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La grande braderie

by Dinu Gautier - WOZ | 19 Feb 2021
Un commerce plus libre pour les pêcheurs indonésiens ? Aujourd’hui déjà ils peuvent à peine faire face aux importations et voilà que maintenant les frontières doivent disparaître. Photo: Marko Reimann, Alamy


L’Indonésie déroule le tapis rouge aux investisseurs étrangers. Selon les activistes et les observateurs sur place, l’accord de libre-échange avec la Suisse constitue une stratégie qui aura des conséquences dramatiques et va bien au-delà de la question de l’huile de palme.


Andreas Harsono a vu et vécu beaucoup de choses dans sa vie. Depuis 40 ans, il suit ce qui se passe en matière de droits de l’homme en Indonésie. C’est son métier : il a d’abord été journaliste et travaille aujourd’hui pour Human Rights Watch à Jakarta. La façon dont le gouvernement est sur le point de chambouler le pays déconcerte même un vieux routier comme lui : « On va décider une loi qui va changer la vie de tous les Indonésiens et tout ça dans une opacité totale ; les bureaucrates, les politiciens et le monde des affaires, entre eux, sans aucunement tenir compte des syndicats, des ONG, des représentants des petits paysans ou des communautés de pêcheurs. »

Ce dont on parle ici, c’est de la loi Omnibus, une loi écrite en un temps record, sous le manteau de la pandémie, passée en force au parlement, et adoptée en octobre. Il s’agit d’un document comprenant plus d’un millier de pages de nouvelles dispositions ; des dizaines de lois existantes sont concernées par ces nouveautés.

Tout tend vers un même but, attirer les investisseurs étrangers. Pour faire court, cette loi signifie la destruction des droits des travailleurs, la centralisation du pouvoir à Jakarta, la suppression dans une large mesure des évaluations environnementales et des autres conditions imposées aux entreprises.

Pendant longtemps, explique Andreas Harsono, la proposition de loi n’a pas été rendue publique et même une grande partie des parlementaires n’étaient pas au courant, car les délibérations ont eu lieu en petit comité. « Cela veut dire qu’en fin de compte, beaucoup de parlementaires ont donné leur accord à une loi qu’ils ne pouvaient même pas encore lire. » À travers tout le pays, des centaines de milliers de gens ont manifesté, en dépit de la pandémie, contre le projet du gouvernement. Une des plus importantes mobilisations depuis la chute du dictateur Suharto en 1998. Tout cela pour rien.

Kartini Samon, chercheuse et activiste à l’ONG GRAIN, représente les intérêts des petits paysans. Elle résume ainsi la situation : « C’est la grande braderie. Les droits de la population sont bradés et on déroule le tapis rouge aux entreprises. » Samon insiste que la loi Omnibus ne doit pas être prise de manière isolée. » Elle est indissociable de la nouvelle stratégie de libre-échange du gouvernement. » Samon pointe également ici de manière explicite l’accord de libre-échange avec les États de l’AELE [Association européenne de libre-échange, EFTA en anglais] qui doit être adopté le 7 mars en Suisse. Pour elle, Omnibus est la loi d’application des obligations conclues dans les accords de libre-échange. Iqra Anugrah, politologue indonésien à l’Université de Kyoto, voit les choses de la même façon : « La loi Omnibus est un changement de paradigme qui va exacerber encore l’exploitation des ressources naturelles. Et la loi est la conséquence logique des accords de libre-échange comme celui qui est prévu avec l’AELE. »

L’accord, négocié avec l’Indonésie par la Suisse, le Liechtenstein, l’Islande et la Norvège, concerne principalement trois domaines : l’abolition des droits de douane pour la circulation des biens, l’amélioration des conditions d’investissement pour les entreprises étrangères et la protection de la soi-disant propriété intellectuelle. Jusqu’à présent, le débat qui a eu lieu en Suisse s’est presque exclusivement concentré sur la circulation des biens et la réduction des droits de douane, et plus spécifiquement sur les quelques tonnes d’huile de palme qui arrivent directement et sans transformation d’Indonésie en Suisse. Quand on parle à des représentants des ONG et à des experts sur place, on comprend vite qu’ils sont nettement plus inquiets des implications [de la loi] pour les deux autres secteurs concernés.

Investissements : la ruée sur les ressources

Dans toute une série de secteurs économiques, les entreprises venant de Suisse seront à l’avenir traitées en Indonésie comme celles du pays, à partir du moment où elles y investissent au moins 700 000 dollars. C’est ce qui est indiqué dans l’accord de libre-échange auquel sont annexées les soi-disant listes positives qui définissent quels secteurs économiques seront concernés. Dans ces listes figurent la majorité des entreprises de l’agrobusiness (dont l’huile de palme), l’industrie minière, l’extraction du charbon, du pétrole et du gaz, la production du ciment et des engrais, ainsi que les hôtels (de plus de 3 étoiles). Tous ces secteurs sont confrontés déjà aujourd’hui à de graves conflits liés à la terre, des expropriations, des expulsions, des dégâts environnementaux et des problèmes de santé pour la population. Beaucoup de ces secteurs ne toléraient auparavant que des participations minoritaires pour les entreprises étrangères ; certains étaient même réservés aux acteurs indonésiens.

« Jusqu’ici, les projets d’investissement devaient également être approuvés par les gouvernements régionaux, » rappelle l’activiste Kartini Samon. « D’un côté certes, cela pouvait provoquer des cas de corruption dans les régions mais de l’autre, la population locale avait alors la possibilité de se défendre, quelquefois avec succès. »

Avec la loi Omnibus, la procédure d’approbation sera centralisée à Jakarta et l’obligation d’évaluations environnementales abolie. « Le message adressé aux grandes entreprises est clair : Venez chez nous, ne vous en faites pas, on vous permet tout. » En outre, les fonctionnaires de Jakarta n’ont souvent aucune idée de la situation sur place et ne disposent habituellement que de documents cartographiques médiocres et contradictoires. « Ils sont tout à fait capables d’allouer à un investisseur les terres d’une communauté qui sont cultivées depuis des générations, parce que leurs cartes n’indiquent aucun village à cet endroit-là, » déplore Samon. Elle s’attend à ce qu’encore plus de paysans et de pêcheurs soient privés de leurs moyens de subsistance et ne doivent s’exiler dans les villes.

Rachmi Hertanti est la directrice de l’ONG Global Justice à Jakarta. Selon elle, plusieurs points dans l’accord de libre-échange et dans la loi Omnibus seraient contraires à la constitution indonésienne. « La Cour constitutionnelle a établi pour les divers secteurs économiques des participations maximales permissibles pour les entreprises étrangères – mais le gouvernement s’en moque éperdument. » Et comme les concessions aux entreprises devraient dorénavant être incluses dans des contrats internationaux, il sera très difficile à l’avenir de renverser la vapeur.

Brevets : main basse sur les semences

Dans leur critique de l’accord de libre-échange, Rachmi Hertanti comme Kartini Samon mettent tout particulièrement l’accent sur la propriété intellectuelle, notamment la question des semences. Par cet accord avec l’AELE, l’Indonésie s’oblige en effet à adhérer à l’accord international UPOV 91. Dans le but d’imposer les règles de la propriété intellectuelle aux obtentions végétales, l’accord va extrêmement loin. La plupart du temps, les paysans ne peuvent plus en réalité échanger ni continuer à vendre des semences et ils ne peuvent pas continuer à les cultiver eux-mêmes - dans certains cas même pas une seule fois – c’est à dire qu’ils n’ont pas le droit de se servir de leurs propres récoltes lors de la prochaine saison. Tout le commerce des semences doit dorénavant passer par des négociants en possession d’une licence.
« Pour les petits paysans, ce ne sera même plus possible de faire de l’agriculture légalement, » conclut Hertanti, qui déplore tout particulièrement que la Suisse n’applique elle-même ces normes qu’avec de nombreuses exceptions, alors qu’elle les impose dans leur forme la plus stricte à l’Indonésie.

Kartini Samon craint également le risque de biopiraterie de la part des grandes entreprises. « Elles viennent, font main basse sur les cultures locales et en fin de compte, les paysans doivent payer des droits de licence pour leur propres variétés. » Syngenta, la seule compagnie suisse importante dans ce domaine, est présente en Indonésie depuis les années soixante-dix. Elle vend entre autres des pesticides qui contiennent du paraquat, une substance interdite depuis longtemps en Suisse et dans l’UE mais qui est utilisée à grande échelle en Indonésie dans les monocultures comme les plantations de palmiers à huile.

Commerce « durable » : la bonne blague

Une partie du SP [parti social-démocrate suisse] et certaines organisations de protection de l’environnement comme le WWF sont en faveur de l’accord avec l’Indonésie, parce qu’en matière d’importation d’huile de palme, il n’accorde de réductions douanières que quand celle-ci est certifiée durable (voir WOZ Nr. 4/2021). Toutefois les quantités concernées sont minimes : au cours des dernières années, les importations directes d’huile de palme vers la Suisse représentaient 0,003 pour cent des exportations indonésiennes. Mais le Parlement, lui, est très fier que 98 pour cent des droits de douane indonésiens sur les produits suisses soient censés disparaître progressivement. L’accord contient aussi un chapitre, qui détermine les objectifs généraux de durabilité. Remarquablement, contrairement à tous les autres chapitres, le contenu de ce chapitre n’est pas soumis aux mécanismes de règlement des différends.

Quand on lui parle de l’argument de la durabilité, Kartini Samon ne peut s’empêcher de rire : quiconque a vu un jour des monocultures de palmiers à huile voit parfaitement l’absurdité de l’idée. « La terme de durabilité dans cet accord n’est qu’une formule vide de sens », comme le montrent déjà clairement les effets immédiats. Les petits paysans justement ne pourraient pas faire certifier leurs produits comme durables, n’ayant pas les papiers nécessaires ou les moyens financiers pour le faire, et aucun petit pêcheur ne pourrait exporter sa pêche. « Bien au contraire, le poisson congelé en provenance d’Islande et de Norvège fait déjà actuellement concurrence aux marchés locaux. Et maintenant voilà qu’on enlève aussi les droits de douane. » Pour Samon, les choses sont claires : « Si nous nous sentons vraiment concernés par la durabilité et la lutte contre la crise climatique, ce qu’il nous faut ce n’est pas plus, mais beaucoup moins de libre-échange. »

Une lueur d’espoir

« La société civile est à nouveau bien plus unie », répond le politologue Iqra Anugrah à la question de savoir s’il y a en fait des raisons d’être optimiste. « Avec la loi Omnibus, tous les acteurs concernés ont réalisé qu’on s’était fait trop d’illusions sur le Président Jokowi. » Et par ailleurs, on a vu dans la rue apparaître une nouvelle génération prête à se battre : « Dans les manifestations la présence des étudiants et même des lycéens était très marquée. » Le défi est désormais de construire une coalition politiquement puissante à partir d’un mouvement qui est encore relativement instable.

Le défenseur des droits humains Andreas Harsono affirme en conclusion qu’il est parfaitement acceptable que les gens veuillent que le commerce se fasse d’égal à égal. « Avec ce qui se passe en ce moment, nous mettons en danger l’avenir de nos enfants. Nous devons sans cesse garder à l’esprit que l’argent n’est pas tout dans la vie. Et que nous vivons dans un monde très fragile. »

Le développement économique : De gigantesques investissements

L’Indonésie est un pays énorme. L’archipel s’étend d’est en ouest sur une distance correspondant à peu près à celle qui sépare Berne de Kaboul. Et d’un bout à l’autre, entre 13 et 18 000 îles (le chiffre est contesté) et plus de 270 millions d’habitants. La moitié de la population vit dans les campagnes. Tandis qu’en 2010 quelque 40 pour cent vivaient encore de l’agriculture ou de la pêche, ce chiffre est descendu dans la dernière décennie sous la barre des 30 pour cent.

D’un point de vue économique et politique, le pays est dominé par l’île de Java qui concentre aussi plus de la moitié de la population indonésienne. Le Président Joko Widodo (qu’on appelle Jokowi), qui gouverne le pays depuis 2014, avait promis de développer l’économie des régions hors Java. L’ampleur des plans suivis par son gouvernement est absolument gigantesque. Rien qu’en infrastructures, de 2020 à 2024, une somme de 430 milliards de dollars devrait être investie, dont 180 milliards proviendraient du secteur privé.

Une autoroute de près de 3 000 km de long devrait traverser l’île de Sumatra. Six « corridors » stratégiques pour le développement économique ont été définis : l’un d’eux s’étend dans l’est de l’Indonésie où se déroule une guerre contre la population de la région (voir WOZ Nr. 3/2021). Des investissements à grande échelle y sont prévus dans la production alimentaire, les richesses minières et la production d’énergie. En outre, le gouvernement poursuit ses plans de réinstallation de la capitale à Kalimatan, parce que la mégalopole de Jakarta est en train de s’enfoncer dans la mer. Indépendamment des accords de libre-échange régionaux, l’Indonésie cherche actuellement à obtenir aussi, en plus de l’accord de libre-échange avec l’AELE, un accord avec l’UE.

Dinu Gautier

Source : https://www.woz.ch/2106/indonesien/der-grosse-ausverkauf
Author: Dinu Gautier - WOZ
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