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Entretien avec Raúl Zibechi

by GRAIN | 14 Dec 2010

Raúl Zibechi est un journaliste uruguayen, également écrivain et activiste qui a beaucoup voyagé en Amérique latine, notamment dans les pays andins. Il s’intéresse tout particulièrement aux mouvements sociaux : Il a beaucoup écrit sur le sujet et plus spécialement sur les mouvements en Argentine, au Paraguay, en Bolivie, au Chili et en Colombie.

Comment voyez-vous l’émergence des gouvernements soi-disant“ progressistes” en Amérique latine ?

Je pense qu’un changement important s’est opéré en Amérique latine dans les derniers cinq à dix ans. Le modèle néolibéral a eu une énorme influence sur l’Amérique latine dans les années 1990, mais à la fin de cette décennie et au début du siècle, les mouvements sociaux ont organisé contre ce modèle une mobilisation à grande échelle qui a plus ou moins réussi, selon les pays. Dans l’ensemble, les mouvements sont parvenus à délégitimer le modèle sur presque tout le continent, ce qui a facilité l’émergence de gouvernements dits  “progressistes” ou “de gauche”. A l’époque,  le niveau de l’engagement de ces gouvernements pour un véritable changement n’était pas le même dans tous les pays. Dans les cas les plus avancés – c’est à dire indubitablement la Bolivie, puis le Venezuela, l’Équateur et, dans une certaine mesure, l’Argentine – la force des mobilisations populaires a détrôné les plus ardents défenseurs du néolibéralisme. Quelquefois, en Bolivie par exemple, les mouvements ont  réussi à provoquer un changement radical en l’imposant de la base, ce qui est important. C’est ce qui a permis à Evo Morales et aux secteurs populaires organisés des communautés indigènes –les Aymara, les Quechua et les populations des terres basses (Guaranis, Chiquitanos et autres) de devenir le gouvernement.

Partout dans le monde, la gauche s’intéresse aux mouvements sociaux d’Amérique latine. Les gouvernements qui ont pris le pouvoir avec le soutien de ces mouvements, en Bolivie par exemple, suscitent un fort optimisme. Est-ce que les gens de l’extérieur n’ont pas une vision romantique de ces mouvements ?Ou bien ces mouvements sont-ils, effectivement, importants pour l’avenir de la gauche mondiale ?

Je ne crois pas que cette vision de l’extérieur soit romantique, même s’il peut y avoir un peu d’exagération ou d’optimisme injustifié. Mais on a raison de considérer ces mouvements comme importants, parce qu’ils ont la capacité à la fois de délégitimer les élites et de construire d’“autres mondes” plus petits, de mettre en place des expériences qui diffèrent des modèles hégémoniques et qui peuvent être des sources d’inspiration essentielles, quand le temps viendra de bâtir une nouvelle société. Cependant, il ne faut pas dire que tous les gouvernements progressistes proviennent de ces mouvements. C’est le cas, certes, en Bolivie, en Équateur et au Venezuela, mais dans certains autres pays, les gouvernements progressistes sont justement le résultat d’une réalité inverse : le désir d’écraser ces mouvements.

Diriez-vous que les mouvements sociaux d’Amérique latine sont différents de ceux des autres régions du monde ?

Ils sont très différents : Ce sont des mouvements liés au territoire qui sont fermement ancrés dans leur propre espace, un espace où les gens vivent, travaillent, reçoivent une éducation, des soins à la santé, etc. Dans cet espace, ils développent des relations sociales d’un autre ordre, différentes des relations de type capitaliste. En Amérique latine, des millions d’hectares sont aux mains de mouvements qui gèrent leur économie et leur société de façon différente. Les Zapatistas sont le plus connu de ces mouvements, mais il en existe beaucoup d’autres.

Il y a plus de dix ans, l’historien marxiste Eric Hobsbawm parlait de la“ mort du paysannat”à l’échelle mondiale. Avait-il raison ?Ou bien est-ce que la situation actuelle en Amérique latine, avec ses mouvements indigènes et paysans, comme le MST au Brésil, ne constitue pas un preuve indéniable de la vitalité de ce paysannat ?Ne peut-on  imaginer aussi qu’avec le besoin pressant de s’éloigner de l’économie du carbone, l’option paysanne de l’agriculture écologique constitue une solution à la crise ?

Hobsbawm avait largement raison de dire que partout dans le monde le paysannat est en train de mourir. En effet, les mouvements sociaux d’Amérique latine ne sont pas, pour la plupart, des mouvements paysans, mais des mouvements de communautés indigènes ou de personnes qui vivent aux abords des grandes villes ; c’est le cas même avec le MST. On voir apparaître une nouvelle réalité, les “rurbains”,  qui occupent une position en quelque sorte intermédiaire entre la campagne et les grandes villes ; et on observe beaucoup de passage d’un monde à l’autre. On le voit très clairement à El Alto [la cité qui s’est développée sur l’altiplano au-dessus de la capitale, La Paz] en Bolivie. C’est un processus que nul n’avait prévu et qui nous entraîne en terrain inconnu. Les paysans vivant exclusivement de ce qu’ils produisent sont désormais de plus en plus rares.

Comment envisagez-vous l’avenir ? Peut-on  attendre des gouvernements progressistes des progrès véritables ? Ou bien ce que nous voyons n’est-il simplement qu’une nouvelle configuration du capitalisme, avec un Brésil qui deviendrait une nouvelle puissance régionale, mais sans  changer véritablement la structure de l’ancien système capitaliste ?

Je pense que tous les espoirs sont permis dans un pays comme la Bolivie, où la possibilité de construire quelque chose de nouveau est réelle. Il se passe également des choses intéressantes au Venezuela ; le processus est un peu bloqué actuellement, mais il peut repartir et avancer. Les autres pays, y compris l’Équateur, poursuivent, à différents degrés, la voie du néolibéralisme. Malgré cela, dans presque tous les pays, des mouvements poussent les gouvernements à aller plus loin. Il s’est clairement fait un changement dans l’équilibre du pouvoir. Nous assistons une perte d’hégémonie des États-Unis à travers tout le continent, ou du moins à l’affaiblissement de l’hégémonie absolue que ces derniers y ont exercée durant tant de décennies. Le pays qui en tire le plus de bénéfices est le Brésil, la septième économie du monde, un pays clé du continent, qui, sous le gouvernement de Lula, a considérablement renforcé le pouvoir des multinationales brésiliennes. Celles-ci exportent des moyens de production dans tout le continent et ont mis en place une exploitation brutale, et de l’environnement , et des populations. De fait, le Brésil est en train de devenir un problème majeur. Son capitalisme, réussi de son propre point de vue, crée une démobilisation des mouvements sociaux, en les achetant avec ses ressources gigantesques ; songeons aux incroyables richesses promises par le gouvernement quand il parle des réserves de pétrole récemment découvertes. Le Brésil n’est évidemment pas le seul problème : Les États-Unis et les multinationales tentent de reprendre la main. Nous avons ici une situation complexe. Toutefois, je pense que la période que nous vivons est une période de changement. Les forces qui poussent au changement sont de plus en plus puissantes. Je ne fais pas référence ici aux partis politiques ni aux gouvernements, mais aux forces de changement qui viennent de la base. Je suis donc d’un optimisme prudent, non pas pour le Brésil, mais pour la plus grande partie du reste du continent.

Que pensez-vous des divers processus d’intégration en Amérique du Sud ? L’ALBA, l’Unasur ?

Pour moi, l’ALBA est quelque chose de très positif, et même de nécessaire. C’est une façon d’exploiter une lacune du système actuel jusqu’au bout de ses limites. L’Unasur est une organisation très différente, qui favorise une intégration de type capitaliste. C’est positif en ce sens qu’elle sert de limite à l’expansionnisme américain. Mais il y a un prix à payer : la puissance grandissante du Brésil.

Author: GRAIN