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L'état des lieux de l'accaparement des terres agricoles dans le monde selon Land Matrix

by GRAIN | 27 Oct 2021
Photo: Oxfam - USA


L'initiative Land Matrix, fruit de la collaboration entre des instituts de recherche universitaires et l'International Land Coalition, vient de publier un nouveau rapport sur les acquisitions foncières à grande échelle – comme ils les appellent – dans le secteur agricole au niveau mondial. Le rapport fait état de l'acquisition de 33 millions d'hectares par des investisseurs internationaux pour la production agricole depuis 2000. Il s'agit du troisième rapport de ce type depuis le lancement de l'initiative en 2009, et le document donne une évaluation complète des données dont disposaient les partenaires de l'initiative en 2020.

À plusieurs égards, les travaux de Land Matrix ont évolué parallèlement à ceux de GRAIN sur ce même problème. C'est donc avec beaucoup d'intérêt que nous avons assisté au lancement de ce rapport. Quatre éléments ressortent de sa lecture.

1) 33 millions d'hectares

En ce qui concerne la portée et l'ampleur du problème, les données de Land Matrix s'améliorent clairement, mais il existe des anomalies. Par exemple, aussi bien le rapport que les résultats de la base de données sur le Kazakhstan semblent omettre une énorme transaction foncière de 60 000 hectares conclue et gérée par Phoenix Global, avec un financement de la Banque mondiale, jusqu'à la faillite de Phoenix en 2020.

Un problème important, à notre avis, est que Land Matrix ne couvre que les transactions en Amérique latine, en Afrique, en Asie et dans certains pays d'Europe de l'Est, laissant de côté des pays comme l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Pologne, les États-Unis et le Canada, où d'immenses superficies de terres agricoles ont été reprises par des grandes entreprises depuis 2008, notamment par des sociétés du secteur financier.

Tout cela doit être considéré à la lumière du manque flagrant d'informations que Land Matrix a pu obtenir sur les transactions. Malgré « dix années de collecte intensive de données » et le soutien de gouvernements puissants, de donateurs et d'agences multilatérales, ils n'ont pu identifier le nom de l'entreprise à l'origine des transactions que dans 20 % des cas. Pire encore, la localisation exacte des transactions impliquant des entreprises et des gouvernements des pays du G20 n'a pu être déterminée que dans 15 % des cas. Ce n'est pas une grande réussite pour une initiative qui a été « mise en place en 2009 pour combler le manque de données robustes sur l'étendue et la nature réelles de la ''ruée mondiale vers les terres'' ».

2) Un sillage de destruction

Le rapport de Land Matrix concorde cependant avec ce que GRAIN et de nombreux autres groupes disent depuis des années sur les impacts destructeurs de ces transactions foncières. Les résultats de dix années de collecte de données par Land Matrix sont, selon ses propres termes, « consternants ».

Voici quelques-unes de leurs principales conclusions :
- Jusqu'à 70 % des terres rachetées à des fins agricoles n'ont pas encore été mises en production.
- 87 % des transactions se situent dans des zones « de haute biodiversité », tandis que 39 % se situent dans des « points chauds de biodiversité » encore plus riches.
- Les retombées positives pour les petits agriculteurs sont « rares ».
- Dans 93% des cas, les transactions conclues ne se sont traduites par aucun investissement en infrastructures pour les communautés locales voisines.
- Les transactions ne génèrent que peu ou pas de recettes fiscales, et beaucoup passent par des paradis fiscaux.
- Près de la moitié des transactions n'ont donné lieu à aucune consultation avec les communautés locales affectées.

Il est utile que l'initiative Land Matrix ait pu corréler les données GPS qu'elle a réussi à obtenir sur les transactions foncières avec d'autres ensembles de données sur le couvert forestier. Les résultats sont désastreux, car le risque d'une nouvelle déforestation est évident. Il en va de même pour le lien entre cette destruction des paysages, le changement climatique et les pandémies mondiales – tout cela pour permettre à un groupe de plus en plus concentré de dirigeants d'entreprises agroalimentaires de gagner plus d'argent.

Curieusement, cependant, le rapport n'aborde pas du tout les causes et les facteurs. Il ne parle que des effets en aval et de ce qu'il faut faire à leur sujet. Il s'agit là d'une occasion manquée, car ce type de grands exercices d'analyse de milliers de cas ne peut être réalisé très souvent.

3) Une nouvelle vague en perspective ?

Une autre conclusion importante du rapport Land Matrix est que la croissance du nombre d'accaparements de terres, qui a ralenti ces dernières années, pourrait à nouveau augmenter dans un proche avenir. Les auteurs avancent quatre raisons à cela : les biocarburants, la géopolitique, la hausse des prix alimentaires et les programmes de relance post-Covid. Mis à part la géopolitique, que le rapport n'explique pas vraiment, nous sommes plutôt d'accord. Mais nous reformulerions le problème.

À l'heure où nous parlons, de nombreux pays sont confrontés à une grave crise énergétique et alimentaire. Pour diverses raisons, les approvisionnements énergétiques ne répondent pas à la demande : ralentissements de la production et des transports, en partie dus au Covid, décisions des fournisseurs et politiques nationales. Cela entraîne une hausse des prix de l'énergie, qui à son tour provoque une inflation sur les produits alimentaires, à la fois directement mais aussi à travers la hausse des prix des engrais. Ces deux crises sont indissociables, et elles sont en outre liées à la catastrophe climatique, car nous devons de toute urgence cesser d'utiliser les combustibles fossiles et freiner l'agro-industrie à grande échelle si nous voulons réduire les émissions.

Cela se traduira-t-il par de nouveaux accaparements de terres ? Personne ne peut le dire avec certitude. Mais il est vrai que certains gouvernements envisagent de nouveaux programmes de biocarburants potentiellement importants, comme l'Inde et l'Afrique du Sud. Et cela se traduit déjà par de nouvelles transactions foncières, comme nous l'avons récemment appris en Angola et au Congo, qui ont tous deux signé d'importants accords avec le géant italien de l'énergie ENI.

Les terres agricoles deviennent également une cible pour les fonds de pension et d'autres investisseurs institutionnels poussés à démontrer qu'ils disposent d'investissements dits « verts » dans leur portefeuille, donnant naissance à des fonds de terres agricoles qui prétendent investir dans « l'agriculture régénérative » sur les biens qu'ils acquièrent. Le rapport Land Matrix n'aborde pas ce sujet, mais la « finance verte » s'ajoute aux facteurs qui pourraient conduire à une multiplication des rachats de terres agricoles par les entreprises dans le monde.

Le rapport souligne que la plupart des terres qui ont changé de mains dans le cadre de ces projets massifs depuis 2000 étaient censées produire des huiles végétales (en particulier de palme) et des aliments pour animaux (en particulier le soja et le maïs), et principalement pour l'exportation. Cette conclusion souligne ce que GRAIN et d'autres soutiennent depuis longtemps : l'accaparement des terres agricoles à l'échelle mondiale n'a pas seulement consisté pour les grandes entreprises à retirer des terres des mains des communautés locales, mais aussi à retirer des aliments des mains des populations locales. Cela faisait partie d'une expansion de la domination des grandes entreprises sur l'ensemble du système alimentaire, et c'est, en soi, le problème central auquel nous sommes confrontés aujourd'hui. Si ce pouvoir des grandes entreprises n'est pas démantelé, les accaparements de terres continueront d'affecter des zones de plus en plus vastes de la planète à la production de produits agricoles que les entreprises pourront transformer, conditionner et commercialiser– avec toute la destruction sociale et environnementale que documente le rapport Land Matrix.

4) Des recommandations irréalistes

Le rapport Land Matrix fait entièrement fausse route lorsqu'il en vient aux recommandations, qui ne sont ni réalistes ni fondées. L'équipe propose de poser comme condition que les grands investisseurs fonciers adhèrent aux directives volontaires des Nations Unies sur les régimes fonciers, qui n'ont pas pour objectif de mettre fin à l'accaparement des terres et à propos desquelles le rapport Land Matrix lui-même indique, à plusieurs reprises, qu'elles sont à peine appliquées. Les auteurs appellent à plus de transparence, notamment sur les transactions foncières soutenues par des fonds publics, malgré de nombreux exemples du rôle délétère de ce type de financement dans l'agriculture depuis des décennies. Ils demandent que les petits producteurs soient consultés et associés aux négociations foncières ou aux programmes d'agriculture contractuelle, et semblent croire qu'inclure des critères de durabilité, comme de la poudre de perlimpinpin, dans les accords d'investissement internationaux évitera d'une manière ou d'une autre des problèmes à l'avenir. Lors de l'événement de lancement, des ONG américaines et des universitaires sud-africains ont exprimé leur incrédulité à l'idée que Land Matrix puisse proposer ce genre de solutions aux injustices et aux horreurs perpétrées par ces transactions foncières.

Si nous parlons d'accaparements de terres et non d'acquisitions foncières à grande échelle, c'est bien à cause du conflit et de l'illégitimité qui les caractérisent. Des groupes de défense des droits humains publient des rapports faisant état de centaines de meurtres de défenseurs des terres chaque année depuis l'explosion du boom de l'accaparement des terres, principalement par des intérêts agro-industriels. La violence, la criminalité financière, les mauvais traitements infligés aux travailleurs, aux femmes et aux villageois auxquels de nombreuses organisations avec lesquelles nous travaillons et des communautés sur le terrain sont confrontées chaque jour n'ont tout simplement rien à voir avec les recommandations de Land Matrix.

Ces réalités amènent à considérer qu'il est urgent d'empêcher la poursuite de ces transactions, et même d'en annuler autant que possible le plus rapidement possible. C'est la seule recommandation crédible. Nous espérons que d'autres arriveront également à cette conclusion.


Author: GRAIN
Links in this article:
  • [1] https://landmatrix.org/
  • [2] https://landmatrix.org/resources/land-matrix-analytical-report-iii-taking-stock-of-the-global-land-rush/
  • [3] https://www.farmlandgrab.org/post/view/30529-angola-protocole-daccord-tripartite-pour-la-production-de-biocarburants-dorigine-vegetale
  • [4] https://www.farmlandgrab.org/post/view/30528-eni-to-help-boost-biofuel-production-in-the-congo
  • [5] https://grain.org/en/article/6720-agribusiness-and-big-finance-s-dirty-alliance-is-anything-but-green
  • [6] https://grain.org/en/article/6755-development-banks-have-no-business-financing-agribusiness
  • [7] https://mcusercontent.com/93aa5e8fafa0f5b66b2a051cc/files/08d5da21-0924-8842-75ec-12e9179d4319/Land_Matrix_ARIII_launch_webinar_abridged_chat_transcript.pdf