Dans le cadre des négociations actuelles sur le Partenariat économique régional global (RCEP), l’Inde est acculée à ouvrir ses marchés. Le RCEP, accord de libre-échange entre 16 pays asiatiques, dont des producteurs géants comme la Chine, doit réduire à zéro les taxes à l’importation sur les biens, agricoles comme industriels, pour plus de 92 pour cent des lignes tarifaires. Comme il s’agit de l’accord commercial le plus important du monde, il aura un impact sur la moitié de la population mondiale, dont 420 millions de petites fermes familiales qui produisent 80 pour cent de l’alimentation de l’Asie.
L’Inde serait obligée d’accepter les importations bon marché, ce qui tirerait les prix locaux vers le bas et pourrait détruire les moyens de subsistance des fabricants et agriculteurs locaux. Depuis longtemps, les géants mondiaux de l’agrobusiness lorgnent le marché indien, à cause de sa taille et de son manque d’organisation. Avec les accords de libre-échange, que ce soit l’accord Union européenne-Inde ou le RCEP, les entreprises laitières étrangères s’efforcent d’ouvrir le secteur des produits laitiers, qui, en Inde, est encore principalement aux mains des petits agriculteurs. Avec la quasi saturation des marchés de produits laitiers dans les pays industrialisés et grâce à l’ampleur des subventions accordées à l’agrobusiness, ces entreprises cherchent aujourd’hui à se débarrasser de leurs produits bon marché en Inde, où la consommation de produits laitiers est forte.
Les agriculteurs indiens rejettent cet accord, car le lait est un pilier de leur subsistance et la pauvreté des revenus est depuis longtemps le drame de la vie des agriculteurs indiens. L’augmentation des dettes et des suicides sont devenus un jeu électoral pour les partis politiques, y compris le Premier ministre actuel Modi qui a gagné l’élection sur de fausses promesses de doubler les revenus paysans, promesses qu’il a oubliées une fois parvenu au pouvoir. Cependant ce sont les agriculteurs pauvres de l’Inde qui ont eux-mêmes subventionné l’alimentation bon marché pour les consommateurs en supportant des coûts de production élevés qui n’ont fait qu’augmenter avec l’inflation dans les dernières dizaines d’années, tandis que leurs revenus baissaient dans une économie largement fondée sur l’argent liquide.
L’injustice des prix a amené la situation à un point de non-retour. Les agriculteurs indiens ont montré leur frustration en déversant du lait dans la rue à plusieurs reprises.
Les agriculteurs s’élèvent contre les fausses promesses de Modi et ont rencontré une répression sévère. Cinq agriculteurs ont été tués par les balles de la police à Mandsaur, en août, au cours d’une manifestation contre l’injustice des prix. Récemment, à Sikar, au Rajasthan, le gouvernement local a interrompu de force tous les services internet, de peur que l’agitation grandissante des agriculteurs contre les prix agricoles injustes ne gagne les agriculteurs locaux. Des rapports émanant de la National Commission of Farmers [Commission nationale paysanne] du gouvernement, présidée par MS Swaminathan, le père de la révolution verte indienne, pour examiner la détresse agraire et la montée des suicides paysans en Inde, recommandent que le pays fournisse des prix de soutien supérieurs de 50 pour cent au coût de la production agricole. Actuellement, même le prix de soutien de l’État qui n’est accordé que pour une partie des cultures, le Minimum Support Price (MSP), est largement inférieur aux coûts de production. Ce point constitue la demande essentielle des mouvements paysans dans tout le pays, notamment une récente “caravane des paysans pour la liberté ”, la Kisan Mukti Yatra, qui a mobilisé plus de 175 organisations d’agriculteurs de diverses idéologies et orientations dans le nord et dans le sud de l’Inde. Le 20 novembre un énorme rallye a eu lieu à New Delhi pour essayer de faire bouger le gouvernement, mais aussi de faire prendre conscience à la société qu’elle doit désormais soutenir ses agriculteurs parce qu’elle a une grande dette envers eux.
Il y a bien des années, le Mahatma Gandhi si cher aux Indiens avait dit que l’Inde avait besoin d’une production assurée par les masses et non pas d’une production de masse. Un des secteurs de l’agriculture indienne au moins, le secteur national des coopératives laitières, a réussi à créer un modèle qui a réalisé le rêve de Gandhi. Il assure la subsistance de 150 millions de paysans. Les petits paysans, principalement des femmes, se sont rassemblés dans un modèle coopératif fédéré sur trois niveaux et peuvent vendre du lait, ne serait-ce qu’un litre, à la coopérative qui le récupère et le commercialise dans le pays.
Ce modèle coopératif partant de la base a créé les marques nationales de lait qui sont populaires en Inde, comme Amul, et plus de 170 000 coopératives laitières (NDDB, 2016). C’est certes un modèle qui implique peu d’intrants et de faibles rendements, mais il a contribué à multiplier par quatre la production de lait indienne, l’amenant en position de tête au niveau mondial, tout en soutenant la subsistance de millions d’Indiens. Pour les femmes rurales, posséder des bêtes équivaut à avoir un contrat d’assurance et une source stable, ô combien précieuse, de revenu journalier et de nourriture pour la famille.
Les entreprises comme Fonterra, le géant néo-zélandais de l’industrie laitière et le plus gros exportateur mondial de produits laitiers, considèrent aujourd’hui le RCEP comme un moyen de forcer l’entrée dans cet immense marché indien des produits laitiers. Fonterra a ouvertement déclaré que le RCEP lui servirait de levier pour ouvrir des marchés clés qui sont actuellement protégés comme celui de l’Inde, où il serait en concurrence directe avec la coopérative indienne Amul. C’est pourquoi beaucoup de gens craignent que les petits producteurs laitiers indiens n’en soient réduits à travailler pour Fonterra ou à faire faillite. Ils ne seront pas en mesure de résister.
La tendance générale à la montée des initiatives privées en matière de produits laitiers en Inde a eu pour résultat un environnement ultra-compétitif où les acteurs privés comme les coopératives laitières se sont lancés dans une guerre des prix pour capturer des parts de marché. Pour les petits producteurs, le lait a atteint des prix extrêmement bas. En réalité le secteur privé est en pleine expansion en Inde. Selon des sources issues de l’industrie, il n’a fallu au secteur privé que 20 ans pour dépasser la part du marché acquise par le secteur des coopératives laitières sur plus d’un demi-siècle.
L'Australie et la Nouvelle-Zélande pourraient accéder au marché indien pour y vendre ses produits à très bas prix. Des pays-membres du RCEP, comme le Japon et l’Australie, se servent des normes de sécurité sanitaire pour bloquer les importations des petits producteurs laitiers des pays en développement comme l’Inde.
Le RCEP ne fait que s’ajouter à une longue liste d’accords de libre-échange qui ont permis de booster l’expansion des fermes d’élevage industrielles comme celles de Fonterra. Ces fermes industrielles qui concentrent plus d’un millier de bêtes dans un espace réduit où elles ne peuvent pas bouger comme elles veulent, représentent 80 pour cent de la croissance mondiale de la viande et des produits laitiers ces dernières années. La production industrielle de viande et de produits laitiers s’appuie sur une extrême concentration de la production de viande et de surplus de poudre de lait bon marché, qui sont ensuite échangés sur le marché international. Ce surplus de production est la base même de la croissance de la consommation mondiale de viande et de lait et favorise en même temps l’augmentation spectaculaire des émissions de carbone.
Compte tenu du climat explosif et de la colère qui monte inexorablement chez les agriculteurs, lassés de toujours avoir la portion congrue, le gouvernement Modi se doit d’empêcher le RCEP de détruire les moyens de subsistance en milieu rural.
Ashlesha Khadse est membre de La Via Campesina en Inde, et coordinatrice médias de la Coalition Mondiale des Forêts.
GRAIN est une petite organisation internationale qui soutient la lutte des paysans et des mouvements sociaux pour renforcer le contrôle des communautés sur des systèmes alimentaires fondés sur la biodiversité.
Source : Countercurrents