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Un siècle d'agrocolonialisme en République démocratique du Congo

by GRAIN | 25 Mar 2022


De nombreuses plantations de palmiers à huile qui appartiennent désormais à des sociétés multinationales en Afrique occidentale et centrale ont été mises en place sur des terres volées aux communautés locales pendant les occupations coloniales. C'est le cas sur le territoire de ce qu'on appelle aujourd'hui la République démocratique du Congo (RDC), où la multinationale agroalimentaire Unilever a commencé à bâtir son empire de l'huile de palme. Aujourd'hui encore, la pauvreté, les conflits et la violence continuent de sévir dans ces plantations Il ne pourra y avoir de solution à ces problèmes tant que les terres ne seront pas restituées aux communautés et que justice ne sera pas rendue pour les préjudices subis.

En 1911, le roi Léopold de Belgique a accordé à l'industriel britannique Lord Leverhulme de vastes concessions sur le territoire actuel de la RDC. Ces zones forestières, d'une superficie équivalente à deux fois celle de la Belgique, comptaient d'innombrables palmeraies à huile que la population locale avait entretenues et développées au fil des générations, transformant ce qui était autrefois une savane en l'une des forêts tropicales les plus importantes du monde.

Leverhulme voulait une source d'huile végétale bon marché pour la principale marque de détergent de son entreprise, Sunlight – et il n'a pas été le seul à se tourner vers le peuple congolais pour cela. L'huile de palme, longtemps un élément important des systèmes alimentaires en Afrique centrale, intéressait de plus en plus les commerçants européens, en particulier les commerçants portugais qui se rendaient alors régulièrement dans les communautés le long du fleuve Congo pour acheter des noix de palme. La concurrence faisait augmenter les prix locaux des noix, au grand dam de Leverhulme. (1)

Les concessions ne donnaient pas à la société de Leverhulme, Huileries du Congo Belge (HCB), de droits sur les territoires des communautés locales vivant dans la concession, et il était censé y avoir un processus de démarcation à l'intérieur des concessions. Mais Leverhulme était impatient et a poussé les autorités belges à lui accorder le monopole de l'achat des noix dans la région – en vertu des tristement célèbres « accords tripartites » entre Leverhulme, l'autorité coloniale belge et les communautés locales, qui en réalité n'avaient pas leur mot à dire sur la question. Dès lors, les habitants étaient traités comme des voleurs s'ils osaient fournir des noix récoltées dans leurs propres palmeraies à d'autres que l'entreprise de Leverhulme, même si le prix du marché libre était généralement trois à quatre fois supérieur à celui payé par Leverhulme.

En 1924, des commerçants portugais opérant dans la région de Basoko, dans ce qui est aujourd'hui la province de la Tshopo, ont envoyé une lettre à l'autorité coloniale belge pour dénoncer les accords :

« Ce contrat conclu le 5 juillet dernier interdit à quiconque d'acheter de quelque façon que ce soit des produits dérivés du palmier [à huile], qu'il s'agisse de noix, d'amandes ou d'huile, dans la concession accordée à cette société [HCB], et ce qui est encore plus préjudiciable à nos intérêts, cette mesure couvre également les produits récoltés sur les terres occupées par les autochtones. […] Les autochtones ont des droits strictement définis sur les champs et les plantations, et sur les produits qui y sont récoltés. Comment pourrait-il alors être acceptable pour eux d'être contraints de céder leur production de palme à une seule entreprise ? Cette obligation ne les prive-t-elle pas du bénéfice de la concurrence ? Quels représentants autorisés des autochtones auraient jamais pu conclure, en leur nom propre, un contrat qui ne leur apporte que des inconvénients ? » (2)

Leverhulme et les colonialistes belges ont justifié ce monopole scandaleux en faisant valoir que la société de Leverhulme réalisait des investissements importants dans la région en construisant des moulins à huile de palme et en fournissant aux habitants des emplois, des écoles, des cliniques médicales et des églises. Ils ont également concocté, sans aucune base scientifique, un argument selon lequel les palmeraies étaient « naturelles » et non, comme le savaient largement les habitants et les étrangers qui ont passaient du temps dans la région, que les palmeraies étaient le résultat de générations de soins et de travail par les collectivités locales. Si les palmeraies étaient « naturelles », l'État (c'est-à-dire l'autorité coloniale belge) pourrait ainsi en revendiquer la propriété et justifier plus facilement d'en confier le contrôle à la société de Leverhulme.

Aucun des deux arguments n'avait de poids. Les écoles créées par l'entreprise étaient de mauvaise qualité, pour l'essentiel, elles étaient peu fréquentées par les enfants des populations, qui étaient de toute façon occupés à travailler pour l'entreprise. Les services médicaux de l'entreprise étaient également inaccessibles aux villageois et, comme l'a admis un administrateur colonial : « Même dans les circonstances les plus favorables, il est encore douteux que les bienfaits de la médecine compensent tous les maux que l'exploitation des palmeraies cause à la population. [...] Le travail obligatoire est généralement trop pénible. [...] Le temps consacré à la collecte et au transport des fruits est souvent excessif, et la contribution apportée par les femmes et les enfants impose souvent des exigences impossibles à satisfaire compte tenu de leur force physique. » Il a été rapporté que taux de mortalité annuel autour des sites des Huileries du Congo Belge de Leverhulme atteignait le chiffre « criminel » de 10 %. (3)

De plus, les emplois offerts par l'entreprise étaient en réalité du travail forcé. Dans une lettre de 1925, un commissaire de district de Basoko a écrit au gouverneur de la province au sujet de la situation de la main-d'œuvre dans les exploitations de Leverhulme :

« Le recrutement des ouvriers pour les HCB est depuis de nombreuses années si impopulaire auprès des autochtones que la pression morale exercée par les administrateurs territoriaux suffit à peine. […] L'ensemble du district d'Aruwini est riche, et un ouvrier récoltant les produits naturels de la forêt (en particulier les noix de palme) peut facilement gagner sa vie et créer des ressources dont il ne disposerait pas en travaillant dans l'industrie ou le commerce. […] La seule façon d'effectuer une transition facile entre le travail [forcé] et le travail salarié libre serait de payer au travailleur un salaire au moins égal à ce qu'il peut gagner sans quitter son village ni changer ses habitudes. La seule entreprise présente dans le district [les HCB] offre à ses ouvriers un salaire qui ne les dédommage en rien de leurs sacrifices. » (4)

En ce qui concerne les palmeraies, il était clair pour quiconque avait passé un minimum de temps dans la région que ces palmeraies avaient été créées grâce au travail et aux soins des communautés locales. L'agronome et missionnaire belge Hyacinthe Vanderyst, qui a passé des années à étudier les palmeraies au Congo, a publié un article dans le périodique belge Congo en 1925, dans lequel il écrivait:

« Toutes mes propres observations, recherches et études confirment de la manière la plus catégorique et la plus absolue l'argument défendu par les autochtones. [...] À l'inverse, personne n'a jusqu'à présent ouvertement tenté de prouver que les palmeraies sont des formations naturelles. Il ne s'agit là que d'une affirmation, sans aucun argument à l'appui. […] Les autochtones se déclarent propriétaires des palmeraies, et peut-être des forêts secondaires, et ce pour plusieurs raisons : au motif qu'ils étaient les premiers occupants du pays en termes d'habitats stables, de chasse, de pêche et de récolte de produits naturels ; au motif qu'ils étaient des agriculteurs qui ont défriché et exploité les savanes, les ont transformées ainsi en forêts, puis en palmeraies ; au motif qu'ils étaient créateurs des palmeraies, grâce à leur intervention directe et délibérée, qui avait consisté à introduire le palmier à huile dans le pays. [...] Pour quelles raisons l'État nie-t-il ces motifs, ou refuse-t-il d'en tenir compte ? »

Vanderyst mettait alors en garde ses lecteurs belges : « La question des palmeraies, si elle n'est pas résolue selon les coutumes autochtones, restera ouverte à jamais, en raison de sa grande importance matérielle. » (5)

Leverhulme et les autorités coloniales belges ont ignoré ses conseils. Ils devront rester confinés dans leurs réserves. Quelques années plus tard, les deux parties ont avancé des projets visant à délimiter plus clairement les terres des HCB, et à enfermer les populations locales dans leurs villages. Voici comment un directeur général des HCB a décrit le dispositif dans une lettre au gouverneur de la province de l'Équateur en 1928 :

« Il leur sera interdit [aux autochtones] de déplacer leurs villages et leurs champs cultivés en dehors des limites qui leur sont assignées, et il leur sera interdit de cueillir des fruits des palmiers sur nos terres sans s'exposer à des poursuites. […] Ils doivent rester confinés dans leurs réserves. […] Nous ne leur permettrons pas de prélever les fruits des palmiers poussant sur nos propres concessions, dans le seul but de les revendre à d'autres négociants ; et s'ils se livrent à des actes de violence contre nos ouvriers ou contre nos agents européens – comme ils ont menacé de faire – nous demanderons la protection de l'État qui nous est garantie par l'article 18 de notre Convention. » (6)

La « révolte des Pende » de 1931 – en référence au peuple Pende vivant dans le sud-ouest de ce qui est aujourd'hui la RDC – a été l'une des plus grandes révoltes pendant la période de l'occupation coloniale belge. Elle a commencé dans le district de Kwango, en particulier dans les territoires de Kikwit et de Kandale, zones dominées par les activités d'huile de palme des HCB et d'une autre entreprise appelée la Compagnie de Kasaí. L'une des raisons majeures, sinon la raison principale, de la révolte a été la politique brutale de l'administration coloniale dans la région, qui, en raison d'un manque de main-d'œuvre pour les exploitations de palmier à huile, a envoyé des soldats dans les villages pour recruter des travailleurs par la violence. La mortalité parmi les personnes recrutées a été extrêmement élevée : pour 20 ouvriers recrutés pour récolter les noix de palme à Lusanga et dans les environs – le centre des activités d'huile de palme de HCB dans la région – à peine 10 sont revenus dans leurs villages. La crise économique du début des années 1930 a encore réduit les salaires des ouvriers et conduit les colonisateurs à augmenter les impôts, ce qui a aggravé la situation générale. On estime que 500 villageois ont été tués lors d'affrontements avec l'armée coloniale pendant la rébellion, et des centaines d'autres ont péri dans des camps où ils ont été emprisonnés dans des conditions extrêmement brutales. (7)

De l'occupation coloniale au capitalisme financier


La société de Leverhulme, qui deviendra plus tard le géant anglo-néerlandais de l'agroalimentaire Unilever, a fini par convertir une grande partie de ses concessions en plantations industrielles de palmiers à huile et a cessé de s'approvisionner en noix de palme auprès des palmeraies locales restantes. Sur des centaines de milliers d'hectares dans diverses régions du Congo, HCB a mis en œuvre une occupation raciste et violente des terres communautaires selon le plan que son directeur général avait décrit en 1928.

Pour les communautés concernées, peu de choses ont changé en ce qui concerne les conditions de travail, l'accès à la terre et aux forêts ou la qualité des services médicaux, éducatifs et d'infrastructure que l'entreprise était censée fournir en échange de cette occupation imposée des terres des communautés.

Malheureusement, les plantations et les concessions d'Unilever ont survécu à la fin de la domination coloniale belge sur le Congo en 1960. Les promesses vides de « développement » sous l'occupation coloniale ont été suivies par de mêmes promesses vides sous la dictature de Mobutu à la fin des années 1960 (lorsque le nouveau gouvernement de la RDC a pris une participation minoritaire dans l'entreprise et l'a rebaptisée Plantations et Huileries du Congo-PHC). Elles ont à nouveau été renouvelées lorsque la société canadienne Feronia Inc a racheté PHC à Unilever en 2009 avec plus de 150 millions USD de soutien de banques de « développement » européennes et américaines, puis plus récemment lorsque les exploitations ont été confiées à une société de capital-investissement basée dans le paradis fiscal de l'île Maurice – soutenu cette fois par des fonds de dotations universitaires, des géants philanthropiques et des fonds de pension. (8)

Dans chacun de ces cas, les propriétaires et les investisseurs de l'entreprise se sont appuyés sur un ensemble de documents fonciers truqués pour justifier leur occupation de plus de 100 000 hectares de terres. Lorsque le consortium de banques de développement européennes a repris PHC entre 2014 et 2016, il savait que les documents fonciers fragiles de PHC avaient expiré et il a poussé l'entreprise à fabriquer un nouvel ensemble, en fragmentant les concessions en centaines de parcelles, sans consulter les communautés locales et sans même passer par les instances décisionnelles gouvernementales compétentes. Les banques de développement, comme les propriétaires qui les avaient précédées et qui viendraient après, ont recouru aux justifications habituelles pour ce vol de terres communautaires : écoles, routes, logements, cliniques et bons emplois. Mais aujourd'hui, les communautés et les ouvriers des concessions PHC restent désespérément dépossédés et donc pauvres, et les nouveaux propriétaires de capital-investissement de l'entreprise promettent une fois de plus qu'ils commenceront bientôt à respecter la législation du travail du pays, qu'ils commenceront bientôt à payer le salaire minimum et qu'ils mettront bientôt en place des écoles et des cliniques opérationnelles.

Les communautés en ont assez de ces fausses promesses et veulent reprendre leurs terres pour produire leur propre huile de palme et d'autres produits, comme elles le faisaient depuis des générations. Mais la violence permet à l'entreprise de garder le contrôle. PHC a interdit les moulins à huile de palme artisanaux dans ses concessions et les villageois arrêtés avec des noix de palme sont régulièrement battus, emprisonnés, torturés et même assassinés par les gardes de sécurité et la police de PHC, qui les accusent de « voler » les noix dans les concessions contestées de l'entreprise. (9) Les ouvriers qui tentent d'améliorer leur situation sont confrontés à des violences similaires. Début janvier de cette année, la police appelée par PHC a ouvert le feu sur des travailleurs qui protestaient contre des salaires impayés dans ses bureaux de Boteka, blessant grièvement deux villageois. (10)

La réponse de l'entreprise aux demandes de la communauté concernant leurs terres est toujours la même : si elle part, il n'y aura pas d'emploi pour les habitants – comme si aucune économie n'existait avant que Leverhulme n'entre en scène. Les anciens propriétaires canadiens de PHC, Feronia Inc, ont même fait valoir qu'ils ne pouvaient pas rendre les zones encore boisées de ses concessions aux populations locales en raison du risque de déforestation !

Cette mascarade de « développement » aurait dû être abandonnée depuis longtemps. Les terres que PHC et ses prédécesseurs ont volées et occupées pendant plus d'un siècle sont « riches », comme l'ont reconnu les Belges, et les populations locales savent, mieux que quiconque, comment prendre soin de ces terres et de ces forêts et les utiliser pour leur propre bénéfice. Il est temps de mettre fin au modèle colonial des concessions et des plantations, et à ses promesses sans fin de « développement ». On ne peut faire droit aux intérêts légitimes des communautés qu'en leur restituant immédiatement leurs terres. Dans le même temps, les organismes étrangers qui prétendent se soucier du « développement » devraient prioritairement demander des comptes à Unilever et aux autres profiteurs étrangers pour ce siècle de violations du droit du travail, d'accaparement des terres et d'autres abus et empêcher les entreprises et les investisseurs de leur pays de perpétuer ces abus.

GRAIN, www.grain.org

Source: Bulletin WRM 260


(1) Les informations contenues dans cet article sur l'exploitation coloniale de Leverhulme au Congo sont tirées de l'incroyable livre de Jules Marchal, Lord Leverhulme's Ghosts, Verso Books, 2008.
(2) Marchal, p. 54
(3) Marchal, p. 60 et p. 89.
(4) Marchal, p. 71
(5) Marchal, p. 58
(6) Marchal, p. 109
(7) Wostyn, W. 2008. De Opstand in de Districten Lac Léopold II en Sankuru (1931-1932). Een vergelijkende analyse met de Pende opstand (1931).
(8) Voir, RIAO-RDC, FIAN Belgique, Entraide et Fraternité, CCFD-Terre Solidaire, FIAN Allemagne, urgewald, Milieudefensie, The Corner House, Global Justice Now!, le Mouvement mondial pour les forêts tropicales, et GRAIN « Financement du développement sous forme d’agrocolonialisme : " le financement des plantations d’huile de palme de Feronia-PHC en République démocratique du Congo par les banques européennes de développement », janvier 2021 : https://grain.org/e/6603; Oakland Institute, « Meet the Investors Behind the PHC Oil Palm Plantations in DRC », février 2022 : https://www.oaklandinstitute.org/meet-investors-behind-phc-oil-palm-plantations-drc
(9) De nombreux rapports et articles détaillant ces abus peuvent être consultés sur le site farmlandgrab.org. Voir : https://www.farmlandgrab.org/cat/show/511B 260 - GRAIN_EN-dk.doc
(10) RIAO-RDC, « Policiers et militaires tirent à balles réelles sur des ouvriers de PHC en grève à la plantation de Boteka », janvier 2022 : https://farmlandgrab.org/30712
Author: GRAIN
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  • [1] https://www.wrm.org.uy/fr/bulletins/numero-260
  • [2] https://grain.org/e/6603;
  • [3] https://www.oaklandinstitute.org/meet-investors-behind-phc-oil-palm-plantations-drc
  • [4] https://www.farmlandgrab.org/cat/show/511B
  • [5] https://farmlandgrab.org/30712