https://grain.org/e/6795

Le trio inséparable : accaparement des terres, déforestation et crise climatique

by GRAIN | 11 Feb 2022
Photo: Greenpeace


Le lien entre déforestation et crise climatique a largement été prouvé. Même si les chiffres varient d'une analyse à l'autre, il est évident que son importance quant aux émissions de gaz à effet de serre (GES) est particulièrement significative.

Selon les recherches menées par GRAIN, la déforestation représente de 15 % à 18 % de la totalité des émissions (celles occasionnées par le système agroalimentaire représentent 44 % à 57 % du total).[1] Selon un rapport récent de Greenpeace, les GES produits par la déforestation constituent 23 %[2] du total des gaz émis. Les derniers rapports du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat)[3] notent quant à eux que les émissions des activités agricoles et dues à l'expansion des terres agricoles contribuant au système alimentaire mondial représentent de 16 % à 27 % du total des émissions anthropiques.

Cependant, aucune étude approfondie n'a été réalisée quant à l'impact que l'accaparement des terres a eu ces dernières décennies sur la déforestation, et par conséquent sur la crise climatique. Il est évident que l'achat, l'acquisition ou la location de terres vouées à la production de monocultures industrielles implique le déboisement de vastes étendues de forêts et autres écosystèmes fragiles tels que les zones humides ou le Cerrado brésilien ; pour le modèle agroindustriel, ces derniers sont un « obstacle » à l'extension des monocultures. Des rapports récents sur la déforestation au Brésil, en Colombie et en Argentine permettent néanmoins de clairement faire le lien entre accaparement et déforestation et de s'en faire une idée, même approximative, en se basant sur l'une des régions du monde où a lieu la plus grande concentration de terres et la progression effrénée de l'agriculture et de l'élevage industriels.

Dans l’Atlas de l'agrobusiness OGM du Cône sud[4], nous avions déjà dénoncé le fait qu'entre le début des années 1990 et 2017, plus de 2 millions d'hectares environ avaient chaque année été dévastés, de l'Amazonie brésilienne et bolivienne au Gran Chaco du Paraguay et de l'Argentine. Nous avions également déclaré que « le phénomène de concentration, de propriété étrangère et d'accaparement des terres produit par l'avancée de l'agroindustrie OGM dans la région est l'un des plus graves en Amérique latine et dans le monde ».

Ces dernières années, la situation s'est aggravée car l'agroindustrie veut repousser ses frontières et avance pour ce faire sur les écosystèmes les plus fragiles de la région : le Cerrado brésilien, la région amazonienne et le Gran Chaco. Nous partageons ci-après quelques données qui montrent la gravité de la situation et contextualisent ces avancées : l'accaparement de terres pour l'élevage et l'agriculture industriels qui utilisent des recours illégaux, la violence exercée sur les communautés locales et la complicité des États dans les différents processus d'appropriation.

Au Brésil, dans la région du Cerrado, plus de 850 000 hectares de biome ont été détruits entre le mois d'août 2020 et juillet 2021, selon le dernier rapport de l'Institut National de recherches spatiales (INPE), organisme rattaché au Ministère de la Science, de la Technologie et de l'Innovation (MCTI)[5]. Dans le Cerrado, la région de MATOPIBA (états de Maranhão, Tocantins, Piauí et Bahia) est celle qui a subi le plus de déforestation : 61,3 % (522 700 hectares) de la végétation supprimée dans le biome entre août 2020 et juillet 2021 se trouvaient dans cette région[6]. Pour le projet Prodes[7] (Surveillance satellite de la déforestation de la forêt amazonienne brésilienne, 2002-2021,), il s'agit là d'un record historique, qui dépasse celui de 2017 – la région de MATOPIBA était alors responsable de 61,1 % de la déforestation du Cerrado.

Selon la plateforme d'information MapBiomas[8], Tocantins et Maranhão sont les états qui ont respectivement perdu le plus de végétation native, la savane, au cours des dix dernières années. Cette initiative a révélé que la région de MATOPIBA a largement doublé la superficie dédiée à l'agriculture et à l'élevage sur les 36 dernières années. De 1985 à 2020, le Cerrado a perdu 19,8 % de sa végétation endémique, soit 26,5 millions d'hectares – une superficie plus vaste que celle de Piauí. Pour la même période, l'expansion de l'agriculture et de l'élevage dans le biome est presque équivalente : 26,2 millions d'hectares ont été affectés à ces activités. Actuellement, l'agriculture et l'élevage occupent 44,2 % du biome. Les déclarations de la directrice scientifique de l'IPAM[9] (Institut de recherche environnementale de l'Amazonie), Ane Alencar, sont claires : « Le Matopiba est, depuis des années, l'une des régions du pays où la végétation native a le plus été remplacée par l'agriculture ».

Dans la région amazonienne, la déforestation et les feux de forêt provoqués sont aussi directement liés à l'agroindustrie et à ses stratégies d'accaparement des terres. En août 2019, plusieurs propriétaires terriens se sont mis d'accord pour incendier la forêt amazonienne brésilienne, plus précisément dans la région du sud-ouest de l'état de Pará, lors de ce que l'on a appelé le « Jour du Feu ». Plus au sud, l'année suivante, les incendies perpétrés dans des fermes bovines qui fournissent les grandes sociétés de réfrigération se sont rapidement propagés, dévastant 4,1 millions d'hectares du Pantanal, la zone humide qui s'étend sur les frontières avec le Paraguay et la Bolivie[10]. Les conclusions quant à la Campagne « Agro e Fogo » sont très claires : « Les incendies de forêt et la déforestation sont des outils pour consolider l'accaparement des terres (appelé « grilagem » au Brésil) qui va de pair avec l'expansion de la frontière agricole capitaliste vers les territoires des peuples autochtones et des communautés traditionnelles ».

En Colombie, dans le nord de la région amazonienne, l'expansion de l'élevage se chiffre à 2 021 829 têtes de bétail en 2019 avec l'introduction de plus d'un million de bêtes entre 2016 et 2019. Durant cette période, 300 415 hectares ont été déboisés dans les municipalités de San Vicente del Caguán, Cartagena del Chairá, La Macarena, San José del Guaviare, El Retorno, Calamar, Miraflores et Solano qui appartiennent à cette région[11]. Comme dans presque toute l'Amérique latine, les chiffres de la concentration des terres en Colombie sont dramatiques. Selon le Recensement agricole national (CNA) de 2019, 73,8 % de la superficie en hectares est concentrée sur 0,2 % des unités de production agricoles (UPA)[12]. Le même recensement indique que sur la totalité des terres productives – 50 millions d'hectares – 77,9 % sont destinées à l'élevage.

Selon un rapport récent de LandMatrix[13], en Argentine, dans la région du Chaco Salteño, en 2020, 20 000 hectares de forêts ont été déboisés et en 2021 des audiences publiques ont été convoquées pour le changement dans l'utilisation des sols de plus de 21 000 hectares. Ces chiffres s'ajoutent à la déforestation survenue entre 2007 et 2017, période durant laquelle la province a perdu plus de 750 000 hectares de forêts naturelles. Salta a été classée comme l'une des provinces ayant connu les plus grandes pertes de forêts et dont les taux de déforestation sont les plus élevés au monde. Dans cette même région, LandMatrix a identifié 120 grandes transactions foncières qui concernaient 22 % de la superficie totale de la région. L'étude conclut que ces transactions sont les moteurs de la déforestation et du changement dans l'utilisation des sols pour 55 % du Chalco Salteño, sur les 7,2 millions d'hectares que compte cette région.


La spirale croissante de la destruction

L'accaparement des terres contribue clairement à l'aggravation de la crise climatique et provoque une spirale de destruction qui se traduit actuellement dans tout le Cône Sud par une sécheresse sévère, des températures extrêmes et des incendies qui empirent d'année en année dans toute la région et déciment les fragiles écosystèmes déjà minés par l'agroindustrie.

Couper court à cette spirale de destruction est un impératif qui exige bien plus que des lois visant à limiter les dégâts. Les déboisements en Argentine ont surtout eu lieu au cours des dix dernières années alors même qu’une loi forestière a été adoptée au cours de la première décennie de ce siècle après des années de lutte des organisations sociales.


Implanter des forêts ?

Dans ses rapports, le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) insiste sur le fait que les émissions de gaz à effet de serre sont « en partie compensées par le boisement/reboisement ».[14] Cette soi-disant alternative délivre un message dangereux qui alimente de fausses solutions à la crise climatique et encourage par ailleurs un autre mécanisme d'accaparement des terres : l'acquisition de terres destinées à des plantations forestières.

Il faut absolument démanteler ce discours pervers et mettre au centre du débat ce que le Mouvement mondial pour les forêts tropicales (WRM) répète depuis plus de vingt ans[15] : « Les plantations ne sont pas des forêts », elles ne peuvent les remplacer dans aucun de leurs rôles fondamentaux quant à l'équilibre des écosystèmes, ni dans ce qu'elles apportent au climat.


Quelques conclusions et des pistes pour la suite

Il ne fait aucun doute que l'accaparement et la concentration des terres aux mains des grands groupes doivent cesser immédiatement si l'on veut contribuer à mettre un terme à la crise climatique. Il est également urgent d'empêcher les déboisements qui ravagent la région et qui, comme nous l'avons vu, ont lieu partout de manière illégale.

Il existe dans toute la région de fortes mobilisations aux niveaux national et régional visant à freiner le processus de dévastation en cours. L'une d'entre elles, mise en route au mois de septembre au Brésil par la Campagne nationale pour la défense du Cerrado, est une session spéciale du Tribunal Permanent des Peuples (TPP) – un tribunal d'opinion international basé à Rome – pour dénoncer le processus d'écocide en cours contre le Cerrado[16]. Dans la présentation, les organisations impliquées dénoncent la légitimation de l'accaparement de terres, des eaux et des ressources du Cerrado, dont l'ampleur et l'intensité sont dignes du pillage, de la part de quelques entreprises de la chaîne de produits agricoles et miniers, au nom du « développement », et en prétextant un « no man's land », vide d'habitants et de biodiversité.

La plainte présentée par la Campagne déclare qu'il est urgent de[17] :
  • Mettre fin à l'écocide en cours contre le Cerrado avant sa destruction ;
  • Dire la vérité sur l'importance et la diversité écologique et culturelle du Cerrado, de ses peuples ;
  • Sauvegarder la mémoire, grâce à la transmission des faits par les anciens des communautés à propos des nombreuses violences subies, des expulsions, et des enclosures de leurs espaces communs ;
  • Mettre fin à l'impunité dont jouissent les accapareurs et les entreprises lorsqu'ils violent les droits des peuples et se rendent coupables de harcèlement permanent, de manipulation, d'humiliation et de division à l’encontre des communautés dont ils usent dans leurs stratégies pour construire une hégémonie sociale ;
  • Obtenir justice et réparation dans le cadre des conflits auxquels les populations continuent de faire face, ainsi que le droit de possession de leurs territoires.
Le Tribunal a tenu sa première session dédiée aux violations liées à l'accès à l'eau. Le reste des audiences aura lieu au cours de l'année 2022.

Il est indéniable que la redistribution des terres aux mains des paysans est la meilleure alternative pour faire face à la crise climatique grâce à la production agroécologique paysanne qui, en plus de constituer une solution de par le soin apporté aux sols et à la biodiversité, permet également de répondre à d'autres crises auxquelles est confrontée l'humanité, telles que la crise de la faim.

Enfin, il est essentiel de parvenir à freiner le contrôle exercé par les entreprises car l'expansion des monocultures a créé un lobby particulièrement puissant d'hommes politiques, d'entrepreneurs et de multinationales qui travaillent ensemble à défendre et à étendre ce modèle. Cela ne sera pas possible si l'on n’avance pas dans les processus de démocratisation de la société qui ouvrent la porte aux transformations possibles pour sortir de la catastrophe vers laquelle nous entraîne le capitalisme.


[1]Vía Campesina et GRAIN, Cómo contribuye el sistema alimentario agroindustrial a la crisis climática, 25 février 2015, https://grain.org/e/5161
[2]De esta manera la destrucción de bosques aumenta el cambio climático, Greenpeace, 28 avril 2020, https://www.greenpeace.org/argentina/blog/issues/bosques/de-esta-manera-destruccion-de-bosques-aumenta-el-cambio-climatico/
[3]Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), Changement climatique et terres émergées. Résumé à l’intention des décideurs, 2020.
[4]Acción por la Biodiversidad, Atlas del agronegocio transgénico del Cono Sur, mai 2020, https://www.biodiversidadla.org/Atlas
[5]Supressão vegetação nativa no bioma Cerrado no ano de 2021 foi de 8.531,44 km², Ecodebate, 4 janvier 2022, https://www.ecodebate.com.br/2022/01/04/supressao-vegetacao-nativa-no-bioma-cerrado-no-ano-de-2021-foi-de-8-53144-km2/
[6]Região do Matopiba bate recorde histórico de desmatamento no Cerrado, Ecodebate, 7 janvier 2022, https://www.ecodebate.com.br/2022/01/07/regiao-do-matopiba-bate-recorde-historico-de-desmatamento-no-cerrado/
[7]Monitoramento do Desmatamento da Floresta Amazônica Brasileira por Satélite, http://www.obt.inpe.br/OBT/assuntos/programas/amazonia/prodes
[9]Matopiba bate recorde histórico de desmatamento no Cerrado, IPAM, 5 janvier 2022, https://ipam.org.br/matopiba-bate-recorde-historico-de-desmatamento-no-cerrado/
[10]L’agrobusiness c’est le feu : accaparement des terres, déforestation et incendies au Brésil, WRM, Bulletin 258, 20 décembre 2021, https://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section1/lagrobusiness-cest-le-feu-accaparement-des-terres-deforestation-et-incendies-en-amazonie-au-cerrado-et-au-pantanal/
[11]La huella de la ganadería en la selva amazónica, COS, 6 avril 2021, https://cods.uniandes.edu.co/la-huella-de-la-ganaderia-en-la-selva-amazonica/
[12] Los problemas con las tierras no productivas de Colombia, Razón Pública, 2 novembre 2021, https://razonpublica.com/los-problemas-las-tierras-no-productivas-colombia/
[13]LandMatrix, Cambio de uso del suelo en las grandes transacciones de tierras de la region del Chaco Salteño, 6 janvier 2022, https://landmatrix-lac.org/informes-tecnicos/cambio-de-uso-del-suelo-en-las-grandes-transacciones-de-tierras-de-la-region-del-chaco-salteno/
[14]GIEC, op.cit.
[15]WRM, Las plantaciones no son bosques, 9 août 2003,https://wrm.org.uy/es/libros-e-informes/las-plantaciones-no-son-bosques/
[16] Campanha Nacional em Defesa do Cerrado, Tribunal Permanente dos Povos chega ao Brasil para julgar crime de ecocidio contra o Cerrado, 5 septembre 2021, https://campanhacerrado.org.br/noticias/304-tpp-esta-chegando
[17]GRAIN, Tribunal Permanente de los Pueblos acepta denuncia por el ecocidio del Cerrado brasileño, 20 septembre 2021, https://grain.org/e/6727
Author: GRAIN
Links in this article:
  • [1] https://grain.org/e/5161
  • [2] https://www.greenpeace.org/argentina/blog/issues/bosques/de-esta-manera-destruccion-de-bosques-aumenta-el-cambio-climatico/
  • [3] https://www.biodiversidadla.org/Atlas
  • [4] https://www.ecodebate.com.br/2022/01/04/supressao-vegetacao-nativa-no-bioma-cerrado-no-ano-de-2021-foi-de-8-53144-km2/
  • [5] https://www.ecodebate.com.br/2022/01/07/regiao-do-matopiba-bate-recorde-historico-de-desmatamento-no-cerrado/
  • [6] http://www.obt.inpe.br/OBT/assuntos/programas/amazonia/prodes
  • [7] https://mapbiomas.org/
  • [8] https://ipam.org.br/matopiba-bate-recorde-historico-de-desmatamento-no-cerrado/
  • [9] https://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section1/lagrobusiness-cest-le-feu-accaparement-des-terres-deforestation-et-incendies-en-amazonie-au-cerrado-et-au-pantanal/
  • [10] https://cods.uniandes.edu.co/la-huella-de-la-ganaderia-en-la-selva-amazonica/
  • [11] https://razonpublica.com/los-problemas-las-tierras-no-productivas-colombia/
  • [12] https://landmatrix-lac.org/informes-tecnicos/cambio-de-uso-del-suelo-en-las-grandes-transacciones-de-tierras-de-la-region-del-chaco-salteno/
  • [13] https://wrm.org.uy/es/libros-e-informes/las-plantaciones-no-son-bosques/
  • [14] https://campanhacerrado.org.br/noticias/304-tpp-esta-chegando
  • [15] https://grain.org/e/6727