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Souveraineté alimentaire: un bouleversement du système alimentaire mondial

by GRAIN | 29 Apr 2005

GRAIN

Lors de sa visite de plusieurs pays d'Afrique francophone en février dernier le président français Jacques Chirac a beaucoup parlé d'agriculture. Au cours de sa halte à Dakar, au Sénégal, et de son élocution à un séminaire où il a été attentivement écouté par 6 autres chefs d'Etats de la région et par des centaines de représentants d'agriculteurs, il a appelé à la réorientation du développement agricole à tous les niveaux de la souveraineté alimentaire. Pour lui, cela implique que l'agriculture reçoive un traitement spécial dans le débat de la globalisation, que les traditions locales soient respectées et que le niveau de développement de chaque pays soit pris en compte. Cependant, lors de la même séance, il a ardemment plaidé en faveur de l'actuelle politique agricole de L'UE – largement critiquée pour le dumping des exportations, la taxation des importations et la destruction de la petite agriculture dans l'Union européenne et ailleurs – qui [selon lui] ne devrait pas être vue comme l'ennemie des pays et des agriculteurs pauvres. Peut-on mettre en oeuvre la souveraineté alimentaire, mais ne pas toucher au système alimentaire mondial?

Quelques mois avant la venue de Chirac en Afrique, GRAIN a tenu la réunion annuelle de son équipe dans un petit village près de Tangail au Bangladesh. Notre hôte était UBINIG, une ONG de terrain dont l'objectif principal est de promouvoir le 'Nayakrishi Andolon' qui signifie littéralement "nouveau mouvement agricole". Le système agraire Nayakrishi évite le recours aux intrants externes, utilise une extraordinaire variété de semences locales, et la plupart des agriculteurs considèrent la culture de plantes alimentaires comme partie intégrante de leur culture, de leur autonomie, et de la souveraineté alimentaire des communautés locales. Ce système produit aussi plus de nourriture que n'importe laquelle des méthodes agraires prônées dans le pays.

" La Souveraineté Alimentaire est le droit des populations, des communautés, et des pays à définir leurs propres politiques agricole, pastorale, alimentaire, territoriale, de travail et de pêche, lesquelles doivent être écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à chaque contexte spécifique. Cela inclut un droit réel à l’alimentation et à la production alimentaire, ce qui signifie que toutes les populations ont droit à une alimentation saine, culturellement et nutritionnellement appropriée, ainsi qu’à des ressources de production alimentaire et à la capacité de subvenir à leurs besoins ainsi qu’à ceux de leurs sociétés." 

Souveraineté alimentaire: Un droit pour tous, Déclaration politique des ONG /OSC au Forum pour la souveraineté alimentaire. Rome, Juin 2002

Les villageois qui ont accueilli notre réunion ont insisté pour nous montrer leur 'Centre communautaire de conservation de la diversité des semences'. Ce centre est remarquable. Une quantité ahurissante de pots de terre et de bouteilles de verre contiennent les semences de centaines de variétés différentes de douzaines de plantes cultivées différentes. Mais les femmes chargées du Centre de conservation des semences expliquent patiemment que c'est seulement la partie visible de l'iceberg du réseau de semences dont elles font partie. Des centaines de communautés dans de nombreux endroits du pays se servent des semences chaque saison, les gardent à l'abri dans leurs fermes, et un réseau très élaboré d'échange et de contrôle par les villageois s'assure que les centaines de variétés différentes sont cultivées et maintenues en permanence quelque part. A un moment de la discussion, quelqu'un a posé la question de ce qu'elles entendaient par souveraineté alimentaire. L'une des femmes a montré le Centre des semences derrière elle et a simplement dit; "ça".

Au cœur de la souveraineté alimentaire il y a l'autonomie locale. Les femmes d'UBINIG savent très bien que la perte des semences dans un foyer signifie aussi une perte de pouvoir pour les femmes. La dépendance vis à vis du marché extérieur des semences les démet de leur fonction, les rend impuissantes, et leur enlève le contrôle qu'elles peuvent avoir sur ce qui est au cœur du système agricole. Ce qui est vrai pour la survie des femmes en tant qu'agricultrices est aussi vrai pour la survie de l'agriculture paysanne dans son ensemble. Le programme de la globalisation néolibérale met en avant une agriculture dans laquelle les milliards d'agriculteurs paysans d'aujourd'hui n'ont pas de place, et dans laquelle les entreprises mondiales – avec le soutien actif des élites gouvernementales du Nord et du Sud, contrôlent toute la chaîne alimentaire, des intrants agricoles et de la culture des plantes, à la distribution, la transformation et la vente de l'alimentation dans le monde entier. C'est cette vision là de l'agriculture que le concept de souveraineté alimentaire remet en question.

Historique du concept de souveraineté alimentaire

Le concept de souveraineté alimentaire a été pour la première fois exprimé par Via Campesina en 1996 lors du Sommet mondial de l'alimentation à Rome. Depuis lors, il a été discuté et approfondi au cours des nombreux rassemblements qui ont eu lieu après. En 2001, le "Forum mondial sur la souveraineté alimentaire" s'est tenu à Cuba et un an plus tard, lors du Forum des ONG / OSC sur la souveraineté alimentaire qui s'est tenu en marge du second Sommet mondial sur l'alimentation à Rome, le concept a été approfondi et détaillé.

De nombreux acteurs différents (du mouvement social aux gouvernements) se sont approprié le concept et il est maintenant largement utilisé. Dans un sens, le succès du concept de souveraineté alimentaire comme nouveau discours, a aussi fait partie de son problème car des gens très différents l'utilisent maintenant avec des objectifs très variés et il en arrive très vite à se vider du contenu et du sens qu'il avait à l'origine. La compréhension que Chirac a de ce concept, comme nous l'avons montré au début de ce texte, n'en est qu'un exemple.

La souveraineté alimentaire trouve ses racines dans la vie et les combats des paysans, des pêcheurs et des peuples autochtones. Différente de nombreuses autres notions inventées par les intellectuels, les décideurs politiques et les bureaucrates, la souveraineté alimentaire prend sa source dans les luttes paysannes par besoin de créer un discours fort, radical et complet sur les réalités et les besoins locaux qui puisse être entendu et compris au niveau mondial.

D'une certaine manière, le concept a été développé en réaction au (mauvais) usage qui a été fait du terme de 'sécurité alimentaire'. La définition généralement répandue de la sécurité alimentaire, entérinée lors des sommets alimentaires et autres conférences à l'échelon international est que tout le monde puisse bénéficier chaque jour d'une alimentation suffisante et de bonne qualité. Mais cela ne parle pas de l'endroit d'où provient la nourriture, qui la produit et dans quelles conditions. Cela permet aux exportateurs de denrées alimentaires, du Nord comme du Sud, d'affirmer que la meilleure façon pour les pays pauvres de parvenir à la sécurité alimentaire est qu'ils leur importent de la nourriture à bon marché, plutôt que d'essayer de la produire eux-mêmes. Et cela, comme c'est malheureusement en train de devenir évident partout, rend ces pays plus dépendants du marché international, force les agriculteurs paysans qui ne peuvent pas concurrencer les importations subventionnées à quitter leurs terres, et les abandonnent dans les villes à la recherche d'un travail qui n'existe pas. La sécurité alimentaire, comprise de cette manière, contribue simplement à plus de pauvreté, de marginalisation et de faim.

Ce que recouvre le concept de souveraineté alimentaire s'oppose à cette approche néolibérale qui croit que le commerce international résoudra le problème de la faim dans le monde, car elle met au centre l'autonomie locale, les marchés de proximité et l'action communautaire. Peut-être alors faut-il d'abord souligner que la souveraineté alimentaire est un processus de résistance des peuples et que sa conceptualisation ne peut pas être menée en dehors de la dynamique des mouvements sociaux qui sont au centre de ces luttes.

L'espace local d'abord

Le premier espace dans lequel les paysans ont découvert le pouvoir de changement de la souveraineté alimentaire fut bien sûr la sphère locale. C'est là où les paysans ont leurs racines, et là où les semences qu'ils sèment plantent leurs racines. C'est là où la souveraineté alimentaire acquiert sa dimension la plus essentielle. C'est aussi à ce niveau que les stratégies et les actions se décident et s'organisent; du combat des femmes contre les pesticides au Paraguay, aux réseaux de semences en France, en Espagne et en Italie, et des initiatives des coopératives paysannes en Ouganda, à la sauvegarde de la médecine traditionnelle par les populations autochtones du Chiapas. C'est dans les espaces où les communautés locales créent une autonomie fondée sur leurs propres besoins, leurs croyances et leurs rythmes de vie que la souveraineté alimentaire prend réellement son sens. Elle acquiert aussi une signification commune qui permet à des communautés paysannes issues de différentes parties du monde de prendre conscience des luttes des autres et de s'y identifier.

C'est pourquoi, quand les agriculteurs de MOCASE se sont interposés entre les bulldozers et leurs champs pour empêcher les gros propriétaires terriens de s'emparer de leurs terres pour y planter des monocultures de soja, ils savaient qu'ils ne défendaient pas seulement leurs moyens d'existence, mais qu'ils résistaient aussi à un modèle de développement dans lequel les paysans n'ont aucune place.

Le MOCASE, 'Mouvement des paysans de Santiago del Estero', est un mouvement d'agriculteurs de la province de Santiago del Estero en Argentine. Il a été créé en 1990 pour défendre les agriculteurs locaux contre l'offensive croissante des gros cultivateurs de soja qui détruisaient leurs moyens d'existence. Interrogés sur la question de la souveraineté alimentaire, voici ce qu'ils disent:

"Pour MOCASE, la souveraineté alimentaire, c'est le droit de produire et de manger ce que nous voulons. Notre stratégie est de renforcer nos propres modèles de production et de consommation basés sur l'autonomie, la production de notre propre alimentation que nous produisons dans nos jardins, et la culture du coton et du maïs. Nous protégeons notre agriculture, celle que nous ont transmise nos ancêtres, les animaux, comme les poulets, les différents types de chèvres, et les oies. Santiago del Estero est une région qui a peu de besoins, et les montagnes sont notre seule source de nourriture."

Les systèmes agricoles traditionnels se sont développés en se fondant sur des principes de coopération, d'intégration et de dialogue avec la nature. Cela a à son tour conduit à des systèmes agroécologiques d'une extrême complexité. Ces agriculteurs sont les gardiens de milliers d'années de recherche et de création qui ont rendu possible une extraordinaire biodiversité basée sur l'agriculture. Cette biodiversité agricole et cette culture sont aujourd'hui vigoureusement défendues par les organisations paysannes au nom de la défense d'un héritage unique et de la production de nourriture pour des millions de personnes sur la terre aujourd'hui et dans l'avenir.

C'est totalement à l'opposé de l'agriculture industrielle moderne. Ce système est basé sur la cupidité, l'exclusion, et la destruction, et s'illustre par de vastes monocultures reposant sur quelques espèces et variétés, et reste insensible aux populations et aux cultures locales.

La souveraineté alimentaire va plus loin

La souveraineté alimentaire est une alternative solide à la pensée dominante actuelle concernant la production alimentaire. La lutte pour la souveraineté alimentaire recouvre une grande diversité de questions comme la réforme foncière, le contrôle des territoires, les marchés locaux, la biodiversité, l'autonomie, la coopération, la dette, la santé, et de nombreuses autres questions d'une importance cruciale si on veut pouvoir produire l'alimentation localement.

La réforme foncière en particulier est un élément important de la souveraineté alimentaire; pour une redistribution radicale de la terre, en particulier à destination des plus pauvres et de ceux qui n'ont pas accès à la terre. Le 'Mouvement des sans terre' brésilien est un bon exemple pour montrer comment la souveraineté alimentaire est intrinsèquement liée aux luttes sociales. Des millions de ruraux chassés de leurs terres et d'habitants pauvres des villes qui n'ont jamais eu accès à la terre, cherchent maintenant le moyen de récupérer leur identité en réclamant qu'on leur rende cette terre. L'un des freins principaux à la production alimentaire locale est la répartition inégale de la terre. Dans beaucoup de pays du monde, 20% des propriétaires terriens contrôlent 80% des terres – et ces terres sont souvent utilisées pour produire des marchandises pour l'exportation plutôt que des produits alimentaires à usage local. De la même manière, le renforcement des droits des populations autochtones sur leurs territoires est un point de départ indispensable si l'on veut aller vers la souveraineté alimentaire.

La souveraineté alimentaire rassemble aussi les paysans du Nord et ceux du Sud, distinction artificielle mise en avant par certains. Par exemple, les réseaux de semences paysannes en France sont tout autant concernés par la souveraineté alimentaire que la lutte des Centres de conversation des semences dirigés par des femmes au Bangladesh. Comme le dit José Bové, un leader paysan de France: "Pour les gens du Sud, la souveraineté alimentaire signifie le droit de se protéger des importations. Pour nous, cela signifie nous battre contre l'aide exportée et contre l'agriculture intensive. Il n'y a aucune contradiction."

Ce qui est peut-être plus important, c'est que la souveraineté alimentaire permet à des mouvements différents qui ont trop souvent été dressés les uns contre les autres de se retrouver dans leurs luttes. Les paysans, les sans terre, les pêcheurs, les éleveurs, les populations autochtones … s'unissent de plus en plus et développent une compréhension commune des objectifs et actions qu'ils partagent.

La souveraineté alimentaire a aussi touché les millions d'habitants des villes qui se battent pour survivre dans les grosses métropoles. La production de nourriture dans des jardins familiaux ou communautaires n'apporte pas seulement une nourriture saine, que l'agriculture industrielle est souvent incapable de fournir, mais aussi un niveau de dignité, de coopération et d'indépendance.

Tous ces gens luttent pour quelque chose de plus que l'interprétation de la souveraineté alimentaire donnée par Jacques Chirac au Sénégal. Contrairement à ce qu'en a dit Jacques Chirac, la souveraineté alimentaire implique que l'ensemble du système alimentaire mondial soit complètement repensé. Depuis des millénaires, ce sont les paysans, les pêcheurs, les éleveurs et les populations autochtones qui ont nourri le monde; pour parvenir à un monde sans faim, un monde où tous ont accès à une alimentation nourrissante produite localement, il faut qu'ils occupent de nouveau le devant de la scène.


Lectures complémentaires

• Michael Windfuhr and Jennie Jonsén, 2005, Food Sovereignty: Towards democracy in localized food systems, FIAN-International. Disponible à: ITDG Publishing, Bourton Hall, Bourton-on-Dunsmore, Rugby, Warwickshire, CV23 9QZ, UK, Tel +44 1926 634501, Fax +44 1926 634502, Email: orders(at)itpubs.org.uk, Website: http://www.itpubs.org.uk

"Dans ce document, Michael Windfuhr montre comment le cadre politique de la souveraineté alimentaire commence en plaçant les perspectives et les besoins de la majorité au cœur du programme de la politique alimentaire mondiale. Cela comprend non seulement le contrôle de la production et des marchés, mais aussi le droit à l'alimentation, le droit d'accès et de contrôle des populations à la terre, à l'eau et aux ressources génétiques, et l'utilisation de méthodes de production durables pour l'environnement. Il en ressort un argumentaire convaincant et extrêmement politique pour remettre au centre le contrôle de la production et de la consommation alimentaire dans les processus démocratiques ancrés dans les systèmes alimentaires localisés. " (in préface de Patrick Mulvany (ITDG)

Via Campesina, position paper, 'What is food sovereignty? '

• Peter Rosset 'Food Sovereignty: global rallying cry of farmer movements '. Food First Backgrounder, Food First, Fall 2003. http://www.foodfirst.org/pubs/backgrdrs/2003/f03v9n4.html

• "Souveraineté alimentaire: un droit pour tous. Déclaration des ONG/OSC au Forum pour la souveraineté alimentaire." Rome, Juin 2002. http://www.foodsovereignty.org

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