un brevet doit reverser 1,1% de ses ventes à un Fond de partage des bénéfices géré par le Traité. Et pour permettre que cet engagement soit respecté, tout échange doit faire l’objet d’un enregistrement écrit communiqué au Traité sous forme d’Accord de Transfert de Matériel. Celui qui protège son produit avec un COV est par contre exonéré de cette obligation au prétexte que la ressource phytogénétique reste librement disponible pour la recherche et pour d’autres sélections. Les sommes récoltées par ce mécanisme sont destinées au renforcement des capacités des pays les plus pauvres à conserver leurs ressources « ex situ » et « in situ », ce qui laisse entendre qu’elles devraient rémunérer aussi les agriculteurs qui ont conservé ou conservent les ressources phytogénétiques.

II – LES ENJEUX DE LA REUNION DE TUNIS

Depuis la signature du Traité, les pays du Sud réclament une application effective du partage des bénéfices et des droits des agriculteurs. Un grand nombre d’entre eux, comme le Brésil, conditionnent l’accès à leur ressource à cette application. De leur côté, les pays riches, menés par le Canada, l’Australie, l’Allemagne et la France, conditionnent leurs contributions financières au fonctionnement du Traité et au partage des bénéfices à un accès libre de l’industrie à la totalité des ressources de la planète. Les intérêts des Etats-Unis qui n’ont pas ratifié le Traité, sont ouvertement défendus par la Canada qui s’exprime au nom de la « région Amérique du Nord ». Tant que l’UPOV et le brevet sur les gènes synthétiques ou les technologies génétiques contourneront le partage des avantages et s’opposeront aux droits des agriculteurs de protéger leurs connaissances traditionnelles et de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre leurs semences, le Traité ne pourra pas évoluer.

II – a) Le financement du fonctionnement du Traité

La mission du secrétariat du Traité est de faire appliquer l’ensemble du Traité, y compris ce qui concerne la conservation « in situ » et les droits des agriculteurs. Il devrait être financé par une contribution de chaque état proportionnellement à sa richesse. Mais l’industrie n’a aucun intérêt à ce que le secrétariat dispose de beaucoup d’argent pour travailler, elle a juste besoin qu’il continue à exister formellement pour couvrir l’existence du système multilatéral d’accès. C’est pourquoi de nombreux pays riches refusent de payer leur contribution.. Les discussions de la deuxième réunion du Comité Directeur à Rome en 2006 ont été entièrement bloquées par l’absence de financement du fonctionnement du secrétariat jusqu’à ce que l’Italie et l’Espagne s’engagent le dernier jour à verser la somme nécessaire pour le maintenir sous perfusion jusqu’à la réunion suivante : le reste de l’ordre du jour consacré entre autre aux droits des agriculteurs n’avait pas pu être abordé.

La réunion de Tunis s’est ouverte sur le même chantage. L’association de semenciers français Pro-maïs a annoncé dès l’inauguration qu’elle mettait sa collection prétendument privée dans le système multilatéral, en oubliant de signaler qu’elle est pour l’essentiel constituée de ressources publiques conservées par l’Institut National de Recherche Agronomique. Elle a rappelée l’inquiétude provoquée chez les sélectionneurs par les limitations à l’accès aux ressources génétiques résultant de la CDB, limitations que le Traité doit lever. La communauté indienne du Parc de la pomme de terre du Pérou qui a mis ses ressources à disposition du Traité a été largement félicitée. Le ton était donné, l’accès aux ressources devait être le problème principal à résoudre, avant les questions de financement ou de droits des agriculteurs. L’engagement de l’Espagne à payer sa contribution, annoncé lui aussi dès l’ouverture, n’a en effet pas convaincu les pays riches récalcitrants à accepter le système contraignant de calcul des paiements volontaires réclamé par les pays du Sud. Pour eux, les problèmes de « non-application du Traité » doivent être réglés préalablement aux questions financières : sans le dire publiquement, cette exigence vise les pays qui, comme le Brésil, conditionnent l’accès à leurs ressources au règlement effectif du partage des bénéfices. La survie du Traité est donc restée dépendante des tractations sur les contributions volontaires, qui se sont conclues le dernier jour sur les seules miettes nécessaires au maintien de l’existence d’un secrétariat ne disposant d’aucun budget pour travailler.

Les pays riches aiment le multilatéralisme lorsqu’il s’agit de partager ce qui appartient aux pauvres, mais le refusent lorsqu’il s’agit de l’utilisation de leur argent. Ils préfèrent garder la maîtrise des sommes qu’ils engagent : ainsi la France - qui n’a jamais rien versé au Traité avant les 50 000 dollards proposés à Tunis, alors qu’elle devrait payer dix fois plus - déclare s’acquitter de sa contribution par des accords bilatéraux de coopération qu’elle négocie elle-même. Cela lui permet, au nom de l’aide au développement des capacités juridiques des pays pauvres, de leur imposer le modèle des lois semencières françaises qui nient les droits des paysans au profit des droits des obtenteurs. De même, les fondations Rockefeller ou Bill Gates sont les premiers donateurs du Fond fiduciaire mondial pour la diversité des cultures, fond indépendant du Traité qui finance les banques de gènes « ex situ » et a inauguré l’an dernier la banque de Svalbard en Norvège. Ces mêmes fondations industrielles se gardent bien de verser les mêmes sommes pour la conservation « in situ » et les droits des paysans.

II – b) Le financement du Fond de partage des bénéfices

Dès le premier jour de la réunion de Tunis, la FAO a publié un communiqué triomphal annonçant le démarrage du fonctionnement du mécanisme de partage des bénéfices. La veille, le Fond de partage des bénéfices avait décidé d’attribuer 550 000 dollars à une dizaine de projets destinés à « récompenser les paysans des pays pauvres pour avoir conservé et propagé des variétés de plantes susceptibles de sauvegarder la sécurité alimentaire mondiale au cours des prochaines décennies ». Qu’en est-il ? Tout d’abord, aucune organisation paysanne ne recevra la moindre somme : seules des institutions officielles et des Universités recevront ces fonds. Par ailleurs, malgré plus de 100 000 contrats d’échanges de ressources signés depuis deux ans, le Fond a récolté très peu d’argent du partage des bénéfices depuis son démarrage. Ce sont donc la Norvège, l’Italie, l’Espagne et la Suisse qui ont directement alimenté son capital pour « l’aider à démarrer ». Mais d’une part, les grosses multinationales semencières qui utilisent encore le brevet sur les variétés, seul type de DPI pour lequel l’industrie accepte d’alimenter le Fond, sont pour la plupart domiciliées aux USA qui n’adhèrent pas au Traité. D’autre part, les COV accompagnés du brevet sur le gène ou la biotechnologie, se généralisent et l’industrie estime n’avoir rien à verser au Fond lorsqu’elle utilise ce type de DPI.

Le mécanisme mis en place pour financer le Fond autorise ceux qui doivent payer à s’exonérer de toute obligation de paiement. L’aide au démarrage risque donc d’être sans lendemain si elle n’est pas constamment renouvelée. Ce constat dont personne n’est dupe a provoqué deux discussions :

•   une réclamation des pays du Sud souhaitant un mécanise contraignant de calcul du financement du Fond par chaque état, catégoriquement refusée par les pays riches qui utilisent leurs éventuelles contributions volontaires comme un outil de pression dans les négociations pour l’accès aux ressources. Seule la Norvège, où l’agriculture est peu importante, paye une contribution proportionnelle aux ventes de semences sur son territoire. Aucun pays n’a suivi cet exemple.

•   un échange très « vif » sur les ATM. Alors qu’un groupe de travail officiel de l’Organe Directeur proposait à l’unanimité leur mise en place effective et contraignante, le Canada s’est violemment opposé à leur utilisation comme outil de traçabilité des échanges de ressources, au nom d’un prétendu refus des excès de bureaucratie. Personne n’a dit qu’une saine utilisation des ATM pourrait faciliter la lutte contre la biopiraterie, mais c’était le seul sujet en discussion ! Contrairement à l’Europe qui utilise le COV et n’est intervenue que mollement dans le débat, le Canada s’est exprimé au nom de la région Amérique du Nord et donc des USA dont certains industriels utilisent encore le brevet sur la variété.

II – c) L’utilisation durable et les droits des agriculteurs

Les articles 6 et 9 du Traité concernant l’utilisation durable et les droits des agriculteurs, qui n’avaient pas pu être abordés lors de la deuxième réunion du Traité bloquée par les discussions financières, étaient à l’ordre du jour de cette troisième réunion de Tunis. Le président a du dramatiser les discussions dès le deuxième jour dans une déclaration très solennelle destinée à renvoyer les tractations financières dans des groupes de contact se réunissant hors des sessions plénières, afin que l’ordre du jour puisse cette fois-ci être respecté.

Les débats sur l’utilisation durable des ressources phytogénétiques, concernant avant tout la conservation « in situ » et dans les fermes, la sélection participative et la protection des systèmes agroécologiques qui développent la biodiversité cultivée, ont tourné court faute d’engagements suffisants concernant son financement. L’urgence des crises alimentaires et climatiques n’a pas suffit pour débloquer les sommes nécessaires pourtant dérisoires au regard des montagne de dollars et d’euros engloutis pour prolonger la survie du système financier mondial en faillite.

Les débats sur les droits des agriculteurs ont été beaucoup plus intéressants malgré l’absence de tout engagement financier pour contribuer à leur mise en application. Le Brésil a présenté avec le soutien de l’ensemble des pays du Sud un projet de déclaration qui a provoqué une très vive opposition du Canada. Ce dernier ne supportait pas l’article premier qui demandait aux pays membres d’évaluer, et si nécessaire de corriger, les mesures nationales susceptibles d’affecter la réalisation des droits des agriculteurs. Après de longues tractations, cet article s’est contenté « d’inviter chaque partie à envisager d’évaluer et de corriger si nécessaire » : tout aspect contraignant a disparu. De la même manière, le Canada a obtenu que la réalisation par le secrétariat du Traité d’ateliers régionaux (région = continent) sur l’application des droits des agriculteurs, impliquant la participation des organisations d’agriculteurs et des ONG concernées, soit conditionnée aux fonds disponibles… toujours dépendants de la bonne volonté des pays riches ! Mais il n’a pas pu empêcher l’engagement d’inscrire les droits des agriculteurs à l’ordre du jour de la prochaine session de l’Organe Directeur, sur la base des rapports venant des parties concernées, y compris des organisation paysannes.

II – d), L’UPOV et le brevet sur les gènes contre les droits des agriculteurs

Curieusement, l’Europe a approuvé la déclaration sur les droits des agriculteurs proposée par le Brésil dans sa première formulation beaucoup plus contraignante que celle qui a été finalement adoptée. On comprend mieux cette attitude quand on prend connaissance de la position de l’UPOV et de la contribution française aux débats : une fois de plus, c’est le COV qui fait la différence avec le brevet. L’UPOV estime respecter les droits des agriculteurs puisque, selon elle, ils ont le droit d’utiliser leurs semences de ferme et peuvent protéger leurs savoirs en déposant des COV. Elle oublie de dire que d’une part l’éventuelle utilisation des semences de ferme dépend du bon vouloir des états et est soumise au paiement de royalties, et que d’autre part le COV exige le respect des critères d’homogénéité et de stabilité antinomiques de la nature même des semences paysannes diversifiées et malléables. De plus, dans le cas des nouvelles variétés industrielles qui envahissent aujourd’hui la planète et dans lesquelles l’obtenteur a inclus des gènes brevetés ou des gènes marqueurs de sa biotechnologie brevetée, la liberté d’utilisation de la ressource nécessite d’en extraire les gènes en question, ce qu’aucun paysan ne peut faire. Seuls les laboratoires des multinationales peuvent faire cela. Cette liberté des paysans disparaît aussi en cas de contamination de leurs propres semences par des gènes brevetés.

Le cumul du COV sur la variété et du brevet sur le gène ou sur la biotechnologie annonce la confiscation définitive de toutes les semences de la planète par l’industrie. La possible ratification prochaine du Traité par la nouvelle administration Obama, annoncée par le Canada dès le premier jour de la réunion de Tunis, pourrait confirmer l’abandon par l’industrie états-unienne du vieux brevet sur la variété et son ralliement cette nouvelle sophistication de la biopiraterie. Les pressions directes des Etats-Unis, pour faire adopter par tous les pays le modèle législatif « UPOV + brevet sur le gène ou la technologie » dans le cadre des Accords de Libre Echange (ALE) qu’ils négocient, confirme cette lente mais certaine évolution.

Pour la France, le droit à la protection des connaissances traditionnelles est respecté par le COV qui ne protège que la variété nouvelle, comme si une variété pouvait être séparée des savoirs traditionnels ou des inventions brevetées associés à son obtention : elle n’a pas le cynisme de rajouter que cette variété nouvelle peut légalement être une variété existante dans les champs des paysans et non enregistrée puisque, contrairement au brevet qui ne protège que des inventions, le COV peut protéger aussi des découvertes. Elle oublie aussi d’indiquer que l’absence d’indication de l’origine des ressources génétiques utilisées pour obtenir une variété protégée par un COV légalise la biopiraterie qui est une violation flagrante de la protection des connaissances traditionnelles. La France indique aussi que les agriculteurs peuvent protéger leurs connaissances traditionnelles et utiliser leurs semences de ferme grâce aux catalogues des variétés « anciennes » ou « de conservation » qu’elle a mis en place : elle se garde bien d’indiquer que ces catalogues barrent eux aussi la route aux variétés paysannes en imposant les mêmes critères d’homogénéité et de stabilité que l’UPOV. Elle prétend ensuite respecter leur droit à participer à la prise de décision en les invitant à siéger dans des comités composés très majoritairement de sélectionneurs, d’obtenteurs et de multiplicateurs de semences industrielles. La France a enfin inventé le partage à sens unique : du champ et de la poche du paysan vers le portefeuille de l’obtenteur, mais jamais dans l’autre sens ! En effet, elle estime que le droit au partage des bénéfices est respecté dans la mesure où les agriculteurs bénéficient du progrès génétique amené par les nouvelles obtentions. Elle oublie que les obtenteurs n’ont rien partagé pour prélever les semences présentes dans les champs des paysans et qu’ils ont ainsi bénéficié gratuitement de l’essentiel du progrès génétique mondial qui résulte de milliers d’années de sélections paysannes, alors que les paysans doivent payer une première fois pour acheter les semences industrielles, et une deuxième fois lorsqu’ils souhaitent réutiliser leurs semences de ferme. Elle prétend aussi que la libre utilisation d’une variété protégée pour en sélectionner une autre assure le partage des bénéfices, alors que cette utilisation n’est libre que pour les variétés stables et homogènes des obtenteurs. Quand aux droits des agriculteurs d’échanger et de vendre leurs semences de ferme, la France n’en parle même pas : elle estime qu’en ne les reconnaissant que sous réserve des législation nationale, le Traité l’autorise à les ignorer, comme si une législation nationale pouvait interdire les libertés et les droits humains internationalement reconnus et non uniquement pour les encadrer.

III – QUELLES OPPORTUNITES POUR LES PAYSANS ?

La réunion de Tunis confirme que le Traité n’est toujours qu’un marché de dupe, mais qu’il peut devenir un levier puissant de la souveraineté alimentaire si les paysans et la société civile s’en emparent pour obtenir l’application intégrale des principes qu’il affiche.

Dès la première plénière, le Comité International de Planification pour la souveraineté alimentaire a déclaré que, en cas d’incapacité de l’Organe directeur du TIRPAA à satisfaire les droits collectifs des agriculteurs, les représentants des petits producteurs agricoles, des pastoralistes, des peuples indigènes, et des ONG qu’il regroupe, appelleront à la formation d’une coalition des états désireux de les faire appliquer immédiatement. La Via Campesina a ensuite déclaré que les semences non librement reproductibles de l’industrie sont la cause principale de la disparition de la biodiversité cultivée et une cause importante des crises alimentaires, et ne peuvent donc en aucun cas en être le remède. Elle a demandé de les taxer pour financer les banques de semences locales gérées par la communauté et la sélection participative. Ces déclarations ont été soutenues par la quasi-totalité des délégations du Sud et, à la demande explicite de certaines d’entre elles, seront jointes au compte rendu officiel de l’Organe Directeur. De nombreux états du Nord sont aussi favorables à une amélioration de la reconnaissance des droits des agriculteurs, au moins dans les pays du Sud (chez les autres, mais pas chez eux !). La Norvège a ainsi exigé que les représentants des agriculteurs puissent s’exprimer et, avec la Suisse et l’Italie, elle a largement contribué à faire accepter la déclaration sur les droits des agriculteurs par les délégations les plus réticentes. Seuls le Canada, la France, l’Allemagne et l’Australie défendent pied à pied les intérêts des multinationales semencières. Pour aussi peu contraignant qu’elle soit, cette déclaration est devenue un document officiel validée à l’unanimité par l’Organe Directeur qui reconnaît ainsi explicitement que de nombreuses législations nationales constituent des obstacles à la réalisation des droits des agriculteurs : cette reconnaissance constitue un formidable levier pour permettre aux organisations paysannes et de la société civile d’interpeller leurs gouvernements et de les forcer à respecter leur signature du Traité.

La position défendue par l’UPOV montre que le Traité ne sera jamais appliqué tant que les droits des obtenteurs et des propriétaires de brevet sur le vivant ne seront pas redéfinis pour respecter les droits des agriculteurs. Le Traité est postérieur à l’UPOV, c’est donc à l’UPOV de se conformer au Traité et non l’inverse. Une campagne d’information mondiale doit dénoncer l’organisation de la biopiraterie par la fusion de l’UPOV et du brevet sur les gènes ou les biotechnologies, le marché de dupe du partage des bénéfices qui en découle, et l’attitude schizophrénique des gouvernements qui ont ratifié le Traité de la main droite alors que leur main gauche tenait encore le stylo qui a ratifié l’UPOV et l’APDIC.

Le secrétariat du Traité ne pourra organiser des ateliers régionaux sur les droits des agriculteurs que s’ils sont financés. Ils ne le seront pas sans une mobilisation importante, région par région, pays par pays, des organisations paysannes et de la société civile. La position défendue par la France montre que les débats seront vifs, mais que le cynisme des états semenciers ne tient pas dès lors qu’il est rendu visible. Et si le Traité s’avère incapable de poursuivre le travail sur les droits collectifs des agriculteurs, les coalitions des états et organisations de la société civile décidés à les appliquer immédiatement, qui ont commencé à se dessiner à Tunis suite à l’appel du CIP, doivent se construire rapidement pays par pays, région par région puis au niveau mondial, de manière autonome ou sous l’autorité d’une autre organisation internationale que le Traité.

Les débats internationaux qui auront lieu à la FAO en novembre à Rome sur la crise alimentaire, puis à la Convention sur le climat à Copenhague, les conférences régionales des collectifs pour la souveraineté alimentaire (2010 en Hongrie pour l’Europe)… doivent permettre eux aussi de consolider ces coalitions. Les droits collectifs des paysans et des peuples indigènes sur les semences doivent figurer ou être imposés à l’ordre du jour de chacune de ces rencontres comme une contribution incontournable à la résolution des crises alimentaires, climatiques et à la souveraineté alimentaire.


Le 19 juin 2009, Guy Kastler, délégué pour l’Europe de la commission biodiversité de Via Campesina

Author: Guy Kastler