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Entretien avec Ibrahima Coulibaly (2ème partie) : «L’Afrique n’a pas besoin des OGM»

by Anderson Diédri, Le Nouveau Courrier | 20 Apr 2016

 

Ibrahima Coulibaly (Photo : L'Afrique des Idées)

Il n’a pas la langue de bois. Ibrahima Coulibaly, vice-président du Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’ouest (ROPPA), se prononce, dans cet entretien, sur la question controversée des Organismes génétiquement modifiés (OGM) et souligne que les brevets que détiennent les multinationales sur ces semences ne peuvent que maintenir les paysans africains dans «l’esclavage». Il estime que les OGM n’ont aucun «intérêt» pour l’Afrique et tire la sonnette d’alarme sur les risques sur la santé. Ibrahima Coulibaly, qui a été le porte-parole de la société civile à l’occasion de la 29ème conférence du Fonds des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) pour l’Afrique qui s’est déroulée du 4 au 8 avril 2016 à Abidjan, juge «incompréhensible » le fait que la Côte d’Ivoire s’apprête à rentrer de plain-pied dans les OGM au moment où certains pays qui ont fait les frais de leurs effets pervers font marche-arrière. Ce grand défenseur de la société civile malienne aborde la cruciale problématique de l’accaparement des terres. Il passe également au peigne feint les Accords de partenariat économiques (APE) entre l’Afrique et l’Europe qu’il voit comme est une «escroquerie mondiale», les Partenariat public-privé (PPP) et leurs revers, l’utilisation des engrais dans l’agriculture…

Quelle est votre position, au niveau du Roppa, sur la question des OGM ?

Vous savez, en 2004, il y a eu une conférence régionale des pays de l’Afrique de l’ouest sur cette question des biotechnologies avec un soutien très actif de l’USAID et du gouvernement américain. Nous avions fait une rencontre pour prendre position, nous, l’ensemble des organisations paysannes des pays membres de l’Afrique de l’ouest et du centre. Et notre position a été unanime de dire que sur cette question, on doit se poser les bonnes questions. Les bonnes questions c’est quoi ? Est-ce que réellement il est question d’un transfert de technologie, c’est-à-dire est-ce que ce sont des connaissances scientifiques que les Africains vont avoir ? Et toutes les réponses sont unanimes pour dire que non, il n’y aura pas de transfert de technologie, il n’y aura pas de connaissances nouvelles pour les scientifiques africains.

Et le cas du Burkina-Faso a prouvé cela très clairement. Quand leur pays a adhéré aux OGM, les scientifiques burkinabè qui sont partis aux Etats-Unis, dans les stations de recherches de Monsanto [multinationale américaine, géant mondial dessemences, des OGM et l’agrochimie], n’ont jamais eu accès à là où se faisaient les expérimentations. Et donc si les pays africains rentrent dans les OGM, c’est pour être un nouveau marché pour les semenciers américains. Les grandes multinationales des semences vont simplement venir vendre leurs semences déjà préfabriquées. Et même dans les cas extrêmes où ils décident d’intégrer un gènedans une semence locale, tout prouve que là aussi, ce sont eux qui détiennent toutes les connaissances.

C’est le cas de la variété de coton burkinabè dans laquelle ils ont introduit le gène. Donc le Burkina n’était qu’un marché pour ces semences-là. Est-ce que l’Afrique a besoin de ça ? Est-ce que l’Afrique a besoin de cette nouvelle forme de dépendance ? Pour nous, c’est ça les questions de fond. La deuxième question : est-ce que ces OGM sont plus productifs que les semences locales ? Là aussi, toutes les réponses sont unanimes pour dire qu’il n’y a pas d’OGM qui a été confectionné pour augmenter les rendements. Les OGM qui sont sur le marché aujourd’hui sont de deux types. Ce sont des OGM dans lesquels on a introduit un gène qui soi-disant fait que la plante peut se protéger des insectes et des attaques d’insectes. Mais là aussi, il est prouvé que, et le cas du Burkina le montre aussi, le coton OGM, si vous ne le traitez pas il ne produit rien parce que les insectes arrivent à le manger. Les deuxièmes catégories d’OGM qui sont sur le marché sont des plantes qui ont été modifiées pour résister au Round up [l’herbicide de Monsanto le plus vendu au monde et jugé en mars 2015 «cancérogène probable» pour l’homme par l’Organisation mondiale de la santé], c’est-à-dire l’herbicide qui est fabriqué par Monsanto. Il n’y a pas d’autres OGM aujourd’hui qui soient très présents sur le marché en dehors de ça. Donc ça n’a aucun intérêt pour les africains. Est-ce que nous avons besoin aujourd’hui d’acheter des semences qui résistent à l’herbicide de Monsanto ou alors d’acheter des plantes qui soi disant se protègent, qui n’arrivent pas à se protéger ? Donc ce sont terre-à-terre les questions de fond qui sont posées.

Y a-t-il des risques pour la santé ? 

Maintenant, les questions sanitaires n’ont jamais été suffisamment explorées jusqu’à présent parce qu’il y a un blocus des multinationales qui refusent des expérimentations indépendantes. Il y a eu en France un chercheur, le Professeur Gilles-Eric Séralini, qui a fait des expérimentations avec des souris. Et ces expériences ont prouvé que les souris qui mangent du maïs OGM développent dix fois plus rapidement des tumeurs cancéreuses que les autres souris qui sont nourries avec le maïs normal. Ce chercheur a été attaqué de toutes parts par les multinationales qui ont payé des médias pour l’insulter. Mais quand les gens ont posé la question : pourquoi ne pas trouver une institution de recherche indépendante, autonome, qui n’a pas de financements des multinationales, qui reprenne les expérimentations, elles ne veulent pas. Parce qu’elles savent très bien quel va être le résultat. Donc moi, je ne suis pas en train de dire que les OGM donnent le cancer, parce que je ne suis pas scientifique, mais je me pose la question : est-ce que les Africains doivent prendre ce risque avec toutes les maladies que nous avons déjà : diabète, hypertension, maladies cardio-vasculaires, etc. qui se sont développées ces dernières années du fait de l’alimentation ? Parce que nous consommons énormément de produits importés dont nous ne connaissons pas la qualité alors que nous avons des produits alimentaires chez nous, nous avons des nutriments de très bonne qualité et qui sont dans nos brousses, qui poussent dans nos champs, qui sont cultivés ou non, qui sont très bon pour la santé et c’est prouvé de plus en plus dans nos recherches. Est-ce que c’est ça qu’on met en avant ou alors on va aller dans une forme de délire qui ne va nous apporter que des problèmes.

L’OMS reconnait que le Roundup qui est l’un des engrais le plus vendu au monde par Monsanto est probablement cancérogène. Cela ne pose-t-il pas un problème ?

C’est ce que je dis. En tant paysan et défendeur des paysans, j’essaie de poser les bonnes questions. Mais je dis que l’Afrique ne peut pas se permettre de prendre un nouveau risque sur la santé des Africains. Donc ça veut dire que le principe de précaution doit être mis en avant partout où les multinationales et les sociétés américaines, le gouvernement américain font pression, les gens doivent mettre en avant le principe de précaution. Nous avons tout pour nous nourrir en Afrique. On n’a pas besoin d’aller dans ces choses-là. Et nous savons très bien que la plupart du temps, les pressions se font avec la corruption. C’est-à-dire qu’on corrompt des chercheurs, on corrompt des élites politiques, on corrompt des députés même pour voter des lois. C’est arrivé. Et donc ça veut dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Et au moment où tout le monde se pose les questions, tout le monde essaie de revenir en arrière, c’est ce moment que des pays, qui ne sont quand même pas de petits poids dans l’agriculture africaine, comme la Côte d’Ivoire, sont en train d’aller vers ça. Pour moi, c’est incompréhensible.

On parle de famine sur le continent. Il y a plusieurs millions d’Africains qui n’arrivent pas à manger à leur faim. Est-ce que c’est parce que la production est insuffisante pour nourrir ces personnes ? Qu’est-ce qui pose problème ? Vous savez, même dans les conditions de changement climatique qui nous affecte, l’Afrique est capable de se nourrir. Et c’est déjà le cas si vous prenez les années où la pluviométrie est à peu prêt normale, dans le Sahel, je ne dis pas dans les pays côtiers où il pleut tout le temps. Mais chez nous où on a trois mois de pluie, nous produisons des excédants céréaliers déjà. C’est le cas cette année. On a une bonne année de pluviométrie et le prix du maïs au Mali aujourd’hui à la consommation ne dépasse pas 125 francs Cfa. Ça ne couvre pas les coûts de production du paysan. Donc ce n’est pas un problème de production. Le plus petit problème de l’insécurité alimentaire, c’est la question de la production. Mais les experts, les politiques refusent d’aborder le vrai problème parce que ça les dérange : c’est le marché. Parce qu’ilfaut qu’ils prennent des décisions politiques fortes comme tous les continents l’ont fait. Les Etats-Unis, l’Europe, le Canada, le Japon, et ils continuent à le faire d’une façon ou d’une autre. Ils ne veulent pas aborder cette question du marché. Et les chercheurs ne veulent pas l’aborder parce qu’ils n’ont pas la compétence ou l’intelligence nécessaires pourpouvoir comprendre ces enjeux.

On nous parle d’augmenter la production. Augmenter la production pour quel marché ? Tu vas aller vendre où ton mil, ton sorgho, ton maïs si ce n’est pas sur nos propres marchés. Donc il faut protéger ce marché-là parce que si les gens achètent du blé, du pain et du spaghetti ou d’autres produits qui viennent d’ailleurs, ce qu’ils mangent comme produits à base de blé ou d’autres produits importés, ils ne le mangent pas dans nos produits locaux.C’est ça la compétition. Il y a une compétition frontale, directe. Donc nous sommes d’accord qu’il faut investir pour transformer nos produits pour qu’ils soient facilement utilisables. C’est-à dire qu’on peut investir pour faire des usines qui font du couscous de mil, de maïs, de sorgho, qui font même des pattes alimentaires, disons des spaghetti de maïs, de mil… Tout cela est possible techniquement. Il faut travailler à cela. Il faut proposer au consommateur urbain des produits facilement utilisables parce que la plupart des femmes en ville travaillent aujourd’hui. Elles n’ont pas le temps de faire longtemps la cuisine. Donc il faut des produits, quand elles rentrent à la maison, qu’elles peuvent préparer pour faire rapidement le diner pour leurs familles. C’est un créneau dans lequel les pays africains doivent investir. Mais il y a très peu d’investissement en la matière. Nos marchés doivent être protégés par des taxes douanières, je dis bien, et par d’autres types de barrières pour que nos produits puissent bien se vendre sur nos propres marchés.

Ça pose la question des APE…

Bien sûr ! Mais les APE [Accords de partenariats économiques], c’est une escroquerie mondiale. Pourquoi on nous pousse à signer un APE alors que, eux, ils sont en train de se protéger ? Pourquoi ils n’ouvrent pas nos frontières à nos immigrants ? C’est aussi simple que ça. Pourquoi veulent-ils venir vendre leurs marchandises, chasser les gens de leur travail et ils ferment leurs frontières ? Tous les jours, on ne parle que d’immigration, de fermeture des frontières. On doit se poser des questions. Nos jeunes sont en train d’aller mourir pour accéder à l’Europe, ils n’arrivent pas, et eux, ils veulent encore venir détruire des emplois chez nous. Parce que quand les APE vont se faire, aucun paysan ne pourra travailler. Nous allons tous venir en ville, nous allons tous essayé de partir en Europe. C’est ce qui va se passer parce que comment tu vas vendre face à des produits qui sont subventionnés de toutes parts ? Le producteur du blé, dans le bassin de la Beauce, c’est-à-dire le bassin parisien, qui est l’un des bassins de production du blé, a une prévisibilité sur son revenu pour des décennies. Il sait comment il va vendre son blé, à combien. Il sait que l’Etat le sécurise. Tous les mécanismes sont là pour qu’il ne perde pas espoir dans l’agriculture. Pourquoi on doit venir détruire les producteurs de mil, sorgho, etc. que nous sommes au nom d’une histoire de libéralisme auquel les Africains sont les seuls à croire. Parce qu’en dehors des africains, personne ne croit au libéralisme. Le Japon taxe le riz à 450% de taxes. Comment peux-tu exporter du riz là-bas ? Ce n’est pas possible. Donc c’est le riz local du Japon qui est consommé d’abord au Japon et ils nous font même des dons de riz. On doit refuser cela parce que si tu prends des dons, tu les mets sur le marché à un vil prix, tu détruis la compétitivité de ta production.

La Thaïlande achète le riz à un prix fixe pour des décennies. C’est pourquoi la Thaïlande exporte du riz en Afrique. Ce n’est pas sorcier. Pourquoi nos dirigeants politiques ne veulent-ils pas entendre ce discours-là ? Pour moi, c’est là le côté trahison. Parce que ça ne veut pas dire qu’ils ne le savent pas. Ils n’ont qu’à aller voir ce que font les Thaïlandais, les Japonais. Ils le savent. D’ailleurs, ils vont régulièrement dans ces pays-là. Pourquoi refusent-ils de faire ce que ces gens font et ils viennent nous dire il faut produire plus ?

Les OGM posent également la question des brevets sur les semences. Est-ce que cela ne remet-il pas en cause les pratiques traditionnelles qui permettent aux paysans de ressemer une partie de leur production l’année suivante et aussi de les partager ?

La plupart de nos variétés locales sont déjà dans les laboratoires, dans les banques de gènes et de semences en Europe et aux Etats-Unis. Ils ont déjà tout piraté. C’est-à-dire quand les chercheurs occidentaux viennent ici, ils partent avec des semences qu’ils stockent dans de la glace et cela peut rester 1000 ans, 10 000 ans. Nous, on a aucune infrastructure ici pour faire des choses comme ça. Donc cela veut dire que c’est nous qui sommes les perdants. Et ils ont stocké cela parce qu’ils savent très bien qu’il peut avoir une catastrophe. Il y a eu une maladie grave au Canada il y a quelques décennies sur le blé. C’est une variété de blé de l’Ethiopie qui a amenée la solution parce que cette variété de blé n’était pas sensible à cette maladie. Donc la biodiversité, c’est l’avenir de l’homme. Si on amène des hybrides, des OGM, s’ils commencent à cultiver, les gens ne peuvent plus garder leurs semences locales. Pour moi, c’est le plus grave problème parce que s’ils ne peuvent pas garder leurs semences, ils perdent cette biodiversité et surtout si cette biodiversité est perdue, tout se perd. Donc on perd le contrôle sur nos semences et c’est extrêmement grave. Il faut qu’on arrive à garder notre biodiversité. C’est un enjeu majeur. Et les brevets, c’est une forme d’esclavage parce que tout l’intérêt, c’est pour la multinationale qui détient les brevets. Tu n’as aucune liberté, tu ne peux pas multiplier la semence, tu ne peux rien faire. Donc pourquoi aller dans ça alors que tu as tes variétés que tu peux très bien produire chez toi ?

En clair, ça augmente les coûts de production… Bien sûr, c’est ce que je dis. Ça crée une dépendance pour toujours. Il n’y a aucun intérêt là-dedans. Un champ OGM peut-il cohabiter avec d’autres plantations sans risque ? La cohabitation des OGM avec des cultures non OGM est impossible parce que la contamination est prouvée. Et ça été prouvé au Canada depuis plusieurs années, depuis le début de ces cultures OGM avec le cas de Percy Schmeiser, un paysan canadien, propriétaire de Colza, cette plante avec laquelle ils font de l’huile. Il n’a pas cultivé les OGM parce qu’il n’a pas acheté les semences mais il a été contaminé par ses voisins. Et Monsanto, qui lui en voulait parce qu’il était l’un des résistants, a analysé sa récolte et a trouvé les traces de leur OGM. Ils l’ont attaqué en justice et ils ont gagné. Donc ça veut dire qu’il n’y a pas de cohabitation possible. C’est-à dire que tu y vas et tout le monde est obligé d’aller sinon on peut être attaqué par Monsanto. De toute façon, c’est pire que de l’esclavage.

Le directeur général de la FAO demande de mettre en place des politiques qui permettent d’atteindre les objectifs 1 et 2 des Objectifs de développement durable, c’est-à-dire éradiquer l’extrême pauvreté et éliminer la faim. Est-ce que, dans les conditions actuelles, les pays africains sont bien partis pour atteindre ces ODD d’ici 2030 ?

De toute façon, il ne sert à rien de se voiler la face et de penser qu’on va faire des choses qu’on ne fera jamais. Nous sommes l’un des rares continents où la population augmente rapidement. Donc il faut que l’agriculture soit réellement prise comme étant le secteur le plus crucial. Parce que quand les gens ont faim, ils se révoltent. C’est pourquoi il y a eu les émeutes de 2008. Il ne s’agit pas de dire que nous allons atteindre les ODD ou nous allons augmenter notre budget. Il y a des pays qui ont augmenté leurs budgets dans l’agriculture, ça n’a servi à rien. Il y a des pays qui ont des milliards de dollars dans l’agriculture, ça ne sert à rien parce que c’est mal utilisé. Tout est une question de cohérence. Il faut amener les gens à se parler, à trouver des plateformes inclusives. C’est-à-dire nul ne doit avoir le monopole de décider à la place des autres. Les experts ont leur place, les paysans ont leur place et leur place doit être respectée. C’est comme ça qu’ensemble on peut y arriver. Ça fait 60 ans qu’ils font cette conférence-là [Conférence régionale de la FAO pour l’Afrique]. Pourquoi on n’a pas trouvé de solutions ? C’est grave. Il y a des pays qui ont mis beaucoup moins que ça pour régler leur problème. Donc pourquoi on ne trouve pas la solution ? Parce qu’on ne prend pas les bonnes décisions. L’Afrique a certes besoin de la FAO mais l’Afrique a sa responsabilité historique face à ellemême de se nourrir. Ce n’est pas la responsabilité de la FAO de nourrir les pays. La FAO peut conseiller et je pense qu’elle conseille bien parce que même sur le cas des APE, j’avais assisté à des réunions organisées par la FAO où on a montré l’effet des importations alimentaires sur la production locale. Mais la décision politique, ce sont les africains qui doivent la prendre. Ce n’est pas la FAO. Mais ça ne se passe pas comme ça même quand ils sont bien conseillés. Puisque la plupart des experts pensent à leur carrière après, donc ils ne veulent pas froisser la Banque mondiale ou le FMI où ils espèrent peutêtre faire carrière après. Ils prennent toujours les mauvaises décisions. C’est ça qui est triste en Afrique. L’Afrique est victime d’une trahison. Je pense que c’est la seule explication. Ce n’est pas le manque de ressources, ce n’est pas le manque de bras valides, ce n’est même pas le climat. C’est que les hommes qui décident ne sont pas à la hauteur de la tâche, et c’est extrêmement grave. Ça ou ils trahissent. Ce sont les deux cas de figures qui font qu’on est dans cette situation. 

La déclaration d’Abuja de 2006 demandait aux Etats africains de passer de 9 Kg d’engrais chimique utilisés à l’hectare dans l’agriculture à 50Kg en 2015 pour accroitre la productivité. Est-ce une bonne mesure ? 

Je ne suis pas contre les engrais chimiques idéologiquement. Mais je me dis que nous avons beaucoup de solutions en Afrique. Il y a des pratiques chez nous qui ont été séculaires. Avant la colonisation, il n’y avait pas d’engrais chimiques, il n’y avait pas de famine. C’est possible encore de travailler comme ça. Les engrais chimiques et les pesticides créent une forte dépendance. Si nous voulons aider les paysans à avancer, pour moi, c’est de leur faire valoriser ces pratiques et ces connaissances séculaires qui sont prouvées par la science et tout ce vocable aujourd’hui regroupé dans le concept de l’agroécologie. Vous allez au Centre Songhaï au Benin, il y a des connaissances qui ont été capitalisées depuis au moins 20 ans. Ce centre a des connaissances extrêmement développées en matière d’agriculture sans engrais chimiques, sans pesticides. Au Mali, nous sommes en train de travailler sur ça.

Dans beaucoup d’autres pays, il y a des connaissances. Pourquoi ne pas valoriser ces connaissances ? L’africain peut produire sa nourriture sans produits chimiques - c’est possible – et être très productif en même temps. Je ne dis qu’il ne faut pas utiliser des engrais mais ce n’est pas la solution. L’augmentation de la consommation d’engrais n’est pas la solution ultime parce que nous n’en produisons pas. Nous n’avons pas les ressources pour produire les engrais. Là aussi il y a une dépendance. Notre réflexion doit tendre vers l’indépendance et l’autonomie du paysan. L’Afrique doit éviter tout ce qui fait que le paysan est obligé de s’endetter et de perdre ses moyens de production. On n’a pas besoin de cela pour nous nourrir. Les paysans l’ont déjà montré. Le mil dans le Sahel n’est pas produit avec des engrais. Le fonio n’est pas produit avec des engrais. Même l’arachide, on ne met pas d’engrais dans la plupart des pays. Il y a peut-être le riz et le maïs qui sont des variétés dites à haut rendement qui sont produits avec de l’engrais. Donc ça veut dire que la base de notre alimentation – dans nos pays, il y a les tubercules comme le manioc – n’est pas produite avec de l’engrais. Et pourtant, on a pu se nourrir jusque-là. Ça veut dire qu’on a des connaissances, on peut utiliser la biomasse pour la transformer en engrais organique, on peut vraiment faire beaucoup de choses qui font que la terre même se régénère, la terre devient fertile elle-même et elle maintient une fertilité sur le long terme. Parce que l’engrais fait le lessivage des sols. Il fait que les sols se dégradent facilement et sont victimes de l’érosion. Ce sont des choses qui sont connues par les scientifiques, alors que la biomasse maintient la stabilité de la structure des sols. Pour moi, ce sont des connaissances comme ça qu’on doit valoriser. 

On voit que l’agrobusiness est associé à la question de l’accaparement des terres. Le G8 finance la Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentation et la nutrition (NASAN), un programme mis en oeuvre dans plusieurs pays africains. L’agrobusiness tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, n’est-il pas un peu suicidaire pour les paysans africains ?

Notre position sur ces questions est que c’est une fuite des politiques africains devant leur responsabilité historique. Ils fuient devant leur responsabilité. Parce que vous ne pouvez pas vous assoir et dire que d’autres viendront nourrir votre pays à votre place alors que vous avez des gens qui n’attendent que d’être soutenus un peu pour travailler. Donc tous ces programmes qui tombent par le sommet ont pour objet de prendre la terre des africains. C’est pour privatiser la terre, prendre le contrôle de la terre. Et le moyen le plus sûr, c’est de dire : nous avons nos propres privés, avec l’argent de l’aide au développement. C’est ça le concept de partenariat public-privé, tel qu’il a été lancé aux Pays-Bas, où on dit : ça fait trop de temps qu’on donne l’aide au développement aux gouvernements africains, ça ne sert à rien, maintenant finançons nos propres entreprises pour qu’elles aillent investir en Afrique. Quand ils viennent investir, c’est sur quelle terre ? Ce sont la terre des paysans. Ça veut dire réellement que c’est ce qui est derrière. Même quand ils l’ont édulcoré un peu en essayant de nous faire croire que ce sont des privés nationaux, tout le monde à sa place dedans, mais tôt ou tard, nos terres vont tomber sous le contrôle de ces privés-là. Parce que quand tu mets quelqu’un qui n’arrive pas à se nourrir six ou huit mois dans l’année et qui est face à quelqu’un qui a des millions de dollars, le risque est que celui qui n’a pas à manger vende sa terre. Et c’est ce qui est en train de se passer dans beaucoup de pays oùles gens viennent avec de l’argent, achètent les terres avec les paysans. Il y a même un document de la coopération américaine -qui a financé les Millenium challenge - qui avait montré que l’un des objectifs était de privatiser les terres africaines et que ça pourrait être acheté par les banques, les sociétés américaines et autres après. 

Donc la terre devient un enjeu. L’alimentation devient un enjeu parce que la population est en train d’augmenter et les ressources sont en train de se dégrader, l’environnement change puisque rien n’est fait pour arrêter le changement climatique. Ils savent qu’ils auront besoin des terres africaines bientôt pour se nourrir. Mais nous Africains, qu’est-ce qu’on va faire ? Est-ce qu’on reste une sorte de dindon d’une farce ou alors nous prendrons notre destin en main et nous nous projetterons vers le futur ? C’est la question qui est posée. Pour moi, ces programmes ne vont rien régler aux problèmes de l’Afrique. D’ailleurs, il y a eu déjà trop de projets, trop de programmes comme ça. Depuis notre indépendance, nos gouvernements se sont endettés à coup de milliards mais ça n’a servi à rien. Les projets Banque mondiale par exemple ne laissent aucune trace quand le projet finit et on continue à nous endetter là-dessus. Est-ce que c’est ça l’avenir ? Pour moi, c’est une question à laquelle il faut répondre.

Interview réalisée par Anderson Diédri, Le Nouveau Courrier N°1423, 15 avril 2016

Pour lire la première partie, cliquez ici.

Author: Anderson Diédri, Le Nouveau Courrier
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