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Regard critique sur la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition (NASAN) au Sénégal

by Groupe de réflexion sur la sécurité alimentaire du Conseil Canadien pour la coopération internationale | 2 Jun 2017

Le soutien apporté par le Canada à la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition (NASAN) au Sénégal démontre que ce modèle de partenariat public-privé n’est pas forcément le meilleur moyen d’atteindre des objectifs de développement. C’est la conclusion d’une étude menée au Sénégal par le Groupe de réflexion sur la sécurité alimentaire (GRSA).

Ce document de politique présente les principaux résultats de l’étude. Pour plus de détails, voir la version intégrale du rapport : L’investissement privé en agriculture est-il la solution? Évaluation de la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition (NASAN) au Sénégal

Introduction

La Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition (NASAN) a été formée par le G8 en 2012 pour consolider le travail réalisé auparavant, notamment l’Initiative de l’Aquila pour la sécurité alimentaire (IASA) de 2009. Alors que l’Aquila incitait les gouvernements à investir des fonds publics dans la sécurité alimentaire, la NASAN appelait les entreprises du secteur privé – nationales et multinationales – à « réaliser une croissance agricole soutenue et inclusive ainsi qu’à sortir 50 millions de personnes de la pauvreté au cours des dix prochaines années ». Depuis sa mise sur pied, la NASAN attire l’attention et soulève des préoccupations partout dans le monde, entre autres pour les motifs suivants :
  • On s’interroge sur la légitimité d’utiliser des budgets d’aide publique d’une manière qui avantage clairement (image, influence politique) des sociétés privées;
  • On s’interroge sur la reddition de compte, la transparence et la gouvernance de projets qui ne sont pas principalement dirigés par les autorités publiques, auxquelles les entreprises n’ont pas directement de comptes à rendre;
  • Il n’a pas été clairement démontré que les partenariats avec des entreprises du secteur privé pourraient bénéficier aux populations les plus pauvres et les plus vulnérables;
  • Il semble que la NASAN ait privilégié les modèles agricoles à vaste échelle et les chaînes de valeur mondiales, avec les coûts sociaux et environnementaux qui y sont liés;
  • On craint les partenariats avec des multinationales (comme CocaCola, Monsanto et Guinness) ayant des intérêts douteux ou aucun intérêt envers l’atteinte d’objectifs de développement. 
Le Canada a été l’un des premiers pays du G8 à soutenir la participation du Sénégal à la NASAN, s’engageant à verser 80 millions CAD sur quatre ans (2013 à 2017). Selon l’accord de coopération avec le Sénégal, les projets viseront à « soutenir le développement économique rural, améliorer l’accès au crédit, accroître la production, le marketing et le développement de produits agricoles ainsi que la nutrition. Les projets vont notamment porter sur les difficultés et les possibilités des femmes dans les économies rurales » ii .
 
En 2015-2016, le Groupe de réflexion sur la sécurité alimentaire (GRSA) a mené une étude en vue de faire la lumière sur la NASAN, son impact au Sénégal et le rôle qu’y joue le Canada. L’évaluation a fait l’objet d’une recherche indépendante, avec l’appui d’un comité consultatif formé d’universitaires et de membres du GRSA. Le projet de recherche de 18 mois se fonde sur l’étude documentaire, six mois de travail sur le terrain au Sénégal et 60 entrevues auprès d’intervenants clés – ONG locales, représentants canadiens établis au Sénégal et au Canada, gouvernement sénégalais, entreprises privées engagées dans la NASAN et appareils multilatéraux.
 
L’étude avait pour but de répondre aux questions suivantes :
 
(1) Quel rôle le Canada joue-t-il dans la NASAN?
(2) Qu’est-ce qui motive le secteur privé à s’engager dans la NASAN?
(3) Quels ont été les projets soutenus par le Canada dans le cadre de la NASAN?
(4) Quels sont les postulats qui sous-tendent les projets financés par la NASAN?
(5) Quelle est la perception des résultats obtenus? 
(6) Quel a été l’impact de la NASAN?
(7) L’expérience de la NASAN permet-elle de tirer des leçons sur les politiques relatives aux partenariats public-privé utilisant des fonds de l’aide publique au développement?
(8) Les résultats obtenus par le Canada dans le cadre de la NASAN sont-ils conformes aux exigences de la Loi sur la responsabilité en matière d’APD?

Principaux résultats de l’étudeiii

1. Bien des promesses, peu d’impact pour les petits exploitants et les femmes
La NASAN se fonde sur le postulat que le secteur privé, soutenu par l’aide publique au développement, peut apporter des avantages aux personnes souffrant d’insécurité alimentaire – même si cela n’a jamais été examiné ni démontré dans les documents de la NASAN. Selon notre étude, rien ne démontre que la NASAN ait exercé un impact direct et mesurable sur la réduction de la pauvreté ou l’amélioration de la sécurité alimentaire pour les petits agriculteurs. La NASAN a favorisé le développement de la chaîne de valeur pour les marchés d’exportation, un modèle plus susceptible de profiter aux agriculteurs à moyenne et grande échelle plutôt qu’aux petits exploitants agricoles.
Même si l’un des objectifs était de répondre aux besoins des femmes, rien n’indique clairement que les programmes de la NASAN ont ciblé les femmes ni même mesuré leur impact sur les femmes. Les seules données de la NASAN liées aux femmes démontrent que sur trois ans, les femmes n’ont pu obtenir en moyenne que 18 % des services offerts.iv De plus, elles n’ont occupé que 24 % des emplois créés par la NASAN. v
 
En dépit du fait que ce sont les petits exploitants, notamment les femmes, qui souffrent le plus d’insécurité alimentaire, il semble que la NASAN au Sénégal ait fait peu d’efforts pour les consulter ou concevoir des activités qui répondent à leurs besoins particuliers.
 
2. Beaucoup de bruit, peu d’argent frais
Malgré les communiqués de presse qui laissent croire à l’apport de nouveaux fonds pour la sécurité alimentaire et la nutrition, la NASAN n’a pas fourni de nouveaux fonds publics ni mené à la création de nouveaux projets. Elle chapeautait plutôt des engagements antérieurs et des projets en cours déjà budgétés. Le Canada a gardé les mêmes niveaux de financement et s’est limité à réaligner ses priorités de l’aide en fonction des objectifs de la NASAN. Le secteur privé ne s’est pas manifesté autant que le prévoyaient les tenants de la NASAN. Les entreprises agricoles ont investi environ 200 millions $ au Sénégal pendant les années de la NASAN, considérablement moins que leurs engagements initiaux de 770 millions $. La NASAN n’a pas suscité un afflux de nouvelles entreprises au Sénégal, puisque la plupart des entreprises étaient avant tout sénégalaises. De plus, le Sénégal s’efforçait d’attirer les investissements privés en agriculture bien avant la NASAN. Plusieurs projets attribués à la NASAN étaient déjà en cours ou auraient été réalisés de toute façon.
 
3. Appropriation insuffisante, déception mutuelle et intérêt déclinant
Le Canada a joué un rôle limité dans le déploiement de la NASAN au Sénégal. Même s’il a prôné l’initiative, le Canada a joué un rôle mineur dans sa mise en œuvre. À l’instar d’autres donateurs, le Canada qualifie tout de même la NASAN de réussite. Les intervenants plus proches du terrain, soit les entreprises et le gouvernement sénégalais, sont en revanche déçus de ses résultats. Les entreprises estiment que le gouvernement sénégalais n’a pas bougé assez vite, et ce dernier, que les entreprises n’ont pas rempli les engagements prévus aux lettres d’entente.
 
4. Pas encore de preuve irréfutable : la terre et les semences
Même si on craignait à l’origine que la NASAN facilite l’accaparement des terres et réduise l’accès des paysans aux semences, rien n’indique que ce soit le cas pour le moment au Sénégal, même si cela semble s’avérer dans d’autres pays de la NASAN. vi C’est peut-être en raison du contexte local : une société civile solide a su prévenir d’importants changements réglementaires qui auraient facilité l’acquisition des terres ou la privatisation des semences. À cet égard, l’expérience du Sénégal semble différente de celle des autres pays de la NASAN.
 
5. Manque de consultation des petits agriculteurs
Les petits agriculteurs ont très peu participé à la conception et à la mise en œuvre de la NASAN. Même si les organisations paysannes réclament depuis longtemps des politiques favorables à l’agriculture à petite échelle, ces préoccupations n’ont pas été intégrées de manière efficace dans le fonctionnement de la NASAN. On s’est toutefois efforcé d’inclure la société civile dans la NASAN au Sénégal, avec l’arrivée de l’Association sénégalaise pour la promotion du développement par la base (ASPRODEB) comme partenaire privé. Mais dans l’ensemble, la société civile et les organisations agricoles perçoivent la NASAN comme un programme imposé d’en haut, au mieux.
 
6. Aucune responsabilité de mesurer les objectifs prévus ou de les atteindre
Le gouvernement canadien dit qu’il n’est pas possible de mesurer les résultats de la NASAN en matière de sécurité alimentaire. On n’a mis en place aucun mécanisme d’évaluation pour mesurer les effets de la NASAN sur la réduction de la pauvreté ou la sécurité alimentaire. Le gouvernement canadien a aussi déclaré que le Canada doit rendre compte au G8 – et pas au Sénégal – de la mise en œuvre de la NASAN et de ses résultats. De plus, il n’y a pas eu de processus de sélection clair pour le choix des partenaires du secteur privé en ce qui a trait à l’atteinte des objectifs prévus. Le Canada n’a pas participé au processus de sélection, confié à un cabinet de consultants, dont le but était de recruter le plus grand nombre d’entreprises possible sans trop se préoccuper de la façon dont elles pourraient contribuer aux objectifs en matière de sécurité alimentaire et de pauvreté.
 
7. La NASAN ne respecte pas la Loi sur la responsabilité en matière d’aide au développement
Selon la Loi sur la responsabilité en matière d’aide au développement, « l’aide au développement officielle ne peut être fournie que si le ministre compétent est d’avis qu’elle : a) contribue à la réduction de la pauvreté; b) tient compte des points de vue des pauvres; c) est compatible avec les normes internationales en matière de droits de la personne ».
Selon notre évaluation, la NASAN ne remplit pas au moins deux des trois conditions liées à l’APD : (a) rien ne démontre que la NASAN contribue à la réduction la pauvreté – elle ne mesure même pas cet élément; et (b) on trouve peu d’indications que la NASAN ait tenu compte des points de vue des pauvres au moment de sa création. Elle semble plutôt avoir été conçue par des pays du G8 qui ont ensuite invité des pays en développement à y participer, sans consulter les populations pauvres ou leurs gouvernements.
 

Leçons globales et recommandations

L’étude conclut que l’approche de la NASAN – des partenariats avec le secteur privé – n’a pas démontré son efficacité pour réduire la pauvreté, améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition ou s’attaquer aux difficultés des femmes dans le contexte du Sénégal. S’appuyant sur des études antérieures et des décennies d’expérience, le GRSA croit que le Canada pourrait atteindre ces objectifs de manière plus efficace en investissant dans des programmes qui soutiennent les petits exploitants agricoles et leurs organisations. Notre document de politique, Agenda pour la sécurité alimentaire et la résilience, vii fournit plus d’information sur cette approche, avec des exemples d’agriculture rentable soucieuse de la nutrition; d’agriculture adaptée aux changements climatiques, dont l’agroécologie; et d’autonomisation des femmes ainsi que de leur accès à la terre et aux ressources productives.
 
Notes
 
i Le Groupe de réflexion sur la sécurité alimentaire est une coalition d’organisations de la société civile du Canada préoccupées par les enjeux de sécurité alimentaire dans le monde. http://www.ccic.ca/working_groups/food_f.php
ii Source : http://new-alliance.org/sites/default/files/resources/Cooperation-Framework-NASAN-Senegal_compressed.pdf
iii Il est à noter que ces résultats s’appliquent au Sénégal et pas forcément à d’autres pays de la NASAN.
iv Pour la période 2013-2014, les femmes représentent seulement 17 % des personnes ayant obtenu des services de la NASAN. Cette proportion chute à 14 % en 2014-2015, pour remonter à 23 % en 2015-2016
v Donnée issue du calcul suivant : 40 % de 926 emplois + 21 % de 4226 emplois.
vi Source : http://www.mo.be/en/analysis/tanzanian-farmers-are-facing-heavy-prison-sentences-if-they-continue-their-traditionalseed; voir la page 27 de l’étude du Parlement européen sur la NASAN : http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2015/535010/EXPO_STU(2015)535010_EN.pdf
vii http://www.ccic.ca/_files/fr/working_groups/20016_04_food_security_and_resilience_FR.pdf
 
Source: Conseil Canadien pour la coopération internationale
 
Author: Groupe de réflexion sur la sécurité alimentaire du Conseil Canadien pour la coopération internationale
Links in this article:
  • [1] http://www.ccic.ca/working_groups/Rapport_Final_NAFSN.pdf
  • [2] http://www.ccic.ca/working_groups/food_f.php
  • [3] http://new-alliance.org/sites/default/files/resources/Cooperation-Framework-NASAN-Senegal_compressed.pdf
  • [4] http://www.mo.be/en/analysis/tanzanian-farmers-are-facing-heavy-prison-sentences-if-they-continue-their-traditionalseed;
  • [5] http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2015/535010/EXPO_STU(2015)535010_EN.pdf
  • [6] http://www.ccic.ca/_files/fr/working_groups/20016_04_food_security_and_resilience_FR.pdf
  • [7] http://www.ccic.ca/ccic/ccic_f.php