https://grain.org/e/6890

Nous avons besoin d’un mouvement à même de retirer les retraites des marchés financiers

by GRAIN, A Growing Culture and Kevin Skerrett | 2 Sep 2022
Photo: Coordinadora No+ AFP (Chili)

Les conversations organisées en mai et juin 2022 avec des militants des quatre coins du monde envoient un message clair : nous avons besoin d’un mouvement à même de retirer les retraites des marchés financiers

Des syndicats et des mouvements sociaux du Brésil livrent une bataille rangée pour empêcher le président d’extrême-droite, Jair Bolsonaro, de poursuivre sa campagne de privatisation de nombre des plus importants actifs publics du pays. Ils ont néanmoins essuyé une défaite cuisante l’an dernier, lorsque le gouvernement Bolsonaro a cédé le plus grand service public d’approvisionnement en eau du pays à un fonds de capital-investissement brésilien.

Il a vite été constaté qu’il était détenu par deux des plus grands fonds de pension du Canada. Les travailleurs canadiens ont découvert avec colère que leurs salaires différés étaient utilisés pour privatiser un service public essentiel du Brésil, qui approvisionne trente municipalités avec une population de 13 millions de personnes. Plusieurs syndicats ont demandé à ce que les fonds de pension se retirent de l’accord.

Toutefois, il ne s’agit pas d’un incident isolé. Les fonds de pension du Canada, mais aussi d’Europe, d’Asie et des États-Unis, participent activement à une vaste opération d’accaparement des terres dans le Cerrado, une région du Brésil riche en biodiversité. Le fait est que les fonds de pension contribuent au capitalisme financier prédateur affectant notre planète sous pratiquement toutes ses formes, qu’il s’agisse de l’extraction de combustibles fossiles, de soins de santé à but lucratif, de spéculation immobilière, d’accaparement des terres agricoles et de l’eau ou de la privatisation de services publics essentiels.

Aujourd’hui, les vingt-deux plus grands fonds de pension au monde ont plus de 56 mille milliards de dollars américains sous gestion, ce qui fait d’eux la plus grande source d’argent des investissements financiers. De plus, les fonds de pension ont besoin de rendements conséquents ou tout du moins acceptables pour pouvoir reverser une retraite aux travailleurs qui ont cotisé. Par conséquent, une portion croissante de l’argent des fonds de pension est injectée dans le capital-investissement, l’immobilier, les terres agricoles et les forêts ainsi que dans d’autres « alternatives » aux investissements conventionnels tels que les actions et les obligations. Les fonds de pension font activement pression en faveur de politiques et de règlementations visant à privatiser davantage de biens et de services publics afin d’accéder à des opportunités d’investissement plus lucratives.

Les fonds de pension ont gagné en ampleur et en puissance sans que les travailleurs qui les alimentent ne puissent exercer de contrôle satisfaisant sur eux. Les travailleurs dépendent désormais des rendements financiers des investissements des fonds de pension et des conditions permettant de générer ces rendements, notamment la privatisation. Lorsque les travailleurs canadiens ont découvert l’affaire de l’eau brésilienne, la structure même des fonds de pension ne leur conférait qu’une influence limitée sur les décisions d’investissement, même dans d’autres cas similaires où les investissements allaient clairement à l’encontre de leurs intérêts.

Rares sont les travailleurs qui profitent de ce système puisque seule une poignée d’entre eux dans le monde contribuent aux fonds de pension réalisant des investissements financiers. Seuls sept pays (l’Australie, le Canada, le Japon, les Pays-Bas, la Suisse, le Royaume-Uni et les États-Unis) concentrent plus de 92 % de l’ensemble des actifs détenus par les fonds de pension et, même dans ces pays, seule une partie des travailleurs recevront une retraite décente des fonds auxquels ils cotisent. Ces dernières décennies, une importante transition s’est opérée entre les plans de sécurité sociale et les régimes de retraite à cotisation déterminée (garantissant aux travailleurs un pourcentage de leur salaire annuel une fois à la retraite), d’une part, et les systèmes plus précaires où les risques des investissements financiers pèsent sur les travailleurs, d’autre part. Ce tournant a coïncidé avec la levée des restrictions juridiques sur le type d’investissement que les fonds de pension peuvent effectuer, ce qui les autorise à investir dans des catégories d’actifs financiers plus risqués tels que l’immobilier et le capital-investissement, tout en permettant aux sociétés financières privées de mieux contrôler la gestion des fonds de pension publics. La transition est encore en cours dans plusieurs pays possédant de grands fonds de pension tels que la Chine, l’Inde, le Japon et l’Afrique du Sud.

Les fonds de pension représentent un problème bien trop grand pour être ignoré. Alors, que pouvons-nous faire pour le résoudre ?

Les conversations avec les militants

En mai et en juin 2022, GRAIN et A Growing Culture ont organisé deux conversations en ligne pour informer et stimuler une réflexion collective sur les actions que nous pouvons engager. Plusieurs centaines de personnes de différents parcours et régions du monde se sont inscrits pour y participer. Ces webinaires ont fourni un espace pour s’informer sur les fonds de pension et pour promouvoir les initiatives menées dans différents secteurs et diverses parties du monde en vue de les remettre en cause.

Des militants chiliens ont parlé du mouvement de masse qui appelle à renverser le système de fonds de pension néolibéral du pays. Ce mouvement, qui rassemble un large éventail de la société, des étudiants aux travailleurs retraités, a réalisé des avancées spectaculaires et a élaboré la vision d’un nouveau système basé sur la solidarité, loin des marchés financiers. Toutefois, il fait face à un puissant lobby de sociétés et d’entreprises de gestion financière qui profitent du modèle actuel et font croire aux travailleurs qu’ils perdront leur retraite en cas de réforme du système.

Les militants brésiliens ont souligné l’importance de former des coalitions locales et internationales pour empêcher les fonds de pension de financer l’accaparement des terres dans le Cerrado. Les fonds de pension rétorquent qu’ils respectent des règles environnementales et sociales strictes tandis que les militants indiquent que l’ensemble des fonds dirigés vers la région tombent aux mains d’entreprises agroindustrielles qui monopolisent les terres, détruisent la biodiversité et condamnent les communautés locales à une vie difficile. La marchandisation des terres agricoles pour en faire un « actif » à investir représente un problème en soi, et c’est pour cette raison que la campagne internationale a pour but d’empêcher les fonds de pension d’investir dans les terres agricoles, et ne cherche pas à « améliorer » ce type d’investissement.

Les syndicats canadiens soulignent le besoin d’amorcer une réflexion au-delà des actions visant à influencer les entreprises dans lesquelles les fonds de pension investissent. Lorsque les travailleurs du secteur public ont découvert que leur fonds de pension détenait un établissement de soins longue durée à but lucratif qui s’est retrouvé au centre d’un scandale tragique pendant la pandémie de Covid-19, ils ne se sont pas contentés de faire pression sur lui pour qu’il améliore ses conditions d’activité, et ont décidé de mener une campagne plus vaste en vue de nationaliser l’entreprise et de rendre les soins de santé longue durée publics.

Penser différemment

Durant la conversation, un organisateur syndical basé au Brésil a souligné que si le fonds de pension canadien n’avait pas racheté la compagnie d’eau brésilienne, une autre société s’en serait chargée, qu’il s’agisse d’un fonds souverain ou d’une banque d’investissement de Wall Street. Vu que les mouvements sociaux brésiliens n’ont pas réussi à empêcher la privatisation, ne vaut-il pas mieux que ce service public soit aux mains d’un fonds de pension ? Il est ainsi possible de faire pression sur lui et d’empêcher les pires abus.

L’idée que les fonds de pension peuvent être influencés de l’intérieur alimente désormais le militantisme relatif aux retraites depuis des décennies. Cette stratégie est notamment fondée sur les actionnaires activistes, le dialogue avec les sociétés, les engagements environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et la nomination de représentants des travailleurs au sein du conseil d’administration des fonds de pension. Malheureusement, ces tactiques se sont révélées très limitées. Les travailleurs n’ont pratiquement aucune influence sur les décisions d’investissement, même quand leurs représentants siègent au conseil d’administration, tandis que la dépendance structurelle des fonds de pension vis-à-vis des rendements élevés des marchés financiers fait qu’il est très difficile de mobiliser les travailleurs pour s’opposer aux gestionnaires des fonds de pension. C’est donc l’inverse qui se produit de manière répétée : les gestionnaires de fonds de pension refusent de répondre aux préoccupations soulevées par les travailleurs affectés par leurs investissements, et s’en tirent sans devoir assumer aucune responsabilité concrète.

Les exposés livrés par les militants au cours des deux webinaires n’ont fait que renforcer notre position : nous devons nous concentrer sur les stratégies dites de l’« outsider » qui consistent à agir de l’extérieur (voir le tableau ci-dessous). Les fonds de pension sont un pilier du système financier international qui crée, à son tour, de grandes inégalités et injustices. Nous ne parviendrons pas à éliminer les problèmes systémiques qu’ils génèrent de l’intérieur.

En définitive, nous devons lutter pour obtenir des régimes de retraite qui ne sont pas garantis par les marchés financiers. Cela implique tout d’abord de créer de vastes mouvements diversifiés pour réformer le système des fonds de pension, comme le font les mouvements sociaux au Chili, mais aussi d’empêcher la privatisation et la financiarisation des régimes de retraite publics basés sur le principe de la solidarité, à l’instar des syndicats en Inde. De même, nous devons créer des mouvements à même de « cloisonner » les biens publics (l’eau, les systèmes alimentaires, le transport, la santé, l’éducation, le logement, etc.) pour les empêcher de tomber aux mains du capital financier.

Il est difficilement imaginable que nous parvenions à tourner le dos aux systèmes dominants des fonds de pension. Toutefois, vu leur emprise croissante sur l’agroalimentaire, la santé, l’eau et d’autres secteurs, d’une part, et leurs conséquences désastreuses pour de nombreux travailleurs retraités, d’autre part, nous devons nous informer et définir une ligne d’action au plus vite.

Pour visionner les dialogues organisés en mai et en juin 2022, accéder aux ressources relatives à l’événement et savoir comment participer, rendez-vous sur : https://grain.org/pensionfunds


Tableau : Deux orientations stratégiques pour résister au « capitalisme des fonds de pension »
1. Agir de l’intérieur
2. Agir de l’extérieur
Stratégies
distinctes
  • Critères ESG
  • Actionnaires activistes
  • Vote par procuration/dialogue avec la société concernée
  • Accroître la diversité du conseil d’administration de la société ou du fonds de pension
  • Demander une « gouvernance conjointe » accrue ou meilleure pour les syndicats
  • Les militants contactent les représentants syndicaux siégeant au conseil d’administration par téléphone
  • Mobilisations sociales de masse (syndicats, mouvements sociaux, réseaux internationaux)
  • Augmenter les coûts et les risques des projets néfastes
  • Interventions politiques/de l’État contre les projets (par ex., Revera et Orpea)
  • Restrictions juridiques sur les investissements des fonds de pension (comme sur les terres agricoles au Canada)
  • Action politique pour contenir la finance privée, retour à PAYGO et aux régimes de retraite non capitalisés
Stratégies
communes
  • Cession/réinvestissement
  • Demander à ce que davantage d’informations sur les investissements soient divulguées aux membres et au public

Author: GRAIN, A Growing Culture and Kevin Skerrett
Links in this article:
  • [1] https://coordinadoranomasafp.cl/index.php/2022/05/30/la-carta-bendita-que-me-cambio-la-existencia/
  • [2] https://breachmedia.ca/revealed-canada-pension-plans-investing-1b-in-water-privatization-scheme-led-by-brazils-bolsonaro/
  • [3] https://scfp.ca/le-regime-de-pensions-du-canada-ne-doit-pas-investir-dans-la-privatisation-de-leau
  • [4] https://grain.org/fr/article/5337-fonds-de-pension-etrangers-et-accaparement-des-terres-au-bresil
  • [5] https://grain.org/fr/article/6835-resister-au-capitalisme-des-fonds-de-pension-une-serie-de-webinaires
  • [6] https://grain.org/system/attachments/sources/000/006/809/original/Francisca_Barriga_-_No_AFP_-_Chile.pdf
  • [7] https://grain.org/system/attachments/sources/000/006/810/original/Maria_Luisa_Mendonc-a_-_Brazil.pdf
  • [8] https://grain.org/system/attachments/sources/000/006/811/original/Kevin_Skerett_-_Canada.pdf
  • [9] https://grain.org/pensionfunds