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Vers une convergence des mouvements de résistance aux droits de propriété intellectuelle (DPI)

by GRAIN | 27 Oct 2004

GRAIN

Le pouvoir et le contrôle n'ont jamais été aussi centralisés qu'actuellement. L'espace de liberté dans lequel nous pouvons créer, collaborer, apprendre et partager avec les autres diminue de jour en jour car nous perdons notre capacité à penser et à vivre en dehors de la sphère des multinationales. Elles possèdent l'eau, contrôlent les média et dominent notre approvisionnement alimentaire. Au cœur de ce contrôle, il y a l'ensemble du système des droits de propriété intellectuelle (DPI) – copyrights, brevets, marques déposées, droits de diffusion, etc.

Les DPI sont désormais la principale source de profits dans ce qu'on appelle "l'économie des savoirs", et leur développement est crucial pour les entreprises investissant dans les nouvelles technologies et les nouveaux marchés partout dans le monde. Cependant, ils sont en train de tuer l'innovation, la liberté et l'accès à des choses essentielles comme la culture, la santé et l'éducation – nos innovations, notre liberté, notre éducation. Les agriculteurs ne peuvent conserver de semences. Les malades ne peuvent pas se payer de médicaments. Les programmateurs en informatique ne peuvent pas modifier les logiciels. Les bibliothécaires ne vous laissent pas photocopier un article dans un magazine. Les étudiants ne peuvent pas se payer de livres. Pourquoi? Parce qu'une myriade de lois réglementant les droits de propriété intellectuelle sont renforcées chaque jour pour vous empêcher de faire quoi que ce soit avec le "travail de création" de quelqu'un d'autre. Au cours des dernières dizaines d'années, l'orientation vers la privatisation et la criminalisation de tout cela au nom du soit disant génie de quelques entreprises est allée trop loin. Le contrecoup est inévitable.

Nouveaux espaces sociaux

Là où il y a oppression il y a toujours résistance. Aujourd'hui, les gens ont recours à toutes sortes de moyens créatifs pour s'organiser et faire reculer l'offensive des DPI. Par leurs propres approches du développement et de la distribution des programmes, les mouvements pour le logiciel libre et pour les logiciels "source ouverte" défient ouvertement les pratiques monopolistiques, les produits douteux et les standards insuffisants de Microsoft. Les fans de musique ont mis en place des réseaux de partage de fichiers (peer-to-peer / P2P) sur internet, comme Napster et Kazaa, pour partager des enregistrements numériques. La communauté des "Créateurs de biens communs" ("Creative commons community") encourage des formes alternatives de copyright pour permettre aux auteurs de mettre leurs travaux dans le domaine public et diminuer les restrictions sur ce que les lecteurs peuvent faire. Des bibliothécaires font une campagne acharnée pour sauver les principes d'"usage équitable" aux Etats-Unis et en Europe, pendant que des militants de AIDS partout dans le monde demandent que les médicaments soient au service de la santé des populations et non des budgets publicitaires des grosses entreprises pharmaceutiques. Les agriculteurs arrachent les plantes génétiquement modifiées dans les champs, en réponse aux tentatives de Monsanto pour breveter, contaminer et dominer l'approvisionnement en semences que les agriculteurs eux-mêmes ont développées pendant des générations. Et les populations autochtones continuent de lutter contre le vol et la destruction intensifs de leurs savoirs.

Lorsqu'on réunit toutes ces initiatives, on est stupéfait de voir le nombre de personnes qui disent "stop!" aux excès des lois sur les DPI et aux pratiques toujours plus envahissantes des grosses entreprises pour nous faire payer ce qui est à la base de notre santé, de notre travail, de notre alimentation, de notre éducation et de nos loisirs. Et une grande partie de ces initiatives ne se contentent pas de dire non, mais développent de nouveaux moyens, souvent communautaires, pour produire et diffuser les livres, la musique, les films, le software, les innovations agricoles et autres. Cependant, jusqu'à récemment, beaucoup de ces initiatives se sont développées isolément.

Un certain nombre de personnes, dans différents secteurs, sont en train de réaliser que les nouveaux espaces sociaux qu'elles créent ont beaucoup de points communs et des initiatives sont mises en oeuvre pour rassembler les différentes luttes. Certains cherchent à appliquer les modèles "source ouverte" (open source) – où les gens peuvent accéder librement à un produit, le modifier et le diffuser, aussi longtemps qu'ils lui conservent sa gratuité – aux semences, à la musique et même aux fauteuils roulants. Le software libre fonctionne, et le nombre des utilisateurs et des développeurs grandit chaque jour, alors pourquoi ne pas libérer les semences? Un utilisateur enthousiaste de Linux se demandait récemment si "José Bové deviendrait le Richard Stallmann du secteur paysan?" [1] Inversement, il est question d'appliquer la stratégie des zones sans OGM au software – imaginez les programmes de Microsoft disponibles librement partout!

Ces dernières années, la mise en synergie potentielle s'est nettement renforcée dans la lutte contre les brevets sur les semences et les médicaments, particulièrement autour des ADPIC (Accords de droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce) de l'OMC. Les militants ont poussé à ce que la question de l'accès aux médicaments essentiels soit mise au premier plan dans les programmes de toute personne débattant des lois sur les brevets actuellement. Alors pourquoi ne pas établir des liens plus proches avec les questions de l'alimentation et des semences, comme avec les médecines traditionnelles et les savoirs traditionnels ? Les mouvements de consommateurs commencent aussi à faire des liens entre ces différents éléments. Beaucoup d'entre eux luttent contre les brevets sur les médicaments depuis longtemps. Mais les brevets sur le software et les droits numériques posent un nouveau problème, et on commence à se rendre compte que la biopiraterie représente une menace pour la sécurité alimentaire et les savoirs traditionnels. En septembre 2004, l'Association pour le dialogue transatlantique des consommateurs, coordonnée par l'ONG internationale des consommateurs, a organisé une vaste réunion sur toutes ces questions pendant deux jours à Genève, en insistant sur le rôle de l'OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle).

Enfin, les militants travaillant sur les questions de copyright et la communauté des droits numériques constatent aussi les liens existant entre leurs domaines de lutte - les deux sont concernés par la promotion du partage et de la protection du domaine public – et par ce qui est en train de se passer avec le renforcement des mesures répressives des brevets sur le software, les semences et les médicaments.

Tous ces mouvements divers sont soutenus et développés par un activisme de base dans le vaste mais crucial domaine des technologies de l'information, des communications et des média, où les gens revendiquent et construisent l'espace, la capacité et la liberté de partager l'information en dehors des sources prédominantes monopolisées par quelques géants des multimédia. Des réseaux de radios communautaires comme AMARC et des mouvements de média alternatives comme Indymedia par exemple sont en train d'opérer une véritable révolution dans ce sens dans l'intérêt des mouvements sociaux dans le monde. En opposition aux droits de propriété intellectuelle, ils font campagne pour des "droits de communication" en tant que droits humains menacés par les intérêts des firmes, la privatisation et le contrôle monopolistique opérés à la fois par la technologie et les lois.

Tout ceci représente des signes encourageants indiquant qu'une convergence des mouvements est possible. Si les militants, ceux qui organisent des campagnes d'action et les innovateurs travaillant sur le logiciel libre, l'opposition aux brevets sur le vivant, l'accès aux médicaments génériques, la médecine traditionnelle, les droits numériques, les réseaux de partage de fichiers et l'"utilisation équitable" se rassemblent et formulent une plate-forme commune pour contrer le système des DPI, le résultat pourrait être explosif. Bien sûr, les différents éléments ne pourront pas s'ajuster parfaitement. Il y a des différences dans les manières de s'occuper de ces différents secteurs et de leurs luttes et elles doivent être correctement appréciées et respectées. Mais si ces différences sont bien gérées, un mouvement de masse très puissant pourrait émerger.

Les différences pouvant se présenter

Un signe de divergence peut survenir autour des notions de "domaine public" et de "biens communs". Certains pensent que les deux sont bons par nature. On a tendance à les utiliser l'un pour l'autre et à les considérer comme une réponse à la privatisation[2]. Mais beaucoup de populations autochtones rencontrent de sérieux problèmes avec ces concepts pour des raisons historiques et présentes. Et un grand nombre ne voit pas très clairement ce que ces deux termes signifient et par qui ils sont définis. C'est une chose de mettre un livre dans le domaine public afin que n'importe qui puisse s'en servir et le reproduire. Mais c'est complètement différent si mettre des semences dans le domaine public signifie que Monsanto peut y introduire des gènes Terminator pour détruire l'agriculture paysanne.

Une autre divergence pourrait apparaître sur la question de l'utilisation des licences dans le but de protéger les cultures du partage. Les licences "source ouverte" essaient de formuler des permissions (ce que vous pouvez faire) plutôt que des interdictions (ce que vous ne pouvez pas faire). Là encore, certains pourraient avoir du mal à voir ce que les licences –qu'elles consistent en une série de permissions ou d'interdictions- ont à voir avec la liberté.

D'autres pourraient se demander si cela ne renforce pas en fait le système qu'elles sont censées combattre. Par exemple, une licence de type 'open source' peut ne pas demander de monopole mais toujours exprimer un droit de propriété, alors que cette question de propriété peut ne pas concerner certaines personnes (comme les petits agriculteurs) ou vouloir être absolument évitée par d'autres (comme les populations autochtones). Elle peut être aussi peu pratique. Imaginez un fermier lambda du Mali utilisant une licence pour protéger ses semences alors que les bioprospecteurs tournent autour!

De la même manière, il faut considérer avec précaution le terme "ouvert" comme dans "source ouverte", "éducation ouverte" ou même "agriculture ouverte". L'ouverture implique l'accès, mais n'implique pas nécessairement le pouvoir, le choix ou le contrôle. La question de la propriété est aussi épineuse. La plupart des mouvements seraient sans doute tous d'accord pour lutter contre les monopoles, mais le seraient-ils concernant la propriété? Qui s'y accrochera en la considérant comme nécessaire, qui y renoncera, et qui n'a pas envie d'y accéder? Se pose ensuite la question de savoir si un monde sans DPI et un monde avec DPI peuvent vivre ensemble dans les différents secteurs: les logiciels libres ou les semences libres peuvent-ils coexister avec leurs versions brevetées? Par exemple, dans le développement des plantes cultivées, les DPI ont apporté érosion et contamination génétiques, compromettant physiquement l'avenir de toutes formes de sélection, qu'elles soient libres ou non. Cependant, nous n'avons pas perdu de mots à cause des copyrights. Et ni l'existence ni la domination du code de propriété de Microsoft n'arrête Mozilla.

Vers une convergence des mouvements

Ce ne sont que des différences auxquelles il faut faire attention, mais ce ne sont pas des murs infranchissables. Elles ne doivent pas nous faire perdre de vue le potentiel énorme d'un rassemblement des différents mouvements. Quels que soient le moment et le lieu, les initiatives allant dans ce sens doivent être soutenues. Nous devons aller les uns vers les autres, construire des passerelles, discuter de nos points communs et de nos différences et établir des stratégies communes. Trop d'actes basiques de la vie quotidienne – comme partager et conserver des semences, trouver des traitements médicaux et des études abordables, copier des livres, échanger des CD, regarder la télévision, améliorer des programmes informatiques, etc., deviennent soit vraiment chers soit illégaux et contrôlés par un nombre de plus en plus réduit de conglomérats s'efforçant de s'assurer un marché mondial captif.

Les termes communs à nos diverses luttes pourraient être: communauté, partage, liberté, collaboration, choix, diversité. Ce ne sont pas vraiment les termes des rois des DPI que sont Microsoft, Monsanto et IBM. Et il se pourrait que nous nous apercevions, si nous construisons un mouvement suffisamment fort pour rejeter leurs exigences de monopoles – que ce soit par des brevets sur le riz ou une marque déposée sur la couleur violette – que les rois sont impuissants. Leurs demandes ne tiennent que si nous les acceptons. Et si nous restons unis, les chaînes de leur contrôle par le monopole s'effondreront.

GRAIN commence à étudier de plus près le potentiel de "convergence" entre ces différentes luttes contre les DPI. Nous avons l'intention de publier davantage d'analyses, de points de vue et d'idées de stratégie sur cette question. Si vous avez des informations pouvant alimenter le débat, des propositions à partager ou si vous voulez vous impliquer de quelque manière que ce soit, n'hésitez pas à nous contacter.


[1] Bové est un paysan, porte-parole (jusqu'en 2004) de La Confédération Paysanne: www.confederationpaysanne.fr. Stallmann est le fondateur du mouvement pour le logiciel libre: www.gnu.org .

 

[2] Pour un exposé plus détaillé sur les points communs et les différences existant entre les notions de domaine public et de biens communs, voir Brewster Kneen, "Redefining 'property': Private property, the commons and the public domain", Seedling, January 2004, p1.

[3] Martin Khor, "Hue and Cry Over Copyrights", The Star Online, 27 September, 2004

Author: GRAIN
Links in this article:
  • [1] http://www.confederationpaysanne.fr
  • [2] http://www.gnu.org
  • [3] http://www.grain.org/seedling/?id=258
  • [4] http://202.186.86.35/news/story.asp?file=/2004/9/27/focus/8986541