Troupeau d'une petite exploitation laitière. Photo : Punjab Lok Sujag
Les petites exploitations laitières à travers le monde sont acculées à une crise existentielle. Grâce à un contrôle accru des marchés et de l'élaboration des politiques et à un marketing trompeur, les grandes sociétés laitières accélèrent leur consolidation de ce secteur. Les petites exploitations laitières n'ont guère d'autre choix que de s'endetter et se développer ou de disparaître. Cette mainmise des entreprises a commencé dans les pays du Nord, mais les grandes sociétés laitières font maintenant une percée dévastatrice dans les pays en développement, semant la panique et le malheur parmi les petites exploitations.
Au Pakistan, les enjeux sont particulièrement élevés. Quatre-vingts pour cent de sa production et de sa distribution de produits laitiers sont toujours entre les mains de petites exploitations familiales et de petits vendeurs. Mais la consommation du lait des petits producteurs laitiers par le public et la confiance que celui-ci place en eux sont constamment attaquées par les grandes entreprises et leurs soutiens au sein du gouvernement qui prétendent que ce lait est dangereux. Une nouvelle loi va interdire la vente de lait frais provenant des petits producteurs laitiers et donnera aux entreprises un contrôle total sur l'approvisionnement en lait, mettant gravement en péril les moyens de subsistance de millions d'agriculteurs et l'accès à des produits laitiers nutritifs pour des millions de consommateurs pauvres.
Le Pakistan : un pays de petites exploitations laitières
L'élevage et les produits laitiers constituent le fondement de l'économie rurale du Pakistan. Quatre-vingt-dix-huit pour cent de l'importante population paysanne du Pakistan élève du bétail. Pour eux, c'est un mode de vie. Leurs animaux sont comparables à un compte bancaire : les agriculteurs peuvent les revendre en cas d'urgence ou de besoins familiaux.
Plus de 8 millions de familles rurales travaillent dans la production laitière, ce qui signifie qu'environ 35 à 40 millions de personnes dépendent de ce secteur. L'élevage laitier leur permet de subvenir à leurs propres besoins alimentaires et nutritionnels, et la vente du surplus de lait constitue une source de revenus essentielle. En moyenne, plus d'un tiers des revenus des familles d'agriculteurs proviennent du lait produit par les vaches et les buffles. De plus, le lait vendu par les petits agriculteurs constitue une source de revenus pour des milliers de petits vendeurs (appelés gwalas ou dodhis). Ils achètent du lait aux petits producteurs laitiers et le vendent directement aux consommateurs de la ville ou aux petites entreprises laitières qui transforment quotidiennement le lait en fromages, yaourts et autres produits laitiers.
Ce secteur des petits producteurs laitiers, composé de petits exploitants avec quelques bovins ou buffles et de petits vendeurs et transformateurs, représente plus de 80 % de l'approvisionnement national en lait. Les géants du lait comme Nestlé, Friesland Campina, Engro et Cargill ne représentent que 5 % du total, les 15 % restants étant fournis par des entreprises laitières commerciales nationales comme Nishat, Dairyland, Friendship, Sharif, Sapphire et Dada Dairies. Aux yeux des multinationales laitières, le Pakistan, cinquième producteur mondial de lait, représente donc un énorme marché potentiel si elles parviennent à l'arracher aux petits producteurs laitiers.
Les grandes entreprises ont généralement recours à deux tactiques pour voler des marchés à ces petits producteurs. L'une consiste à importer du lait en poudre bon marché des grands pays d'Amérique du Nord, d'Europe et d'Océanie dont la production est excédentaire. L'autre consiste à pousser à l'adoption de lois et de réglementations qui criminalisent les petits producteurs laitiers. Les grandes entreprises laitières utilisent ces deux tactiques pour conquérir les marchés laitiers en Asie et dans le monde (voir encadré : Le Vietnam passe aux mégafermes laitières).1
Les grandes entreprises ont eu un succès mitigé avec la première tactique au Pakistan. Lorsque les importations de lait en poudre ont atteint un niveau record de 44,2 millions de kilogrammes en 2015, provenant presque entièrement d'Europe, la pression populaire a contraint le gouvernement à imposer une taxe de 25 % sur les importations de lait en poudre. Cette taxe a été portée à 45 % en 2017 puis à 60 % en 2018, malgré les vociférations des ambassadeurs de l'UE et du lobby des géants laitiers. Pourtant, même à ce niveau, les grandes entreprises laitières continuent d'importer et de vendre moins cher que les agriculteurs locaux.2 Pendant la crise de Covid-19, les agriculteurs ont appelé le gouvernement à interdire les importations de lait en poudre, car ils étaient impactés par une baisse de la demande et des importations encore excessives. Dans ce contexte politique, les grandes sociétés laitières ont dû faire largement appel à la seconde tactique pour supplanter les petits producteurs pakistanais.
Le Vietnam passe aux mégafermes laitières
Par le passé, le gouvernement vietnamien privilégiait les exploitations laitières familiales rurales, leur apportait un soutien public et reconnaissait l'agriculture familiale comme le principal modèle de production agricole. La situation a évolué entre 2008 et 2018, période pendant laquelle plusieurs changements de politique ont été adoptés pour promouvoir les mégafermes laitières. Des normes strictes de sécurité alimentaire ont été introduites, ce qui a facilité un système laitier industriel au détriment des petites exploitations laitières.
La suppression des quotas laitiers de l'Union européenne en avril 2015 a entraîné une chute mondiale des prix du lait. Les laiteries commerciales au Vietnam ont été touchées et elles ont cessé d'acheter du lait aux petits exploitants. Dans le seul district de Củ Chi, près de 800 agriculteurs ont soudainement perdu l'accès aux points de vente de leur lait frais. Plusieurs petites exploitations laitières ont été contraintes d'arrêter la production laitière et de réorienter leurs activités agricoles.
Après 2015, les grandes entreprises laitières sont passées à l'offensive contre les petits producteurs laitiers. Avec l'émergence de mégafermes laitières au Vietnam, la confiance des consommateurs et du gouvernement envers les petites exploitations laitières a régulièrement diminué.
En 2017, le gouvernement a adopté des réglementations sur les exploitations laitières qui ont rendu obligatoires les procédures de contrôle de la qualité. Les petites exploitations ont eu beaucoup de mal à s'adapter à ces nouvelles normes. Les grandes entreprises laitières en ont profité, car l'approvisionnement en lait auprès des grandes exploitations réduisait leurs coûts d'approvisionnement. La Friesland Company dans la province de Ha Nam, par exemple, a d'abord commencé à s'approvisionner auprès de petits producteurs laitiers, mais a ensuite décidé de créer 50 exploitations laitières professionnelles.3
Lois sur la sécurité sanitaire des aliments : l'étau se resserre autour de la production laitière des petits exploitants
Depuis maintenant plusieurs années, les grandes entreprises laitières mènent une campagne incessante dans les médias pakistanais pour dénigrer le lait des petits producteurs. Il est accusé d'être non hygiénique, malsain, frelaté et de mauvaise qualité. Des publicités passent constamment à la télévision montrant des images horribles pour attirer l'attention des consommateurs sur les dangers du lait frais, également connu sous le nom de « lait en vrac ».4 Mais malgré les efforts pour faire passer les gwalas comme de méchants voyous, la plupart des Pakistanais préfèrent toujours le lait non traité qu'ils fournissent, qui est facilement disponible partout et est moins cher que le lait conditionné.
Il est indéniable que des cas d'adultération peuvent se produire chez les petits producteurs. Un livreur de lait peut ajouter de l'eau au lait frais pour en augmenter le volume. Pendant les journées d'été les plus chaudes, un livreur ajoutera parfois de la glace pour le garder au frais et éviter qu'il ne s'abîme pendant le trajet pour livrer les consommateurs les plus éloignés. Ce n'est pas quelque chose de nouveau, et cela se produit depuis des siècles. Ce n'est pas non plus un problème qui ne touche que les petits producteurs puisque les grandes entreprises laitières ont leurs propres scandales d'adultération et de contamination (Voir encadré Lait conditionné : dangereux pour la consommation humaine ?). Mais dernièrement, les responsables pakistanais en ont fait toute une histoire.
Lait conditionné : dangereux pour la consommation humaine ?
La vaste campagne en cours au Pakistan contre le lait en vrac ne dit pas un mot des dangers du lait en brique. L'adultération du lait UHT (ultra haute température) et pasteurisé au Pakistan représentait un véritable danger pour la santé il y a quelques années. Le 16 septembre 2016, la Cour suprême du Pakistan a ordonné l'examen chimique de toutes les marques nationales et internationales de lait conditionné disponibles sur le marché. La Cour suprême a demandé à l'Université d'agriculture de Faisalabad, à l'Université des sciences vétérinaires et animales de Lahore et au Conseil pakistanais de la recherche scientifique et industrielle (PCSIR) de procéder à des tests. Le rapport du PCSIR a confirmé que le lait conditionné de presque toutes les grandes marques contenait des détergents et des produits chimiques dangereux et était très dangereux pour la consommation humaine.
La question de l'adultération du lait conditionné a de nouveau été soulevée devant la Cour suprême du Pakistan début 2018, lorsque le tribunal a interdit le lait conditionné vendu sous quatre grandes marques et a ordonné aux autorités de la province du Sindh de retirer le lait des rayons.
Un cas similaire d'adultération de lait conditionné a également été évoqué devant la Cour suprême de Lahore le 6 janvier 2018, et le tribunal a qualifié le lait conditionné d'« impropre à la consommation » parce qu'il contenait du formol, un produit chimique hautement dangereux pour la santé humaine. La fréquence croissante des cas d'adultération du lait conditionné au Pakistan prouve que le contrôle de la qualité des industries laitières commerciales est assez laxiste et souvent négligé.5
Entre 2007 et 2011, le gouvernement de la province du Pendjab, où sont implantées toutes les grandes sociétés laitières et qui représente 73 % de l'approvisionnement en lait du pays, a promulgué une loi sur la salubrité des aliments (Pure Food Law) et une loi sur les normes de sécurité alimentaire (Food Safety Standards Act), qui, pour la première fois, ont introduit des sanctions sévères pour l'adultération du lait. Ces lois ont été suivies en 2016 et 2018 par des réglementations interdisant le lait frais et exigeant que tout le lait pasteurisé soit vendu sous forme conditionnée, soit étiqueté et conservé à une température précise jusqu'au consommateur final.
La nouvelle réglementation de 2018 exige que tout agriculteur ou coopérative impliquée dans la production et la vente de lait (à des intermédiaires ou à une entreprise) soit officiellement enregistré. L'origine du lait – avant et après pasteurisation – doit également être indiquée par les fournisseurs de lait. Cette disposition et plusieurs autres, telles que des normes sanitaires pour les animaux et l'entretien des équipements, s'appliquent aussi bien aux petits exploitants qu'aux laiteries commerciales, indépendamment de la taille de l'exploitation et du nombre de têtes de bétail. Il est tout simplement impossible pour les petits exploitants de s'y conformer.
La réglementation a entraîné la répression et le harcèlement des petits producteurs laitiers par les autorités. Dans certains cas, des fonctionnaires locaux ont tenté d'expulser des producteurs laitiers avec leur bétail hors des limites de la ville. En septembre 2019, des inspecteurs de la Commission municipale de Faisalabad ont effectué des perquisitions chez environ 500 producteurs laitiers dans la localité périurbaine de Faisalabad, et les ont forcés à déménager ailleurs. Ces producteurs possédaient chacun 5 à 10 buffles et survivaient grâce à la vente de lait frais aux habitants de la ville. Les inspecteurs voulaient fermer les exploitations parce qu'elles faisaient fonctionner leurs petites laiteries dans le cadre de la juridiction municipale. Ce n'est qu'après l'intervention de la Haute Cour de Lahore que les agriculteurs ont été autorisés à rester temporairement dans la municipalité. Les 500 familles d'éleveurs laitiers situées dans les limites de la ville de Faisalabad produisent environ 40 000 litres de lait chaque jour. La plupart des produits laitiers frais sont consommés en ville, ce qui réduit les marges bénéficiaires des laiteries industrielles.6
Un avenir sombre pour les petits producteurs laitiers de Turquie
En 1995, la Turquie a rendu obligatoire la pasteurisation du lait et, en 2008, elle a interdit la vente de lait en vrac. Pour faciliter l'application de ces lois, la Turquie a libéralisé les investissements dans la production laitière du secteur public et accordé des concessions aux producteurs de lait du secteur privé/des grandes entreprises, ce qui a entraîné une augmentation de 90 % des exportations turques de lait et de sous-produits laitiers.7 Comme le Pakistan, la Turquie possédait également un nombre considérable d'exploitations laitières, qui étaient essentiellement des petites entreprises familiales, de petite taille, comptant moins de 20 têtes. Cela a commencé à changer en 2011 lorsque l'évolution vers de plus grandes exploitations laitières a commencé.8
La Turquie a réussi à se tailler un vaste marché d'exportation pour ses produits laitiers, mais au détriment d'un grand nombre de petites exploitations laitières. La plupart de ces dernières ont abandonné leur activité, incapables de faire face aux besoins croissants d'investissement (pour acheter des génisses gestantes importées, des machines à traire, des aliments importés, un système d'évacuation du lisier, une cuve de refroidissement, etc.).
La population riposte
Le PKMT (Pakistan Kissan Mazdoor Tahreek), une alliance de petits agriculteurs et d'agriculteurs sans terre, a dénoncé les politiques qui nuisent à la nutrition et l'emploi des femmes et des enfants.9 Selon le PKMT, les nouvelles politiques permettront aux grandes entreprises de prendre le contrôle d'un secteur laitier qui a permis à un grand nombre de femmes de nourrir leurs familles et dégager un revenu. Si les petits exploitants abandonnent l'activité laitière, en plus de perdre une source durable de revenus, des millions de familles perdront un élément important de leur alimentation et leur nutrition.10
En mai 2019, l'interdiction de la vente de lait frais dans la ville de Lahore par l'Autorité alimentaire du Pendjab a été contestée devant la Haute Cour de la ville par un groupe de requérants. Ils ont fait valoir qu'en tant qu'organisme de réglementation l'Autorité alimentaire est uniquement censée réglementer la vente de lait, et non pas rendre illégale la vente de lait frais. Ils ont également soutenu que l'interdiction violait les droits fondamentaux des vendeurs et les droits des consommateurs de lait frais. Les requérants ont également demandé au tribunal d'empêcher les instances de l'Autorité alimentaire de prendre des mesures contre la vente de lait frais dans la province du Pendjab.
Mais les géants du lait ne céderont pas sans se battre. La Banque mondiale estime qu'il y a un marché de 10 milliards de dollars pour eux s'ils peuvent convaincre les consommateurs de lait frais d'acheter leur lait transformé.11 C'est pourquoi ils dépensent une fortune en publicité. Au cours des neuf premiers mois de 2017, Nestlé et FrieslandCampina ont dépensé environ 104,5 millions de dollars en publicité pour les produits laitiers dans le pays.12 Et, lorsque la publicité ne fonctionne pas, ils font pression sur les politiciens pour forcer les consommateurs à passer à l'acte. En février 2017, après que FrieslandCampina a acquis une participation majoritaire dans la société laitière pakistanaise Engro, le PDG mondial de FrieslandCampina, Roelof Joosten, et le président d'Engro Corporation, Hussain Dawood, ont rencontré le Premier ministre pakistanais pour pousser à l'adoption de la réglementation sur le secteur du lait frais. Peu après, le directeur général de FrieslandCampina au Pakistan aurait déclaré que le gouvernement pakistanais devait accélérer les efforts pour mettre en œuvre les lois sur la sécurité sanitaire des aliments afin d'éliminer l'adultération. Toujours en 2017, une délégation de la Pakistan Dairy Association, le groupe de pression des grandes entreprises laitières, a rencontré le Premier ministre pour exiger une loi sur la pasteurisation.13
Cependant, ce marché potentiel n'attire pas seulement les plus grandes entreprises laitières mondiales. L'un des plus grands producteurs laitiers de Turquie, SUTAS, a formé une coentreprise avec le groupe pakistanais Nishat en 2019 pour produire, commercialiser, distribuer et vendre des produits laitiers de qualité supérieure au Pakistan. 14 Cette année-là, Cargill a également annoncé un investissement majeur de 200 millions de dollars au Pakistan au cours des trois à cinq prochaines années dans les produits laitiers et d'autres segments du secteur de l'élevage.15 Le groupe d'entreprises saoudien Al-Tamimi a annoncé son intention d'investir dans le secteur laitier du Pakistan, tout comme des entreprises chinoises et australiennes.16
Malgré tous les efforts qu'elles ont déployés, les grandes entreprises laitières ont toujours du mal à rivaliser avec les laiteries artisanales. FrieslandCampina n'a pas encore réalisé de bénéfices après trois ans d'investissements importants dans le pays. Et, alors que les taxes qu'elles paient sont souvent utilisées pour justifier les lois qui criminalisent les petites laiteries, elles se plaignent maintenant que c'est à cause des taxes élevées sur leurs produits transformés que les consommateurs préfèrent le lait entier des petites laiteries au lieu de leur colorant à thé « sans danger » !17
Les multiples menaces de la mainmise des grandes entreprises sur le secteur laitier
Lorsque des entreprises s'emparent du secteur laitier d'un pays, elles ne se contentent pas de s'emparer des marchés, elles transforment également la manière dont l'élevage laitier est pratiqué. On passe brutalement de pratiques agroécologiques traditionnelles à petite échelle à des pratiques industrielles étrangères qui nécessitent des intrants coûteux et des races importées.
Avec l'intervention croissante du secteur privé et les changements apportés aux politiques d'élevage, les laiteries commerciales et d'entreprise du Pakistan importent des vaches vivantes de races étrangères (Holstein et Frisonne australiennes, néerlandaises, allemandes et américaines). Actuellement, le cheptel de vaches d'élite importées au Pakistan est d'environ 58 000 têtes. Ces bêtes sont chères à l'achat et à l'entretien. Elles exigent une gestion high-tech, des aliments et des intrants coûteux et une main-d'œuvre bien formée.
La vitesse à laquelle le Pakistan remplace ses races locales de vaches par des espèces étrangères à travers des croisements ou l'importation d'animaux vivants est alarmante et pourrait priver le Pakistan de races indigènes comme la Sahiwal, la Cholistani, la Red Sindhi et bien d'autres. Avec une politique d'élevage qui permet le croisement de races indigènes locales avec des races holstein, frisonne et jersey, une importante population de bovins issus de croisements est récemment apparue au Pakistan et représente désormais 13 % du cheptel bovin total.18
Le gouvernement a l'intention d'éliminer les races de vaches rustiques locales qui peuvent actuellement produire 1 100 litres par lactation, et d'augmenter la production de lait par vache à 5 000 litres par lactation en utilisant des races étrangères. Pour y parvenir, il prévoit d'importer des quantités massives de sperme de taureaux d'élite étrangers, d'une valeur de 241 millions de dollars, afin d'améliorer les caractéristiques des races bovines locales grâce à l'insémination artificielle.19
Les dirigeants pakistanais considèrent le sacrifice des races bovines indigènes résistantes aux tiques, tolérantes à la chaleur et les mieux adaptées à cette région, comme un juste prix à payer pour l'augmentation des recettes extérieures que peuvent procurer les exportations de produits laitiers. Certains économistes affirment que le Pakistan peut gagner plus de 30 milliards de dollars grâce à l'exportation de produits laitiers. Le gouvernement convoite les marchés laitiers de l'Iran, de la Chine, de la Malaisie, des Philippines, du Sri Lanka, du Bangladesh, de l'Indonésie et de l'Inde. Mais le Pakistan devrait tirer la leçon de ce qui s'est passé au Sri Lanka, où les vaches australiennes importées sont devenues un fardeau pour les agriculteurs, car ils ne peuvent pas se permettre l'entretien, les aliments coûteux et l'ensemble de l'environnement nécessaires à l'entretien de ces vaches d'élite. (Voir encadré Sri Lanka, un cimetière de vaches de races australiennes importées)
20 Cela serait inacceptable pour la plupart des musulmans pakistanais en raison de leurs sensibilités religieuses. On observe une tendance croissante à donner des aliments de haute qualité contenant des protéines animales au bétail dans les grandes exploitations commerciales ou d'entreprise au Pakistan afin d'améliorer la productivité animale. La farine de sang ou les protéines animales sont des ingrédients essentiels dans l'alimentation du bétail fournie par tous les grands producteurs industriels pour préparer un aliment de haute qualité. Selon un rapport, avec l'augmentation du nombre des grandes laiteries commerciales et des fermes d'engraissement, les pratiques d'alimentation existantes ont été adaptées pour augmenter la productivité animale, notamment par l'ajout de protéines animales (farines de sous-produits animaux) dans l'alimentation animale pour atteindre des niveaux de protéines adéquats dans l'alimentation des vaches.21 De manière assez surprenante, les définitions des termes « aliment pour animaux » et « alimentation des animaux laitiers » données dans la réglementation du Pendjab de 2018 sur la salubrité des aliments ne disent rien concernant la farine de sang ou les protéines animales. Avec la présence croissante des grandes entreprises dans l'industrie laitière pakistanaise et les investissements attendus des industries de l'alimentation animale, les organismes de réglementation des produits alimentaires semblent avoir opportunément évité cette clarification afin de garantir une production ou une importation sans problème d'aliments pour bétail mélangés à de la farine de sang.
Le développement rapide du secteur laitier industriel au Pakistan pose également la question de l'alimentation animale. L'aliment industriel (importé ou produit localement) donné aux bêtes de races étrangères ou issues de croisements contient-il des « farines de sang » ou des protéines animales ?Sri Lanka, un cimetière de vaches de races australiennes importées
Le Sri Lanka compte environ 125 000 exploitations laitières enregistrées, mais il ne reste pratiquement plus de races bovines indigènes. La plupart des troupeaux sont constitués d'hybrides ou de génisses Jersey importées d'Australie ou de Nouvelle-Zélande. Pour réduire sa dépendance au lait en poudre importé, qui coûte environ 300 millions de dollars par an, le Sri Lanka a décidé d'augmenter sa production de lait et a importé des génisses gravides d'Australie et de Nouvelle-Zélande.
Entre 2012 et 2018, le plus grand exportateur australien d'animaux vivants, Wellard, a exporté environ 24 500 génisses vers le Sri Lanka dans le cadre de transactions de plusieurs millions de dollars.22 Wellard devait également fournir aux agriculteurs sri-lankais des installations, une formation et un soutien vétérinaire. Cela s'est avéré un gain à long terme pour l'Australie, car les aliments pour bétail ont ensuite été l'une de ses principales exportations vers le Sri Lanka. Cependant, en avril 2019, le Sri Lanka a interrompu le programme d'importation de races étrangères en raison du taux de mortalité élevé des génisses ; l'incidence des maladies chez les animaux a entraîné de mauvaises performances.23 Pour certains petits agriculteurs, l'élevage de génisses australiennes a été une expérience terrible, parce que l'alimentation importée était trop chère et que les bêtes ne produisaient que 10 à 15 litres de lait, bien en deçà du rendement promis de 20 litres. Certains agriculteurs se sont même suicidés parce qu'ils avaient hypothéqué leurs biens pour acheter des bêtes de races étrangères, et après leur expérience ratée, les banques ont saisi leurs biens. Pour faciliter l'exportation de bétail vivant, l'agence de crédit à l'exportation du gouvernement australien, l'EFIC, a accordé une facilité de crédit au gouvernement sri-lankais pour financer l'achat. Lorsque les bêtes de races importées ont commencé à mourir et que l'expérience a échoué, l'EFIC s'est dégagée de toute responsabilité en disant que l'agence offrait une facilité de crédit au gouvernement sri lankais et n'avait aucun lien avec les agriculteurs qui achetaient des vaches australiennes.24
Unis, les petits producteurs laitiers ne seront jamais vaincus
Sous la bannière de la pasteurisation et de la modernisation du secteur laitier, le gouvernement du Pakistan, les sociétés laitières et des agences internationales comme l'Agence américaine pour le développement international, l'Agence australienne pour le développement international et la Société financière internationale, sont tous déterminés à marginaliser les petites laiteries. Les laiteries commerciales et les grandes sociétés ne ménagent aucun effort pour nuire à la réputation des petits producteurs, qui bénéficient toujours d'une implantation importante sur le marché du lait du Pakistan.
Même s'il existe un nombre important de petits producteurs laitiers et de distributeurs de lait frais, les différents acteurs du réseau sont mal organisés. La Pakistan Dairy Association, quant à elle, est un groupe organisé d'entreprises laitières qui cherchent à obtenir à la fois la pasteurisation et l'interdiction du lait frais. Pour s'opposer aux grandes sociétés laitières, les petits producteurs laitiers non organisés doivent s'organiser. Ils doivent défendre énergiquement leur système informel et leurs produits laitiers, y compris le lait frais. Bien qu'ils suivent des pratiques traditionnelles de fabrication de produits laitiers avec des moyens technologiques minimum, ils répondent efficacement aux besoins nutritionnels d'une grande majorité de la population pakistanaise. Ils fournissent également des revenus et une alimentation à environ 40 millions de personnes, qui dépendent directement ou indirectement des petites exploitations laitières.
Les autorités pakistanaises, comme celles de nombreux autres pays, utilisent la réglementation sur la sécurité sanitaire des aliments, non pas comme moyen de protéger les consommateurs, mais comme moyen de restructurer le secteur laitier au profit des entreprises. Cela n'améliorera pas l'approvisionnement en lait pour les gens ordinaires, et cela affaiblira sérieusement l'accès des gens au lait frais nutritif, le lait le plus apprécié des Pakistanais. Les règles et les normes doivent aider les petites exploitations laitières, pas les affaiblir. Les gouvernements peuvent faire beaucoup pour aider les petites exploitations laitières à améliorer la qualité et la sécurité du lait frais, mais cela doit être fait de manière adaptée à leurs réalités. Si le lait frais est totalement interdit, les agriculteurs ne seront pas les seuls perdants. Tous ceux qui sont liés aux petites exploitations agricoles, comme les commerçants, les négociants, les livreurs et tous ceux qui travaillent avec leurs produits laitiers, se retrouveront sans emploi. Ce serait une perte pour le pays qui ne profiterait qu'au secteur des grandes entreprises.
1 GRAIN, « La grande arnaque du lait », décembre 2011 : https://grain.org/e/4435
2 Voir « EU urges govt to lift duty on import of milk powder », The Express Tribune, 31 juillet 2016, Islamabad : https://tribune.com.pk/story/1152842/eu-urges-govt-lift-duty-import-milk-powder ; Razi Syed, « Duty on imported milk powder increased up to 60% », 28 mai 2017, Daily Times, Karachi : https://dailytimes.com.pk/9387/duty-on-imported-milk-powder-increased-up-to-60/
3 Emmanuel Pannier, Christian Culas, Sylvie Cournut, Guillaume Lacombe, Nguyen Mai Huong, « Dairy farming, a clash of production models in Atlas of Livestock Transitions in Vietnam: 1986-2016 », janvier 2020, https://www.researchgate.net/publication/347524187_Dairy_farming_a_clash_of_production_models_in_Atlas_of_Livesock_Transitions_in_Vietnam_1986-2016
4 Kazim Alam, « Of Loose milk and tight margins », The Dawn, 16 mars 2020, https://www.dawn.com/news/1541158
5 Onusha Ahmad, « Tetra Pack Milk Controversy in Pakistan Sparks a Debate on Social Media », 30 décembre 2016, https://www.brandsynario.com/tetra-pack-milk-controversy-pakistan-sparks-debate-social-media/
6 Abdullah Niazi, « Waging war against the gawala », Pakistan Today, 9 septembre 2019, https://profit.pakistantoday.com.pk/2019/09/09/waging-war-against-the-gawala/
7 Rizwan Asif, « 70% of Loose Milk in Punjab Poisonous for consumption », The Tribune, Pakistan, 5 avril 2019, https://rootsforequity.noblogs.org/files/2020/06/Agriculture-2019.pdf
8 Ozgur Bor, « Economics of Dairy farming in Turkey », International Journal of Food and Agricultural Economics, janvier 2014,
9 Le PKMT (Pakistan Kissan Mazdoor Tehreek) est une organisation de masse de petits agriculteurs et d'agriculteurs sans terre, notamment d'agricultrices.
10 Communiqué de presse, « Women’s Resistances for Rights », Pakistan Kissan Mazdoor Tahreek, 8 mars 2020, https://pkmt.noblogs.org/post/2020/03/09/march-8thinternational-womens-day-womens-resistances-for-rights-press-release/#more-825
11 International Financial Commission (IFC), « A Fresh Start for Pakistan’s Dairy Industry », février 2018, https://www.ifc.org/wps/wcm/connect/news_ext_content/ifc_external_corporate_site/news+and+events/news/impact-stories/ifc-financing-package-to-frieslandcampina
12 Farooq Baloch, « Losing to loose milk », Pakistan Today, 31 décembre 2017, https://profit.pakistantoday.com.pk/2017/12/31/losing-to-loose-milk/
13 News Desk, « Pakistan Dairy Associations Recommendations to the PM to Uplift the Industry », 7 décembre 2017, https://mettisglobal.news/pakistan-dairy-associations-recommendations-to-the-pm-to-uplift-the-industry/
14 Zahid Baig, “Nishat Dairy, Turkish SUTA to produce, sell products in Pakistan”, Business Recorder, 6 avril 2019, https://epaper.brecorder.com/2019/04/06/5-page/775344-news.html
15 « Cargill to grow Pakistan business with US$200 million investment », Cargill, 17 janvier 2019, https://www.cargill.com/2019/cargill-to-grow-pakistan-business-with-us200-million-investment
16 Jehangir Nasir, « Saudia Arabia’s Al-Tamimi Group is Keen to Invest in Pakistan », ProPakistani, 26 décembre 2019, https://propakistani.pk/2019/12/26/saudia-arabias-al-tamimi-group-is-keen-to-invest-in-pakistan/ ; China Economic Net, « Buffalo milk export to boost Pakistan’s forex reserves », The Express Tribune, 25 avril 2021, https://tribune.com.pk/story/2296676/buffalo-milk-export-to-boost-pakistans-forex-reserves
17 « An interview with Ali Ahmed Khan, chairman Pakistan Dairy Association (PDA) », Business Recorder, juin 2021 : https://www.brecorder.com/news/40100931
18 Muhammad Naeem Tahir, Roshan Riaz, Muhammad Bilal et Hafiz Muhammad Nouman, « Current Standing and Future Challenges of Dairying in Pakistan: A Status Update », Intechopen, 28 mai 2019, https://www.intechopen.com/chapters/65652
19 Munawar Hasan, « Government to introduce fundamental change in dairy sector », The News, 5 mai 2021, https://www.thenews.com.pk/print/830524-government-to-introduce-fundamental-change-in-dairy-sector
20 La farine de sang, un complément alimentaire riche en protéines à base de sang et d'autres restes d'animaux abattus, est à la fois une source nutritive bon marché et efficace qui compense les besoins en acides aminés du bétail dans les fermes laitières industrielles.
21 I.B. Marghazani, M.A. Jabbar, T.N. Pasha et M. Abdullah, « Ruminal Degradability Characteristics in Animal Protein Source of Pakistan », The Journal of Animal & Plant Sciences, 23(5) : 2013, Pages : 1264-1267, http://www.thejaps.org.pk/docs/v-23-5/08.pdf
22 Jane Dalton, « Western corporations funding huge expansion of eco-damaging dairy factory farms in Sri Lanka, study finds », Independent, 26 janvier 2019, https://www.independent.co.uk/climate-change/news/sri-lanka-dairy-industry-cows-farm-us-nestle-australia-new-zealand-animal-welfare-a8748186.html?r=74804
23 V.K. Vidanarachchi, H.M.M. Chathurika, Hasitha M. Dias, P.M. Korale Gedara, G.L.L.P. Silva, E.R.K. Perera et A.N.F. Perera, « Dairy Industry in Sri Lanka: Current Status and Way Forward for a Sustainable Industry », Université de Peradeniya, Sri Lanka, novembre 2019, https://www.researchgate.net/publication/344766340_Dairy_Industry_in_Sri_Lanka_Current_Status_and_Way_Forward_for_a_Sustainable_Industry
24 Lorna Knowles et Siobham Heanue, « Australian cattle exported to Sri Lanka dying and malnourished, local farmers left suicidal », ABC News, 3 avril 2019, https://www.abc.net.au/news/2019-04-04/australian-dairy-cattle-sent-to-sri-lanka-dying-malnourished/10936258