Quels ont été les débats en Corée sur l’accord entre Daewoo et Madagascar ? Qu’en pensent les gens et quelles sont leurs principales réactions ?
La plupart des Coréens ne sont pas informés de l’accord entre Daewoo et Madagascar parce que les médias coréens ne s’y sont pas tellement intéressés. Je n’étais moi-même pas au courant de ce qui s’était passé avant d’être interrogée par GRAIN à ce propos. Depuis, je me suis rendu compte de ce qu’il se passait dans le pays.
Pour ce qui est de la réaction du public coréen, la plupart des gens sont dans une attitude d’acceptation vis-à-vis de la politique de l’administration Lee Myung-Bak, qui vise à assurer l’approvisionnement alimentaire du pays par des cultures à l’étranger. Ils savent déjà qu’il y a des problèmes de sécurité alimentaire dans d’autres pays parce qu’ils ont vu les informations sur les émeutes urbaines en Afrique ou ailleurs. L’idée est d’avoir accès à une alimentation bon marché dans d’autres pays, particulièrement pour des produits servant à l’alimentation du bétail. Presque tout le monde l’accepte. Ceci s’explique par la désinformation des médias sur cette question.
Le gouvernement coréen a une politique de soutien actif aux grandes entreprises coréennes comme LG, Hanwa et d’autres qui vont produire à l’étranger les produits agricoles nécessaires aux besoins nationaux. Comment les agriculteurs coréens analysent-ils ce type de stratégie de « sécurité alimentaire » ?
Le taux d'autosuffisance alimentaire en Corée, riz compris, est d’environ 25 %. Si l’on ne tient pas compte du riz, nous importons 95 % de notre alimentation. Il est donc vrai que notre niveau d’autosuffisance alimentaire est très faible, et les agriculteurs et les organisations d’agriculteurs font valoir que nous devons augmenter cette autosuffisance.
Le gouvernement se sert de ce faible taux d’autosuffisance pour justifier sa politique de production agricole à l’étranger. Et au lieu de mettre en exploitation les terres de bonne qualité agricole en Corée, il est en train d’offrir les terres disponibles pour le développement industriel : pour les immeubles et pour les complexes industriels. Il est aussi en train de récupérer les terres côtières pour des usages industriels. L’argument du gouvernement est donc contradictoire. Notre autosuffisance alimentaire est faible mais au lieu de mettre en exploitation des terres pour l’agriculture, il les consacre à un usage industriel.
Pour dépasser cette contradiction, le gouvernement devrait réfléchir à la façon d’assurer l’autosuffisance de la Corée plutôt qu’à l’agriculture à l’étranger, et il doit travailler aux côtés des agriculteurs. Mais ce n’est pas ce qu’a fait le gouvernement. Même cette année, en 2008, notre taux d’autosuffisance alimentaire a baissé. Mais en faisant le tour des fermes on pouvait voir que les agriculteurs avaient stoppé les récoltes et laissé les cultures pourrir dans les champs parce qu’ils n’avaient pas réussi à joindre les deux bouts ni à trouver un marché pour vendre leurs produits. C’est pourquoi les organisations agricoles estiment que l’agriculture à l’étranger n’est pas la réponse à l’insécurité alimentaire. La réponse, c’est l’augmentation du taux d'autosuffisance alimentaire au niveau national. C’est un problème important à l’heure actuelle.
Comment cette lutte à propos de « l’autosuffisance alimentaire » et de « la sécurité alimentaire » s’articule-t-elle avec la lutte plus globale en faveur de la « souveraineté alimentaire » dans laquelle des groupes comme la KWPA et la Ligue paysanne coréenne sont engagés ?
Avant que Via Campesina n’ait commencé à militer en faveur de la souveraineté alimentaire, les organisations agricoles se polarisaient sur la sécurité alimentaire nationale. Nous pensions que nous devions nous préparer au moment où l’alimentation serait utilisée comme une arme. C’est la position que nous avons défendue pendant la lutte contre l’Uruguay Round du GATT. Et c’est à cela que nous avons assisté cette année lorsque nous avons été confrontés à la crise alimentaire : des pays ont suspendu leurs exportations alimentaires. Même si nous avions de l’argent, nous ne pouvions acheter des produits alimentaires et ce type de situation pouvait empirer. C’est pourquoi les institutions internationales ont essayé de mettre un terme aux restrictions sur les exportations.
En fait, il est vraiment important que les gens puissent avoir accès à une alimentation saine. C’est cela la véritable sécurité alimentaire, c’est le droit des gens à l’alimentation. Nous dépendons de l’étranger non seulement pour la nourriture mais aussi pour les équipements agricoles, l’approvisionnement pétrolier et les semences. Comment réduire cette dépendance vis-à-vis de l’étranger et maintenir le droit à l’alimentation des populations ? Le gouvernement doit s’occuper de ce problème. Autrement, les agriculteurs ne peuvent pas produire des denrées alimentaires saines. Le gouvernement doit donc protéger le droit de production des agriculteurs. C’est cela la souveraineté alimentaire. Et la première étape est d’augmenter le taux d’autosuffisance.
Par exemple, la KWPA mène actuellement une campagne pour récupérer dans toute la Corée des semences indigènes qui ont été oubliées. Les variétés traditionnelles sont une bonne méthode pour développer le niveau d’autosuffisance et leur préservation est une manière d’arrêter l’alimentation OGM et de réduire la dépendance par rapport à l’étranger. La campagne sur les semences indigènes permet d’augmenter la biodiversité au niveau local, donne une base à l’autosuffisance et développe les droits des agricultrices.
Pensez-vous qu’à travers le contrat Daewoo et d’autres, la Corée va imposer un mauvais modèle de production agricole à d’autres pays ? Quel impact cela aura-t-il sur les agriculteurs dans ces pays, par exemple à Madagascar ?
Depuis les années 1960 et la révolution verte, en moins de 40 ans, les agriculteurs coréens ont été obligés soit d’adapter leurs exploitations soit de quitter la terre. Depuis lors, ils se sont engagés dans une agriculture capitalisée, ont produit pour des filières agro-industrielles et se sont endettés. Et même si la plupart des fermiers coréens exploitent leurs propres terres, celles-ci sont utilisées en garantie pour des prêts. Et certains cultivent les terres de propriétaires terriens absents. C’est la même chose que d’être un travailleur agricole. Et les agriculteurs ne peuvent vivre avec les seuls revenus de l’agriculture, ils se retrouvent obligés d’avoir deux ou trois autres activités parallèlement.
Voilà notre situation. C’est probablement ce qui se passera à Madagascar avec le contrat Daewoo. Mais alors qu’on nous a imposé des semences hybrides, à Madagascar les agriculteurs seront probablement confrontés aux OGM. Et ils auront des plantations en monoculture. L’accord entre Daewoo et Madagascar ne développera en aucune manière le nombre d’emplois. Daewoo a déjà dit qu’il embaucherait des gens d’autres pays pour travailler la terre et pouvoir appliquer ainsi des salaires moins élevés. Ce contrat ne va donc pas créer des emplois à Madagascar.
Ce n’est pas nous, les agriculteurs, qui avons créé cette situation, mais c’est un peu comme si nous nous débarrassions de nos problèmes sur les autres. Nous nous sentons donc coupables par rapport aux agriculteurs de Madagascar car nous pouvons nous attendre à des conséquences négatives pour eux. Je voudrais qu’ils s’arrêtent, de façon à ce que les gens ne soient plus confrontés à cette situation et n’aient plus à subir les multinationales. Nous ne pouvons vivre avec une telle violation de nos droits. Nous devrions refuser et résister. Mais en Corée, les agriculteurs sont habitués à s’en prendre au gouvernement. Par exemple, lorsque nous avons combattu l’accord de libre-échange Corée-Chili, nous nous sommes attaqués aux deux gouvernements, pas aux intérêts capitalistes privés. Nous ne sommes pas aussi habitués que les travailleurs de l’industrie à nous attaquer aux grandes entreprises. Le mouvement paysan doit donc maintenant changer et s’attaquer au capital transnational.
Le contrat entre Daewoo et Madagascar n’est que l’un des nombreux accords dans lesquels des entreprises et le gouvernement coréens sont impliqués. Et de nombreux autres pays et investisseurs font la même chose. Comme il s’agit d’un problème plus vaste, que faudrait-il faire selon vous ? Que diriez-vous aux responsables de Daewoo si vous aviez la possibilité de leur parler ?
C’est vraiment une question difficile. La réponse dépend de notre degré de préparation. En fait, l’investissement de Daewoo intervient dans le contexte de la politique de Lee Myung-Bak. Cette politique d’agriculture à l’étranger avait été envisagée par le passé et abandonnée, mais Lee Myung-Bak a réactivé cette stratégie de soutien aux investissements agricoles dans les autres pays. C’est maintenant une politique nationale. Aussi, en ce moment, ce n’est pas Daewoo mais de nombreuses autres multinationales coréennes qui cherchent partout à s’approprier des terres pour produire des denrées alimentaires dans des pays étrangers. Je demanderais au gouvernement Lee Myung-Bak et aux multinationales si la production de denrées alimentaires à l’étranger est vraiment un bon moyen d’assurer le droit à l’alimentation des populations coréennes ! Comme nous l’avons vu cette année, avec les rassemblements à la bougie pour protester contre la viande de bœuf américaine et le scandale de la mélamine, les importations alimentaires ne permettent pas toujours une sécurité sanitaire. Nous nous opposons donc à une production à l’étranger et nous devons mettre en place nos propres systèmes de production dans les zones rurales, pour une agriculture durable. Par ailleurs, nous demandons aux entreprises de ne pas transporter les denrées alimentaires dans le monde entier. Dans les années 1970, le gouvernement a cherché à trouver des terres susceptibles d’assurer une production alimentaire à l’étranger. Mais elles étaient très éloignées et cela posait un problème de transport. C’est pourquoi cette politique a été abandonnée autrefois. Mais maintenant, le gouvernement Lee Myung Bak essaie de la réactiver. S’ils développent maintenant la production à l’étranger, ce n’est pas pour assurer la sécurité alimentaire mais pour leur intérêt particulier. Ils se servent de la sécurité alimentaire comme d’un prétexte, mais ce n’est pas la vraie raison.
Ce que nous pouvons faire maintenant, c’est faire savoir aux gens et au gouvernement que ce type d’agriculture à l’étranger ne se fait pas dans l’intérêt des gens mais dans celui des multinationales. Nous devons aider les gens à voir la réalité de la situation.
Cette explosion du nombre d’acquisitions de terres à l’étranger va-t-elle amener la KWPA et les autres organisations d’agriculteurs à intervenir davantage sur cette question ?
Il est vraiment déplorable que des sociétés coréennes comme Daewoo occupent les terres des populations étrangères à la manière de néocolonialistes. Avec de telles pratiques, Daewoo va inévitablement hériter de la même réputation que Monsanto ou Cargill .
La première chose que nous pouvons faire immédiatement c’est élaborer une position interne commune à la KWPA et à la Ligue paysanne coréenne sur la politique d’agriculture à l’étranger du gouvernement Lee Myung-Bak. Nous devons également faire une déclaration à ce sujet.
Deuxièmement, puisque Daewoo et d’autres entreprises coréennes développent ce type d’investissements en Afrique, en Asie du Sud-Est et en Asie centrale, nous devons préparer une déclaration commune avec des agriculteurs d’Asie et d’Afrique qui subissent les conséquences de ces accords.