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Aveuglés par le gène

by GRAIN | 2 Jul 2003

GRAIN

Au début de l'année, la communauté scientifique a célébré le 50 ème anniversaire de la découverte de la structure et de la fonction de l'ADN par Watson et Crick. Cela a donné lieu à toute une série de réceptions, de conférences, et de publications spéciales. Il y a cinquante ans, lorsque le « secret de la vie » fut dévoilé, on pensait vraiment que cette découverte capitale nous avait donné la clef pour comprendre les lois de l'héréditéÂ… et le pouvoir de les changer. Cinquante ans plus tard, beaucoup pensent que nous y sommes. Les scientifiques peuvent désormais déplacer les gènes - et les traits hérités pour lesquels ils codent - avec une facilité apparente entre les espèces, les familles et les règnes .

L'interprétation de Watson et Crick sur la manière dont l'information génétique est traduite et transmise est simple et claire : l'ADN est la molécule principale qui intègre toute l'information génétique de n'importe quel organisme vivant - que ce soit une bactérie, un animal ou un être humain - et régit son expression dans l'organisme et sa transmission à la génération suivante. L'hérédité est un processus simple et unidirectionnel, avec l'ADN comme molécule principale transmettant et dirigeant les fonctions biologiques de tous les êtres vivants. Ceux qui ont développé cette théorie l'ont baptisée « Dogme Central », et ce Dogme représente encore aujourd'hui l'épine dorsale de la biologie moléculaire. C'est aussi ce sur quoi est fondée l'industrie multimillionnaire du génie génétique. Si les gènes composent le code universel de la vie, ils peuvent certainement s'insérer dans les plantes, les animaux et - oui, pourquoi pas ?- dans les êtres humains, pour produire l'effet escompté. Les scientifiques se sont mis à développer des techniques pour déplacer les gènes. C'est pourquoi nous avons maintenant des porcs avec des gènes issus de bovins produisant une hormone de croissance bovine, des plantes avec des gènes issus d'une bactérie produisant des pesticides naturels, et une bactérie avec des gènes humains pour produire de l'insuline. Alors, si ça marche, où est le problème ?

Le problème, c'est que ça ne marche pas. Ou du moins, pas comme ça le devrait. Comme Barry Commoner l'explique dans son article, le caractère incomplet du Dogme Central devint d'une clarté décourageante  lorsque le décodage du génome humain fut enfin publié en 2001. Il révéla que la totalité du génome humain consistait en 30 000 gènes, moins d'un tiers du nombre calculé au départ pour prendre en compte le nombre des différentes protéines et traits hérités que les êtres humains possèdent. Nous avons donc plus de protéines que de gènes. Si c'est le cas, qu'est ce qui commande la construction des protéines qui n'ont pas de gènes correspondants ? La seule conclusion logique est que chaque gène est responsable de tout un ensemble de protéines et de traits différents et / ou que d'autres mécanismes de régulation existent dans la production de protéines. Les recherches récentes ont montré que ces deux conclusions sont justes. On sait maintenant que les protéines elles-mêmes contribuent à définir quelles autres protéines vont intervenir pour influencer leur structure en trois dimensions. Il a aussi été établi qu'il y a de nombreux autres types d'interactions génétiques dans la cellule, y compris ceux où les protéines renvoient l'information à l'ADN. On a aussi découvert récemment que les parties de l'ADN qui semblaient ne coder pour aucune production de protéine (et par conséquent appelées avec arrogance « ADN poubelle » par les décodeurs du génome humain), produisent des molécules qui interfèrent avec la production de protéines et sont par conséquent une partie essentielle du système de régulation cellulaire.

La mort du Dogme ?

Le Dogme Central fut utile pour expliquer les fonctions de base de l'ADN il y a cinquante ans, mais est totalement obsolète à la lumière des recherches récentes dans les domaines de la biologie moléculaire, de la physiologie cellulaire et autres disciplines scientifiques. Cette conclusion aurait du porter un coup dévastateur et mortel au Dogme Central lors de son cinquantième anniversaire. Nous aurions du assister à un débat stimulant au sein des chercheurs sur la manière de dépasser ce problème - comment aller plus loin dans notre compréhension des complexités du fonctionnement de la cellule et des lois de l'hérédité. Et nous aurions du assister à un enterrement définitif et collectif du Dogme Central, ce qui aurait du être fait depuis longtemps. Mais cela ne s'est pas produit. Pourquoi ? Parce qu'une industrie multimillionnaire s'accroche fermement à ce Dogme vieux de cinquante ans car c'est le principe de base qui génère ses revenus. Le génie génétique - le transfert de gènes d'un organisme à un autre - n'a de sens que si vous croyez à la suprématie exclusive de l'ADN, et en la prédominance du gène. Cela n'a de sens que si vous considérez que toutes les autres observations scientifiques compliquent le processus de l'hérédité de manière intéressante mais sans raison d'être. Et cela n'a de sens que si vous êtes prêts à considérer les centaines d' « anormalités » résultant du génie génétique comme la conséquence de la marge d'erreur habituelle en recherche, plutôt que comme une indication montrant que quelque chose peut être fondamentalement faux dans la théorie.

Prédominance des intérêts privés

Si l'objectif principal de la recherche n'est pas de développer les connaissances scientifiques mais de faire de l'argent, les complexités du fonctionnement des gènes sont alors des epihénomènes malvenues. Les compagnies impliquées dans le génie génétique ont besoin d'être à même de garantir à leurs clients et aux autorités que les cultures et les animaux transgéniques qu'ils vendent se comporteront exactement comme prévu et pourront tolérer les herbicides, détruire les insectes ou produire des molécules spécifiques. Elles ont besoin d'avoir un fondement théorique qui explique précisément - et de manière prévisible - comment le nouveau gène se comportera dans le nouvel hôte. Elles ont besoin du Dogme Central. C'est sans doute la raison principale pour laquelle les preuves de plus en plus nombreuses remettant en question la logique simpliste du « un gène, un trait » sont toujours ignorées par la majorité des institutions scientifiques. A l'époque où Watson et Crick ont publié leurs découvertes, la grande majorité des sélectionneurs de plantes travaillaient dans le secteur public. C'est une situation qui a considérablement changé au cours des dernières décennies. Au milieu des années 90 aux Etats-Unis, il y avait deux fois plus de sélectionneurs actifs dans le secteur commercial que dans les universités et dans les agences du gouvernement réunies.

Ce déséquilibre est en train de s'accentuer rapidement au profit du secteur privé : durant cette même période, le secteur public de la sélection végétale a perdu 2,5 chercheurs par an [1] - un processus qui n'a fait que s'accélérer depuis. Entre-temps, les firmes se trouvant derrière le génie génétique sont passées à la vitesse supérieure. Depuis le milieu des années 90 la formidable concentration qui a eu lieu dans le privé signifie que maintenant une simple poignée d'énormes entreprises privées - Monsanto, Syngenta, Bayer et Dupont - contrôlent l'ensemble de toute la recherche-développement commerciale sur les plantes. Ce transfert a eu un impact important sur la recherche agricole de manière plus large, les scientifiques de la recherche privée et publique regardant vers les raccourcis séduisants offerts par le génie génétique, au détriment de la sélection végétale conventionnelle.

La plupart des personnes du secteur privé sont prompts à signaler que le génie génétique a besoin de la sélection végétale pour fournir les semences aux agriculteurs, et que ce n'est qu'un outil dans la boîte à outils du sélectionneur de plantes. Mais il y a un fossé qui s'élargit toujours plus entre le monde du génie génétique et celui de la sélection végétale, et les sélectionneurs de plantes sont en train de devenir une espèce en voie de disparition. Les financements accordés à la sélection végétale conventionnelle se tarissent rapidement, en particulier dans les pays industrialisés. « La sélection végétale est laissée de côté parce qu'elle plus aussi sexy  » déclare Greg Traxler, un économiste agricole des Etats-Unis. [2] C'est la combinaison d'un processus de privatisation impitoyable et d'un pari imprudent sur un Dogme Central dépassé qui détourne maintenant la masse des investissements financiers et intellectuels vers l'amélioration des plantes par le génie génétique.

L'adoption de régimes de droits de propriété intellectuelle toujours plus stricts - en particulier dans les pays industrialisés - a été le facteur crucial qui a permis ce processus. A la fois cause et conséquence du processus de privatisation, l'introduction des régimes de protection des variétés végétales dans les années 70 et l'attribution des brevets sur le vivant dans les années 90 ont transformé les gènes en marchandises en permettant aux entreprises de les posséder et d'en avoir le monopole. De nombreux sélectionneurs de plantes ont tout d'abord applaudi cela comme une reconnaissance due à leur travail difficile, mais leur humeur est en train de changer au fur et à mesure que les conséquences apparaissent : « La protection des variétés végétales a sonné le glas des programmes publics de sélection » reconnaît aujourd'hui Michael Gale du Centre John Innes, l'Institut de Recherche leader en Grande-Bretagne en matière de recherche scientifique sur les plantes. [3]

La situation en arrive au point où même des institutions très respectées et autrement conservatives comme La Royal Society - L'Académie Nationale des Sciences du Royaume Uni - tirent la sonnette d'alarme. En présentant leur rapport sur l'impact des Droits de propriétés intellectuelle sur le développement scientifique, ils dénoncent « la mentalité de ruée vers l'or » qui prédomine désormais dans la recherche génétique. [4] Le nouveau slogan des généticiens moléculaires semble être « Celui qui y arrive le premier possède le gène ». Dans ce climat de privatisation rampante, de contrôle par le monopole et du bornage des revendications sur le génome, les scientifiques semblent avoir perdu l'intérêt ou la capacité d'intégrer les derniers développements scientifiques dans leur réflexion. Ils ne semblent pas non plus voir que la pression pour une agriculture transgénique est basée sur la théorie dépassée des lois de l'hérédité.

Résoudre le problème de la faim

Avec la mise à mal du fondement scientifique de leur travail, et le peu de résultats concrets à mettre en avant, les géants de l'industrie du gène ont un besoin urgent d'une base idéologique pour défendre leurs investissements dans le génie génétique. Ils l'ont trouvé dans les 800 millions de personnes qui souffrent de la faim tous les jours. Venant de nulle part - le rôle du secteur privé dans la recherche agricole des pays en développement a toujours été proche de zéro [5] - une bataille s'engage maintenant pour conquérir les marchés et les champs des agriculteurs du Tiers Monde afin d'y introduire l'agriculture transgénique. L'argument mis en avant est que désormais nous avons enfin un formidable nouvel instrument - le génie génétique - pour aider à combattre la faim.

Pas une semaine ne se passe sans qu'une conférence tape-à-l'Âœil ait lieu dans une capitale du Sud réunissant les scientifiques et les décideurs politiques nationaux pour discuter des moyens de faire profiter les pauvres de cette nouvelle révolution. Invariablement, un petit contingent de scientifiques de Monsanto, Syngenta ou autre centre de recherches des Etats-Unis ou d'Europe présente les choses de manière idyllique pour le monde entier. On fait appel aux scientifiques nationaux pour leur raconter comment le génie génétique pourrait être appliqué au niveau national. En complément de tout ça, on assiste à une profusion déconcertante de nouveaux acronymes (ABSP, ABSF, BIO, ISAAAÂ… et ainsi de suite) représentant des institutions financées par les intérêts industriels et spécialement mises en place pour imposer le génie génétique dans le Sud. Résoudre le problème de la faim n'a jamais été l'affaire des multinationales se trouvant maintenant derrière le génie génétique, et ne le sera jamais. Un simple rappel des lieux où et les manières avec lesquelles les cultures transgéniques sont utilisées - et qui est derrière - montre ce qui est réellement en jeu (voir encadré). Ce qui en ressort c'est l'image d'une poignée d'entreprises extrêmement puissantes développant quelques cultures dans quelques pays - généralement pour l'alimentation animale et les marchés extérieurs. C'est loin d'être l'image de quelque chose qui s'attaque à la complexité du problème de la faim dans le monde.

Une tendance conjointe et inquiétante est que les institutions publiques de recherche agricole au niveau mondial sont de plus en plus attirées dans ces développements. Entravées par les problèmes financiers à cause des coupes budgétaires et des programmes d'ajustement structurel, elles rejoignent de plus en plus le train du génie génétique. Les Centres nationaux de recherche agricole - les initiateurs et les agitateurs de la Révolution Verte - cherchent maintenant une place à l'abri dans l'effervescence génétique.

Leur mandat affiché est de s'occuper de la faim dans le monde. Mais après des décennies d'échec à relier leur travail aux intérêts et aux besoins des petits agriculteurs qui produisent l'essentiel de la nourriture dans le Sud, et après plusieurs années de budgets réduits par leurs financeurs, la seule place qui leur reste est de faire des arrangements avec les entreprises pour avoir une part du gâteau biotech. En faisant cela, elles risquent non seulement de devenir toujours moins efficaces pour les agriculteurs du Sud mais aussi de faire partie du problème plutôt que d'en être la solution.

 

L'état des cultures génétiquement modifiées en 2002:

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Plus de 90% des cultures commerciales génétiquement modifiées sont composées par seulement 4 plantes cultivées : le colza, le soja, le coton et le maïs - dont la plus grande partie est cultivée pour l'exportation et non pour l'alimentation.

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Plus de 90% des cultures commerciales génétiquement modifiées dans le monde sont cultivées dans seulement 4 pays : les Etats-Unis, le Canada, la Chine et l'Argentine - servant largement (sauf peut-être pour la Chine) à l'exportation et au marché de l'alimentation pour le bétail.

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Pratiquement toutes les cultures commerciales génétiquement modifiées proviennent d'une seule compagnie - Monsanto - qui avec quelques autres géants de l'industrie génétique (Dupont, Syngenta, Bayer et Dow) dirige la majeure partie de la recherche sur les cultures transgéniques dans le monde.

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Pratiquement toutes ces cultures sont modifiées pour seulement deux traits: la résistance aux herbicides et l'incorporation du gène toxique Bt - censé éliminer les insectes.

La même chose est en train de se produire avec l'organisme des Nations Unies responsable de l'alimentation et de l'agriculture dans le monde : la FAO. Habituellement un endroit où les gouvernements des pays en développement disposaient d'une plate-forme politique pour débattre des questions qui les concernaient, cette organisation est en train de succomber rapidement aux pressions de la part des gouvernements des pays industrialisés ainsi que des entreprises (voir encadré). La FAO semble plus s'intéresser à l'organisation de conférences prestigieuses sur les biotechnologies co-animées par les principales entreprises chimiques, plutôt que de rechercher des alternatives durables. La FAO devient de plus en plus l'organe central de l'entrée du génie génétique et des corporations qui sont derrière dans les pays en développement. Une tendance similaire peut être observée au niveau national dans de nombreux pays du Sud, où les institutions de recherche agricole - dénués de financements et de reconnaissance - sont de plus en plus en train d'entrer dans des accords de partenariat avec des entreprises et des partenaires étrangers pour leurs recherches. Qui peut les blâmer de se laisser entraîner dans le monde clinquant du génie génétique où les financements sont abondants et la reconnaissance internationale assurée ?

Outre que cela élude les véritables causes de la faim dans le monde - et détourne l'attention des politiques et des financiers de celles-ci - ces initiatives mettant en avant le génie génétique font quelque chose de beaucoup plus inquiétant : elles introduisent une technique potentiellement dangereuse basée sur une théorie génétique dépassée au cÂœur des centres mondiaux de la biodiversité végétale.

« Aucune organisation n'est capable, toute seule, de relever le défi de nourrir les 840 millions de personnes souffrant de la faim sur la planète. Les secteurs public et privé doivent unir leurs forces à celles des organisations nationales et internationales. Nous devons avoir la volonté de partager les responsabilités, les risques et les moyens pour atteindre des objectifs communs. C'est désormais un impératif moral et une obligation économique de construire une coalition unie, où les organisations internationales, les gouvernements et le secteur privé travaillent côte à côte pour combler le fossé entre les riches et les pauvres. »

Jacques Diouf, Directeur Général de la FAO. Communiqué de presse de la FAO, juin 2003

 

Elargir le débat  

Nous ne pouvons pas ne pas conclure que le mariage entre un concept génétique simpliste et dépassé et un puissant conglomérat d'intérêts économiques motivé par l'argent est entrain de nous propulser rapidement dans une direction opposée aux efforts visant à développer des solutions avec les communautés agricoles et les décideurs politiques pour faire face au problème alimentaire.

Nous devons recentrer le débat. Nous devons aller au-delà de notre obsession du gène. Un nombre croissant de scientifiques affirme qu'il est temps de s'écarter de l'approche du modèle de Mendel de sélection végétale, qui est centré sur des variétés uniformes transmettant des gènes spécifiques aux générations suivantes et éliminant les autres. A la place, le point de départ devrait être le champ de l'agriculteur, où les traits désirés sont intégrés à toutes les plantes d'une culture, dans toute leur diversité génétique. La population entière est criblée pour isoler une petite majorité de plantes possédant les meilleurs traits à utiliser dans le prochain cycle de sélection. Cette approche par « sélection de population » - qui est en réalité quelque chose que les agriculteurs pratiquent depuis des millénaires - est souvent considérée comme un cauchemar par les sélectionneurs industriels de plantes qui ont l'habitude de travailler avec des lignées pures et uniformes. Mais c'est une approche qui offre une amélioration génétique durable - plus durable que l'approche par un gène unique, qu'il soit génétiquement modifié ou non. Et c'est une approche qui ne coûte rien. Les agriculteurs n'ont pas besoin d'une entreprise qui fasse les sélections pour eux, ils peuvent les faire eux-mêmes dans leur propre ferme. L'un des pionniers dans ce domaine fut Melaku Worede, qui dans les années 80 a dirigé le Centre national des ressources génétiques en Ethiopie avec une approche qui consistait à rendre le matériel contenu dans les banques de gènes aux agriculteurs afin qu'ils l'expérimentent. Il a obtenu des résultats spectaculaires. Plus récemment, les scientifiques ont approfondie l'argumentation contre l'approche de la sélection d'un gène unique, à cause de son rôle dans l'augmentation considérable du recours aux pesticides dans le monde. Les agriculteurs du Mexique sont parvenus à tripler les récoltes de haricots en utilisant des méthodologies de sélection d'une population de base en seulement deux cycles de sélection, et ont réussi à éliminer le recours aux pesticides dans ce procédé. L'élément clé de cette stratégie était de maintenir la biodiversité dans les champs des agriculteurs et de travailler avec cette biodiversité sur place.

Mais la question que nous devons vraiment nous poser va au-delà du problème concernant quel type de sélection nous devons appliquer. Cela concerne la prise en compte de toute une série de problèmes auxquels les agriculteurs-paysans doivent faire face - dans toute leur complexité - dans leurs systèmes de production d'aliments. Dans la plupart des cas, les questions qu'ils doivent affronter n'ont rien à voir avec l'agronomie, mais concernent l'accès à la terre, aux marchés et au crédit, ou les problèmes de travail ou de genre. Mais lorsque les questions agronomiques entrent en jeu, ce n'est pas le plus souvent le potentiel génétique des plantes et des animaux qui est le facteur le plus limitant. Les agriculteurs parlent plutôt de fertilité du sol, d'agroécologie, de gestion intégrée des plantes cultivées, d'approvisionnement et de réserve en eau.

La myopie génétique

La focalisation sur la génétique a rendu beaucoup de scientifiques et de décideurs politiques aveugles aux autres approches et technologies concernant le travail sur les problèmes de productivité dans les fermes. Cette « fixation génétique » a dominé la réflexion sur le développement agricole depuis la Révolution verte - et est actuellement renforcée par le battage autour du génie génétique. L'idée de « piège génétique » rend sans doute mieux compte de ce type de réflexion. Il nous a conduit à une situation où les généticiens moléculaires sont devenus les Rois de la Science - et la biotechnologie la Mère de toutes les technologies - au détriment d'autres disciplines scientifiques et approches technologiques plus utiles. Allez visiter quelques-uns des instituts nationaux de recherche agricoles dans le monde, à Kampala, Los Baños, Lima ou Wageningen. Parlez avec les personnes qui travaillent sur la fertilité du sol, les techniques de rotation, l'écologie végétale, la polyculture, la gestion intégrée des pâtures, ou les systèmes agricoles. Vraisemblablement, vous les entendrez se plaindre amèrement de ne pas pouvoir avancer, de manquer de personnel, de budget pour le travail sur le terrain, ou de l'absence d'équipement pour la recherche. Si vous les pousser un peu, vous entendrez aussi dire qu'ils ont l'impression de ne pas avoir de statut, et que leur travail est méprisé.

Traversez ensuite le campus et allez visiter le département de biologie moléculaire ou l'unité de biotechnologie récemment ouverte. Vous serez accueilli par les laboratoires entièrement équipés en matériel et en personnel, des chercheurs affairés rédigeant des articles pour des revues scientifiques prestigieuses ou parcourant le monde dans des conférences internationales. Vous y verrez sans doute affichés de vastes logos et les publicités de certaines des grosses entreprises de biotech, en reconnaissance pour un projet en participation ou un contrat de financement. Cette atmosphère sera pétillante d'énergie et  nagera dans l'aisance des crédits. Mais ce sont les agroécologistes, les scientifiques travaillant sur la fertilité des sols et les chercheurs travaillant sur la gestion intégrée des nuisibles qui sont à même d'apporter une contribution plus pertinente aux agriculteurs dans leurs pays. En particulier s'ils travaillent avec les agriculteurs en faisant appel à des méthodologies participatives (voir pÂ….). Loin du battage fait autour du gène, c'est là que la plupart des résultats les plus spectaculaires sont atteints (voir encadré). Et c'est là que, scientifiquement et intellectuellement, les découvertes les plus intéressantes sont faites.

Nous avons à faire à deux façons totalement différentes de faire de l'agriculture, de produire la nourriture que nous mangeons - l'une conduite par les entreprises et l'autre par les agriculteurs. Il y a aussi deux manières totalement opposées d'aider cette agriculture par la recherche. Le fossé qui existe entre elles s'agrandit, au point qu'il n'y a pratiquement plus de points d'échange. Nous avons des choix importants à faire avant que les fondements de l'agriculture ne s'écroulent de manière irréparable.

Accroître la productivitéÂ…

de manière durable

Il y quelques années, Jules Pretty et ses collègues de l'Université d'Essex au Royaume Uni ont lancé un ambitieux projet pour vérifier les progrès de l'agriculture durable dans le monde. Ils ont rassemblé dans une base de données des informations sur 208 cas dans 52 pays, concernant 9 millions d'agriculteurs et 29 millions d'hectares - tous impliqués dans des projets et des expériences en agriculture durable. Ces informations montrent que, sans le génie génétique ou la sélection végétale institutionnelle, des améliorations considérables peuvent être réalisées en matière de productivité et de durabilité. Ces exemples concernent :

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223 000 agriculteurs au sud du Brésil utilisant de l'engrais vert et pratiquant l'élevage et la culture des légumineuses de manière intégrée, qui ont doublé leurs récoltes de maïs et de blé allant jusqu'à 4 à 5 tonnes par hectare.

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45 000 agriculteurs au Guatémala et au Honduras qui ont utilisé des technologies régénératives et ont triplé leurs récoltes de maïs allant jusqu'à 2 à 2,5 tonnes par hectare et diversifié leurs cultures dans leurs fermes situées en altitude, ce qui a conduit à une croissance économique et encouragé un retour de la migration en provenance des villes ;

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Plus de 300 000 agriculteurs du sud et de l'est de l'Inde cultivant dans des conditions arides utilisant maintenant toute une série de technologies de gestion de l'eau et du sol qui ont triplé leurs récoltes de sorgho et de millet jusqu'à 2 à 2,5 tonnes par hectare.

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200,000 agriculteurs au Kenya, dans le cadre de divers programmes gouvernementaux et non-gouvernementaux de conservation des sols et de l'eau et d'agriculture durable, qui ont plus que doublé leurs récoltes de maïs allant jusqu'à 2,5, 3,3 tonnes par hectare et amélioré substantiellement la production des légumes pendant les saisons sèches.

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100 000 petits cultivateurs de café au Mexique qui ont adopté des méthodes de production entièrement biologiques et accru leurs récoltes de moitié.

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Un million de cultivateurs de riz en zone humide au Bangladesh, en Chine, en Inde en Indonésie, en Malaisie, au Philippines, au Sri Lanka, en Thaïlande et au Vietnam sont passés à l'agriculture durable, en apprenant dans des écoles en champ paysan des alternatives aux pesticides tout en augmentant leur rendement d'environ 10%.

Source: Jules Pretty, ‘Feeding the world' (‘Nourrir le monde') – In: ‘SPLICE', August/September 1998, Volume 4, Issue 6. Pour le document complet, voir: www2.essex.ac.uk/ces/ResearchProgrammes/ CESOccasionalPapers/SAFErepSUBHEADS.htm

 

1 Steven Price, Nature Biotechnology, No. 10, p 938, October 1999.

2 Jonathan Knight, “Crop improvement: a dying breed,” (“L'amélioration des plantes: une race qui se meure ”) Nature 412, pp 568-570, 6 February, 2003.

3 Ibid.

4 The Royal Society, Keeping Science Open: the effects of intellectual property policy on the conduct of science. (Pour garder une science ouverte: les effets de la politique de propriété intellectuelle sur le comportement de la science) London, April 2003. www.royalsoc.ac.uk /

5 Selon une étude de l'IFPRI, la recherche-dévveloppement privée dans les pays en développement se monte en moyenne à moins de 6% du total de la recherche-développement en agriculture. Voir: PG Pardey et NM Beintema, Slow Magic – Agricultural R&D a Century After Mendel? (Magie lente: la recherche-développement agricole un siècle après Mendel?) (IFPRI, Washington 2001.)

6 Melaku Worede, “ Ethiopia : a genebank working with farmers.” (“Ethiopie: une banque de gènes travaillant avec les agriculteurs”) In: David Cooper et al Growing Diversity, IT publications, London, 1992

7 Raoul Robinson, Return to Resistance: Breeding Crops to Reduce Pesticide Dependence, (Retours à la résistance: la sélection des plantes pour diminuer la dépendance aux pesticides) IDRC, Canada, 1995. For the Mexico case, see: www.idrc.ca/books/reports/1996/18-01e.html

Author: GRAIN
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  • [2] http://www.royalsoc.ac.uk/
  • [3] http://www.idrc.ca/books/reports/1996/18-01e.html