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Commerce équitable et justice globale

by James O'Nions | 19 Jul 2006

James O'Nions

Jusqu'à récemment, on ne pouvait trouver les produits du "commerce équitable" que dans des boutiques gérées par des ONG du développement comme Oxfam et dans les ventes de charité religieuses. Le choix de produits était réduit et la prise de conscience du concept de commerce équitable limitée. Mais récemment, le commerce équitable ou «Commerce Equitable», comme il s'est lui-même attribué le label, est entré dans le monde des affaires. Vous pouvez choisir du café du "Commerce Equitable" dans les principaux centres commerciaux du Nord globalisé comme Starbucks, et au Royaume Uni, plus de 1000 produits sont maintenant certifiés "Commerce Equitable", et selon un sondage récent, 50% de la population sait ce que le label veut dire. Au niveau international, on évalue que cette industrie bénéficie à cinq millions de producteurs dans le monde. Avec les multinationales qui commencent à s'en emparer pour en tirer des profits, et les supermarchés considérant le "Commerce Equitable" comme une niche commerciale de plus, peut-il éviter d'être récupéré par le système du marché qu'il voulait contester quand il a été lancé?

L'idée du commerce équitable existe depuis au moins les années 50. Au départ appelé 'commerce alternatif', et s'occupant plutôt d'objets artisanaux que de produits alimentaires, ses précurseurs furent les Mennonites en Amérique du Nord et Oxfam en Grande Bretagne. Le premier label de certification, Max Havelaar, a été lancé aux Pays Bas en 1988; et depuis 1997, Fairtrade Labelling Organisations International (FLO, l'Organisation internationale de labellisation du Commerce équitable) a cherché à établir des garanties communes d'équité'.

Par exemple, dans le cas des produits des petits agriculteurs, les importateurs doivent accepter de traiter directement avec les coopératives de producteurs, sans passer par des intermédiaires. Ils doivent aussi faire la preuve d'un engagement à long terme avec les producteurs et garantir un prix minimum quelles que soient les fluctuations du marché. Le prix doit permettre aux producteurs de couvrir les coûts et de subvenir à leurs besoins quotidiens. Les coopératives de producteurs elles-mêmes doivent aussi prouver qu'elles sont gérées démocratiquement et que leur agriculture est durable. Pour finir, une taxe est payée en plus sur le produit pour servir à financer un projet local, comme une école par exemple. C'est seulement si toutes ces conditions sont remplies qu'un produit est autorisé à porter la marque «Commerce Equitable».

A la suite des manifestations de Seattle contre l'OMC en décembre 1999, la consommation du café du «Commerce Equitable» est montée en flèche aux Etats Unis. Pourtant, ce n'était pas une manœuvre dissimulée du marché pour qu'il y ait une demande de produits du commerce équitable conduisant en douceur à une augmentation de l'approvisionnement. Cela venait en fait principalement de l'intervention directe des militants, en particulier de ceux de Global Exchange de San Francisco, qui lancèrent une campagne pour persuader Starbucks de commercialiser le café du « Commerce équitable » dans les 2300 grandes surfaces des Etats-Unis.

Ces manifestation pacifiques pour le « Commerce équitable » se déroulant devant ses points de vente ajoutées aux relations publiques catastrophiques dont il avait souffert comme "monstre" stigmatisé par le mouvement anticapitaliste, conduisirent Starbucks à capituler rapidement. A partir de ce moment, les grosses entreprises de l'alimentaire ont commencé à voir les incursions limitées dans le commerce équitable comme une démarche de relations publiques utile, semblable à ce que les défenseurs de l'environnement appellent "écoblanchiment". McDonald a récemment annoncé qu'il servira du café Equitable dans 650 de ses établissements de la côté est; et Nestlé, qui depuis des années stigmatise le commerce équitable pour violation des "principes du libre échange", a lancé son propre "Partners’ Blend" en octobre dernier.

La décision de Nestlé a entraîné un scandale compréhensible, les critiques arguant que la demande de Nestlé aurait dû être rejetée pour empêcher de donner la fausse impression que la compagnie mondialement boycottée avait désormais fait le choix de l'éthique. En tant que l'un des plus gros détaillant de café du monde, Nestlé a été directement responsable des prix bas qui ont rendu le commerce équitable aussi nécessaire. Le World development movement (Mouvement pour le développement mondial), qui a contribué à la mise en place de la Fondation pour le Commerce Equitable, est plus qu'inquiète et se demande " si Nestlé croit vraiment dans le café du commerce équitable, il va réellement modifier ses pratiques commerciales et ses stratégies de lobbying et remanier radicalement l'organisation de ses affaires pour garantir que tous les cultivateurs de café reçoivent une juste rétribution pour leurs efforts. En attendant, Nestlé fera toujours partie du problème et ne sera pas la solution."

Pour Harriet Lamb, de la Fondation pour le Commerce Equitable, c'est un moment décisif. "Voici une importante multinationale à l’écoute les gens et qui leur donne ce qu'ils veulent – un produit du Commerce Equitable", déclare-t-elle. Justifiant la décision de Nestlé, la Fondation fait référence à l'effondrement récent des prix sur le marché mondial du café, qui a conduit à des difficultés économiques indéniables, mais laisse entendre que "le marché" serait un phénomène naturel sur lequel des grosses multinationales comme Nestlé n'ont aucun pouvoir.

Pour beaucoup des initiateurs du Commerce Equitable, le but n'était pas seulement de créer une niche commerciale qui réussisse mais d'établir les bases d'un système commercial totalement alternatif. Alors que certaines des "organisations de commerce alternatif" sont peu différentes des compagnies conventionnelles, d'autres, comme "Echange égal" aux Etats Unis, reflètent cette aspiration plus radicale dans leurs propres structures en travaillant en coopératives.

Toutes appliquent au moins les principes du commerce équitable dans toutes leurs activités, au contraire des multinationales qui arrivent aujourd'hui sur le marché. C'est pourquoi l'Association internationale pour le commerce équitable a lancé un label "Organisation du commerce équitable" qui certifie la compagnie plus que le produit et représente par conséquent un indicateur beaucoup plus fiable pour ceux qui cherchent à acheter équitablement. Ces organisations ont à faire face à des décisions difficiles quand il s'agit de distribuer leurs produits, car les supermarchés deviennent de plus en plus incontournables. Tesco, la principale chaîne de supermarchés au Royaume Uni, prélève maintenant une livre sur huit dépensées par les consommateurs du Royaume Uni [pour le commerce équitable] et d'autres chaînes font tout ce qu'elles peuvent pour rattraper leur retard, baissant les prix en pressant les producteurs et en évinçant la compétition locale dans le marché de l'épicerie. Même la plus politique des organisations de commerce équitable s'est tournée vers les supermarchés pour développer au maximum les avantages que la vente de ses produits apporte. Mais en courtisant les supermarchés, ils renforcent ces mêmes compagnies qui réduisent le pouvoir de négociation des producteurs.

Ce n'est pas le seul dilemme que le label du Commerce Equitable produit. Dans le passé, la certification « Commerce Equitable » de produits comme le café demandait des coopératives démocratiques de producteurs rassemblant des petites fermes d'une zone géographique donnée et décidant ensemble comment dépenser la prime "Commerce Equitable". Plus récemment, des plantations traditionnelles ont été autorisées à se qualifier pour la certification si elles répondaient aux normes minima de paie et de conditions de travail. Et alors que les syndicats doivent être autorisés dans ces réglementations du Commerce Equitable, on ne l'exige pas. Certains ont des syndicats puissants, et la Fondation pour le Commerce Equitable met en avant l'exemple de deux fermes kenyanes de culture de roses, où la certification a été suivie par la reconnaissance du Syndicat des travailleurs agricoles et des plantations du Kenya. D’autre part, la Fédération des travailleurs de la banane d'Amérique Centrale, la COLSIBA, a accusé de "violations systématiques des droits des travailleurs et des droits syndicaux" des propriétaires de plantations bénéficiant du label "Commerce Equitable". Alors que les syndicats des pays du Nord ont généralement soutenu le commerce équitable, ils ont aussi fait remarquer que l'organisation syndicale peut être une meilleure garantie des droits des travailleurs.

Néanmoins, quand il a été prévu l'année dernière de certifier une plantation approvisionnant Chiquita Brands International, l'une des grosses compagnies de bananes d'Amérique latine, le syndicat du Honduras affilié à la COLSIBA a soutenu cette certification, en grand partie parce que Chiquita est la seule multinationale fruitière opérant dans la région qui autorise l'organisation syndicale même sur certaines de ses fermes. Finalement, la plantation en question a été détruite par l'ouragan Wilma fin 2005 et Chiquita l'a fermée, mais la question de la certification des plantations des multinationales resurgira certainement. Même si les syndicats locaux considèrent que cela est utile à leurs luttes en l'occurrence, cela peut ne pas être aussi utile pour l'ensemble du Commerce Equitable ou pour les autres producteurs.

Chiquita Brands est la compagnie qui a succédé à la célèbre United Fruit International, très fortement liée au colonialisme en général et aux opérations de la CIA, comme celles des années 50 au Guatemala en particulier. Malgré son engagement limité envers les syndicats, deux de ses plantations au Costa Rica ont fait l'objet d'Actions urgentes de la part d'organismes de solidarité en février 2006 en raison du harcèlement et des renvois de leaders syndicaux. Ce cri lointain vient des familles d'agriculteurs et des coopératives de producteurs dans des endroits comme les Iles Windward qui ont été le pivot de l'approvisionnement en bananes du Commerce Equitable. Si la certification "Commerce Equitable" doit être attribuée aux quelques plantations où les multinationales se sont acheté une conduite (sans regarder ce qu'elles font ailleurs), en leur permettant ainsi d'entrer sur le marché du Commerce Equitable et d'avoir la potentialité de vendre moins cher que les petits producteurs, alors la certification elle-même n'a plus aucun sens.

En attendant, la grande chaîne de magasins du Royaume uni Marks and Spencer vient de lancer sa ligne de chaussettes et de t-shirts en coton Equitable. Ce que la plupart des consommateurs ne réalisent sans doute pas c'est que c'est seulement le coton qui a été certifié et qu'il n'y a aucunes garanties concernant les conditions de travail dans les lieux de fabrication de ces vêtements. Ce genre de problème montre à quel point le Commerce Equitable est simplement futile à l'intérieur d'un système international qui perpétue des inégalités énormes de pouvoir et de richesse.

Nestlé équitable?

En octobre 2005, Nestlé a lance son premier produit certifié "Commerce Equitable", un café instantané appelé "Nescafé Partners’ Blend" (Mélange des partenaires). De nombreux militants se sont opposés à l'attribution de la certification "Commerce Equitable" à tout produit Nestlé. En voici les raisons:

• Depuis 1977, Nestlé a fait l'objet d'un boycott international de tous ses produits parce la marque persistait à promouvoir son lait pour bébé comme une meilleure alternative à l'allaitement maternel dans des pays sans accès à l'eau potable. Selon l'Organisation mondiale de la santé, 1,5 millions d'enfants continuent de mourir chaque année de diarrhée suite à la consommation d'eau non potable. Beaucoup de partisans du boycott au Royaume Uni, dont des instituions caritatives, des syndicats et l'Institut des femmes, voient le "Partners’ Blend" comme un stratagème cynique pour surmonter la publicité négative que Nestlé a dû supporter depuis 29 ans.

• Nestlé, qui a un chiffre d'affaires de 38 milliards de livres, produit aussi près de 8500 autres produits en plus de son "Mélange des partenaires", dont aucun ne pourrait obtenir la certification "Commerce Equitable". En fait, la destruction des industries locales est monnaie courante chaque fois que Nestlé entre en scène. Au Sri Lanka par exemple, Nestlé a vendu d'abord du lait reconstitué importé moins cher que les producteurs nationaux, pour ensuite augmenter les prix une fois les agriculteurs locaux écartés du marché.

• Selon un rapport d'Oxfam, en 2002, le prix du café a atteint son niveau le plus bas depuis 30 ans, chutant de 50% en trois ans et plongeant dans une pauvreté épouvantable 25 millions de producteurs de café dans le monde. Pourtant, Nestlé, qui avec Kraft, Procter & Gamble et Sara Lee, domine l'industrie mondiale du café, réalise un profit de 26% sur ses cafés instantanés. En insistant sur les prix les plus bas qu'ils peuvent obtenir, les géants du café obligent souvent les agriculteurs pauvres à vendre leurs fèves en dessous du coût de production. Que Nestlé commercialise au prix fort un café sous appellation "Commerce Equitable" comme une solution à un problème dont il est responsable est pour le moins surprenant.

• En Colombie, en 2003, Nestlé a renvoyé ses ouvriers syndicalisés et engagé une nouvelle équipe à des salaires beaucoup plus bas. Les leaders syndicalistes publiquement dénoncés par Nestlé ont par la suite été menacés et même assassinés par des groupes paramilitaires de droite. Aux Philippines sa conduite abuse aussi des droits des travailleurs, et le meneur de la grève Diosdado Fortuna a été assassiné de manière suspecte en septembre l'année dernière. Sintrainal, le Syndicat colombien des travailleurs de l'alimentation a parlé de la certification "Commerce Equitable" de Nestlé comme d'une plaisanterie.

• Si la Fondation pour le Commerce Equitable du Royaume Uni a été enthousiaste au sujet du nouveau produit de Nestlé, d'autres membres de l'Organisation internationale du commerce équitable se sont beaucoup moins réjouis. En Italie, Transfair a déclaré que même s'il était content de travailler avec des multinationales, il était opposé à certifier un produit de manière isolée sans que soit fait référence au comportement général de la compagnie.

Des alternatives plus radicales existent. Le café cultivé dans les "zones autonomes" zapatistes du Chiapas, au Mexique, peut être acheté auprès de militants engagés dans le mouvement du centre social en Grande Bretagne, et le Working World Market (Marché du monde du travail) distribue les produits des fabriques dirigées par les travailleurs d'Argentine aux consommateurs d'Amérique du Nord. Ces initiatives découlent de la même volonté qui a vu les militants des années 80 vendre le café du Nicaragua en solidarité avec la révolution sandiniste. Zaytoun, qui importe de l'huile d'olive palestinienne en Grande Bretagne pour aider à briser l'étau économique imposé par l'occupation israélienne, peut aussi être considéré comme faisant partie de ce "commerce équitable solidaire".

Le commerce vu comme solidarité est un concept séduisant, mais son utilité doit être limité à quelques situations politiques spécifiques. Le Mouvement des sans terre est le plus vaste mouvement social d'Amérique latine, qui organise les travailleurs ruraux sans terre et les habitants des taudis dans les villes pour qu'ils occupent et cultivent les terres privées inutilisées. Ses tactiques innovantes et hautement efficaces (installation de 580 000 familles) ont gagné des admirateurs dans le monde entier et cela pourrait certainement procurer un marché tout prêt à une forme très politique de produits du commerce équitable. Cependant sa principale préoccupation a toujours été de nourrir la population brésilienne, et le MST rejète expressément le modèle agroindustriel motivé par l'exportation, encourageant des cultures mixtes plutôt que la monoculture requise par les marchés internationaux. En tant que militant du MST, Marcelo João Alvares déclare: "Pour le MST, nourrir les Brésiliens est la priorité, c'est pourquoi la question de la certification n'a même pas été discutée, entre autres parce que pour nous la nourriture de qualité ne doit pas être considérée comme une niche commerciale, mais comme quelque chose que nous devrions fournir comme faisant partie d'une stratégie plus large de souveraineté alimentaire. Cela requiert des stratégies politiques qui oeuvrent pour garantir la liberté des gens de produire leur propre nourriture de qualité respectant leur propre culture."

Pour le MST et d'autres organisations de la coalition mondiale des paysans, Via Campesina, ce concept de "souveraineté alimentaire" est un concept beaucoup plus pertinent que celui de "Commerce Equitable". Le MST a récemment ouvert une école d'agroécologie dans l'état de Sao Paulo et ils prennent l'agriculture durable très au sérieux. Même s'ils ne sont pas opposés aux exportations en elles-mêmes, le modèle de la souveraineté rejoint tout à fait une préoccupation que les environnementalistes ont vis à vis du Commerce Equitable, qu'expédier des produits alimentaires autour du monde par avion ou même par voie maritime au lieu de les cultiver localement contribue considérablement au changement climatique. Bien sûr, les produits les plus populaires du Commerce Equitable, comme le café, le thé, le chocolat et les bananes, ne peuvent de toutes les manières pas pousser dans le Nord justement à cause du climat, mais étant donné que le nombre de produits du commerce équitable s'accroît, cette question va devenir de plus en plus préoccupante.

L'actuelle popularité du Commerce Equitable est le signe d'une prise de conscience de plus en plus forte parmi les populations des pays riches de l'iniquité fondamentale du système mondial du commerce. Une classe moyenne relativement aisée des pays du Nord est de plus en plus disposée à dépenser un peu plus pour que sa consommation soit conforme à ses principes – le nombre de produits bio a ces dernières années plus augmenté que celui des produits du commerce équitable. Et le commerce équitable risque d'être réduit à une opération de labellisation éthique pour les multinationales – ou, au mieux, à une série de produits de niche qui aident une petite minorité de producteurs mais évite de toucher à la structure du marché dans son ensemble, et dans certains cas au comportement de telle ou telle multinationale ailleurs.

Dans un certain sens, le fait que le commerce équitable, qui existe au sein d'un marché mondial libéralisé, soit si largement défendu par les ONG, et soutenu au sein même du Ministère pour le développement international du Royaume Uni, par exemple, montre combien le néolibéralisme est devenu l'orthodoxie. Cependant si le Commerce Equitable fait partie de la critique plus vaste qui est faite du marché et qui demande aux gouvernements d'intervenir contre le pouvoir des entreprises, et qu'il fait partie aussi d'un mouvement de réelle solidarité avec les pays du Sud, il détient encore le potentiel de nous aider à aller vers une économie globale fondamentalement différente. Tout en continuant peut-être à acheter des produits du commerce équitable là où nous pouvons, ce n'est pas en tant que consommateurs que nous pouvons orienter le commerce équitable, mais en tant que militants constituant une opposition au néolibéralisme et au contrôle par les entreprises.

James O’Nions est un militant installé à Londres qui travaille sur la solidarité avec les mouvements sociaux des pays du Sud et à démasquer les entreprises multinationales. Il fait partie du Conseil de direction de l'ONG radicale de lutte contre la misère War on Want (mais il écrit ici en son nom personnel)

 

Author: James O'Nions