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Défier le patriarcat et les autres dynamiques de pouvoir : notre expérience chez GRAIN

by GRAIN | 5 May 2022
Le staff de GRAIN en 2018. (Photo: GRAIN)

Tout a commencé par une fin d’après-midi en Casamance, au Sénégal, en 2019. Le personnel de GRAIN clôturait alors sa réunion de planification annuelle, longue d’une semaine, lorsque quelqu’un a suggéré que GRAIN rédige une note contre le patriarcat. Une chose en entraînant une autre, plutôt que de rédiger un court paragraphe destiné à notre usage interne (dans le seul but de clarifier notre position, en particulier auprès des nouveaux membres du personnel), nous avons entamé un processus long et sinueux de remise en question, d’apprentissage et de changement. Cette note vise à partager avec vous l’état d’avancement de ce processus et à vous inviter à nous faire part de vos remarques.

Les luttes des peuples pour remettre les systèmes alimentaires aux mains des communautés sont enracinées dans différentes cultures et tissus sociaux. Cela signifie que, dans de nombreuses régions du monde, les relations se sont façonnées par le capitalisme, où les inégalités, la violence et l’exclusion sont devenues la norme internalisée. GRAIN dénonce chaque jour les violences faites aux femmes dans le cadre des plantations industrielles de palmiers à huile, soutient les campagnes de lutte contre l’accaparement de terres, alimenté par les fonds de pension et les banques de développement, et participe aux recherches et actions collectives de promotion des systèmes de semences paysannes. Toutes ces luttes ont lieu en réaction à l’exploitation et aux discriminations subies au quotidien. Plusieurs questions se posent alors : dans quelle mesure avons-nous, nous, nos partenaires et nos bailleurs de fonds, intériorisé ces normes et renforçons-nous ces dynamiques ? Pouvons-nous prendre davantage conscience de notre rôle dans le dépassement de ces normes et l’endosser avec une plus grande conviction ?

GRAIN a rapidement compris que l’on ne pouvait pas se contenter de focaliser toute notre attention sur le patriarcat uniquement, c’est-à-dire la domination des hommes sur à peu près tout ce qui existe. Nous devons faire l’examen et nous attaquer de front au racisme, au validisme, à l’âgisme, au colonialisme, à l’impérialisme et à toute autre injustice car nous avons pu constater par nous-mêmes leur lien inextricable (nous avons appelé cela le « patriarcat+ », pour plus de facilité). Nous avons également rapidement identifié le caractère structurel de ces problématiques sociales, et ce serait se méprendre que de les considérer comme des défauts individuels ou personnels.

Le grand plongeon

Notre équipe a tout d’abord convenu de l’importance d’une « introspection » comme point de départ de ce processus. Nous avons longuement échangé sur nos expériences du patriarcat, de la violence sexuelle, de la discrimination fondée sur la religion, de l’oppression découlant des structures sociales, du racisme et de différentes formes d’exclusion sociale, aussi bien sur le lieu de travail que dans la vie privée. Cela nous a permis d’être sur un pied d’égalité, dans une certaine mesure. Nous avons ensuite établi une liste de domaines dans lesquels nous pourrions évaluer l’influence des inégalités fondées sur le sexe et autres discriminations sur notre organisation en tant que collectif, et parvenir à des solutions. Nous avons alors formé des petits groupes afin d’explorer ces différents domaines et nous nous sommes retroussé les manches.

Durant les deux années et demie qui ont suivi, nous avons accompli de nombreuses choses. Nous avons passé au crible l’organisation interne de GRAIN afin d’identifier les éventuelles discriminations et avons cherché ensemble une manière d’y remédier. C’est encore un travail en cours, mais voici quelques exemples de ce que nous avons constaté et appris jusqu’à maintenant :

  • Mener notre introspection constitue une priorité absolue : il nous a été très utile de réaliser cet autoexamen critique avant d’entreprendre des actions externes.

  • Décoloniser le langage : le langage est primordial dans la façon dont nous communiquons. Chez GRAIN, nous avons malheureusement conscience de nos lacunes linguistiques, à commencer par le recours à l’anglais comme langue vernaculaire au sein d’une équipe que nous voulons diverse. Cela se poursuit ensuite avec l’usage de l’anglais, l’espagnol et le français (toutes des langues coloniales) pour l’ensemble de nos publications du fait de leur large portée mondiale. Certaines mesures ont été mises en œuvre afin de compenser ces partis pris, entre autres, avoir conscience du privilège que constitue le fait de s’exprimer dans sa langue maternelle (et en prendre acte en parlant doucement, en utilisant des mots courants), participer activement à la création de forums où l’anglais n’est pas l’unique langue parlée, et faciliter la traduction de publications dans d’autres langues, tel que l’hindi, le kiswahili ou l’indonésien.
    Par ailleurs, nous rencontrons de grandes difficultés avec certains termes, par exemple Nord/Sud, industrialisé/en développement, Moyen-Orient, etc., qui nous sont insupportables du fait de leur caractère colonialiste et impérialiste. Ceci étant dit, pour le moment, nous n’avons pas trouvé de termes de substitution auxquels nous pouvons nous tenir, si ce n’est le terme d’Asie de l'Ouest, en remplacement de celui de Moyen-Orient.

  • Changement de leadership : lors de nos échanges, nous avons convenu que le meilleur moyen de favoriser le leadership des femmes était de créer un environnement favorable à cela. GRAIN va connaître une transition l’année prochaine, avec le départ à la retraite de celui qui a été notre coordinateur pendant plus de 30 ans. Au cours de ce processus, un nouveau leadership, plus diversifié et collectif, va émerger. Cela signifie que nous devrons adapter et renforcer nos pratiques de coordination fondées sur le travail d’équipe. Après vingt ans d’expérience, nous savons déjà que l’égalité hommes-femmes, la diversité et la transparence sont essentielles à notre bon fonctionnement.

  • « Évaluation de l’équité » de nos politiques et pratiques en matière de personnel : GRAIN a pris le temps de passer rigoureusement en revue sa politique du personnel et la mise en œuvre de celle-ci au cours des dernières décennies afin d’identifier d’éventuelles discriminations. Cela concerne des aspects structurels, tels que les salaires et avantages sociaux, mais également discrétionnaires, par exemple la durée de congés des différents membres de l’équipe. Pour ce faire, nous avons fait appel à un expert, qui nous a apporté un point de vue extérieur. Nous avons alors appris que nous nous en sortions plutôt bien. Nos écarts de salaires ne dépassaient pas les 4% en faveur des hommes. (À l’heure actuelle, nous en sommes à 7% à l’avantage des femmes. Ces choses-là évoluent, bien entendu, mais nous savons à présent comment les mesurer et les contrôler). Nos avantages sociaux n’ont présenté aucune discrimination, que ce soit par rapport à l’âge, la zone géographique ou encore le sexe. Nous avons également discuté de nos pratiques de recrutement. Comment éviter de franchir la frontière ténue qui sépare la discrimination (par exemple, chercher à recruter certaines personnes en particulier) de l’équité ? En fin de compte, nous avons décidé de rester fidèles à notre modèle éprouvé de non-discrimination, affirmant notre volonté de privilégier la diversité et la pertinence. Nous avons également décidé collectivement d’inclure des questions sur le pouvoir et la lutte contre l’oppression dans nos évaluations de performance du personnel.
    À la suite de cet exercice et de discussions plus générales, nous avons mis à jour la charte du personnel de GRAIN, document de référence qui définit les droits et responsabilités de l’équipe. Nous avons mené ce travail aux côtés du conseil d’administration, qui nous accompagne dans ce processus.

  • Faire preuve d’initiative : si l’on souhaite venir à bout de ces problèmes, il nous faut comprendre l’importance de maintenir nos efforts. Cela implique de prendre des initiatives, d’avoir conscience de nos privilèges, et de préserver le dynamisme de nos échanges au sein de GRAIN. Nous avons créé un espace afin que les femmes chez GRAIN puissent s’exprimer, échanger et se soutenir mutuellement. Ce groupe dirige actuellement le personnel dans le suivi de ce travail et son exécution.

Prochaines étapes

Après avoir mené cette « introspection », il nous faut à présent porter notre regard sur « l’extérieur ». Nous venons d’accomplir une tâche très difficile, à savoir de décider si oui ou non nous devions avoir recours à l’écriture inclusive dans nos publications et, si oui, de quelle manière. Il s’agissait d’une décision très importante, que nous avons prise après mûre réflexion. Nous avons rédigé un guide à destination des personnes qui rédigent, éditent et traduisent pour GRAIN et commencerons à utiliser l’écriture inclusive dans nos publications dans les prochains mois. Nous savons que ce ne sera pas parfait mais nous nous engageons à faire évoluer notre manière de nous exprimer afin de promouvoir l’inclusion et la justice. Cette politique s’appliquera également par la suite aux images, infographies et vidéos que nous utilisons ou produisons.

Un autre domaine dans lequel nous souhaitons renforcer et partager nos compétences est celui de la modération et l’animation des réunions, à la fois à distance et en présentiel, où toutes sortes de dynamiques de pouvoir entrent en jeu. Notre principale préoccupation n’est pas tant d’assurer la participation « formelle » des femmes et des minorités que d’apprendre à faciliter la participation effective et l’expression de ces dernières. Pour un petit groupe tel que GRAIN, qui travaille au niveau international, cela s’avérera une aide précieuse dans l’amélioration de nos prises de décision ainsi que dans la construction de l’action collective.

Nous nous ferons un plaisir de communiquer à nos ami·es et allié·es de plus amples informations au sujet de ces résultats et certains outils que nous avons développés. Nous portons également un intérêt tout particulier à vos témoignages. N’hésitez donc pas à nous contacter si vous avez des questions ou souhaitez partager vos idées.
Author: GRAIN