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Vingt ans de lutte pour les semences et la souveraineté alimentaire

by GRAIN | 13 Dec 2010

Un vingtième anniversaire, ça demande réflexion : réflexion sur nos origines, sur les chemins empruntés et les défis qui nous attendent. Sans prétendre faire une analyse exhaustive, nous essayerons ici de vous présenter quelques éléments de discussion. Pour ce faire, nous avons parlé à une bonne partie de ceux qui nous ont accompagnés au cours des deux dernières décennies et nous leur avons demandé quels chemins ils avaient suivi de leur côté et comment ils voient la lutte pour améliorer le système alimentaire et parvenir à un monde meilleur. Certaines de leurs réponses sont inclues dans l’article et dans les encadrés.

Quand nous avons lancé GRAIN en 1990, nous espérions avoir une  influence sur les forums internationaux qui préparaient alors des accords sur les semences et la biodiversité. Nous nous sommes souvent retrouvés à la FAO à Rome, où les gouvernements négociaient un accord sur les règles qui allaient encadrer la conservation et l’échange des semences ainsi que les bénéfices dérivés de la biodiversité des semences. C’était aussi l’époque où la Convention sur la biodiversité biologique (CBB) prenait forme ; elle fut finalement signée en 1992 au Sommet de Rio. Peu de temps avant, nous avions été très impliqués dans la campagne contre le brevetage des formes de vie, organisant entre autres une conférence majeure au Parlement européen pour dénoncer l’intention de la Commission européenne de créer une législation à cet effet. Dans le même temps, nous avons aussi participé à un dialogue “multi-acteurs” organisé par la Keystone Foundation, qui nous a permis de nous asseoir à la table des négociations avec d’autre ONG, des représentants des gouvernements, des semenciers et des industriels de la biotechnologie et des gens des instituts de recherche agricole, afin d’essayer de trouver un consensus sur la façon de sauvegarder et d’exploiter la biodiversité agricole dans le monde.

Quelles raisons nous poussaient alors à agir ? Nous étions préoccupés par la concentration croissante de l’industrie semencière mondiale qui était alors en train de se faire racheter par les grandes entreprises transnationales de l’agrochimie et de la pharmacie, ce qui allait encore accentuer l’expansion mondiale des monocultures et des semences uniformes. Nous avions des inquiétudes quant à certaines nouvelles technologies émergentes, comme le génie génétique, qui allaient pousser encore la biodiversité sur la voie de l’extinction et resserrer la mainmise des grandes entreprises sur les agriculteurs et tout le système alimentaire. Nous voyions avec alarme un certain nombre de pays industrialisés proposer des législations qui allaient permettre le brevetage du vivant et la privatisation de la base même de la vie. Nous avons remarqué également que la réponse institutionnelle à la rapidité du déclin de la biodiversité culturelle se limitait à collecter les semences dans les champs des paysans et à les mettre de côté dans des banques de gènes.

La souveraineté alimentaire

« La souveraineté alimentaire est le DROIT des peuples, des pays ou de groupes de pays à définir leurs politiques agricoles et alimentaires, sans faire du dumping dans d'autres pays. La souveraineté alimentaire organise la production et la consommation alimentaire selon les besoins des communautés locales, en donnant la priorité à la production pour la consommation familiale et locale. La souveraineté alimentaire inclut le droit à protéger et à réguler l'agriculture et l'élevage au niveau national, et à protéger le marché local du dumping des excédents alimentaires et des importations à bas prix en provenance d'autres pays. Les sans terre, les paysans et les petits producteurs doivent avoir accès à la terre, à l'eau, aux semences, à des moyens de production et à des services publics adaptés. La souveraineté et la durabilité alimentaires doivent être prioritaires par rapport aux politiques commerciales. » (Via Campesina : http://www.viacampesina.org/fr/index.php?option=com_content&view=category&layout=blog&id=27&Itemid=44)

Autour de nous, la situation était sombre et la lutte farouche, mais nous pensions encore que nous pourrions obtenir des résultats en faisant pression sur les gouvernements et les délégués pour arrêter ces développements et à la place, soutenir la contribution et le rôle des petits producteurs. Si l’on en juge par la vigueur du débat sur le génie génétique, la participation massive de la société civile au Sommet de la Terre en 1992 et les sessions ultérieures de la CBD et des autres forums environnementaux, nous n’étions pas les seuls à faire preuve d’optimisme. Mais les années 1990 ont révélé une réalité tout simplement plus brutale. De plus en plus, la forme que prenaient l’agriculture et la production alimentaire, et le rôle joué par les transnationales, se décidaient autre part : dans les conseils d’administration des grandes entreprises et dans les ministères du commerce. Ces années ont été également celles de l’établissement de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui, à l’abri de l’œil critique des organisations de la société civile, allait imposer au monde sa politique commerciale néolibérale sans scrupules ; cette politique visait particulièrement les pays “en développement” qui jouissaient encore d’un certain degré de protection du marché. L’expansion de la croissance économique et du commerce international à n’importe prix était devenue le dogme central de toutes les politiques. Et il n’était pas question de laisser un traité ou un accord lié à l’environnement ou à des questions agricoles interférer avec cette préoccupation essentielle.

En 1999, ce fut Seattle. La confrontation entre les gouvernements qui essayaient de pousser le monde toujours plus loin sur la voie du néolibéralisme avec un nouvel accord de l’OMC et les mouvements sociaux qui descendaient dans la rue pour s’y opposer, a eu une forte influence à la fois sur l’OMC et sur les peuples et les organisations qui se battaient pour un monde meilleur. L’OMC ne s’est jamais vraiment remise de l’attaque et les pays industrialisés se sont mis, en réaction, à signer des accords bilatéraux ou régionaux à la place, pour protéger leurs intérêts. Les mouvements sociaux et les ONG impliqués dans la lutte contre la politique néolibérale des grandes entreprises ont alors pris conscience qu’il était en fait possible de gagner, si nous étions capables de nous fixer une ligne d’analyse et d’action claire, radicale et cohérente.

Un autre monde est possible

Souvent on ne les voyait pas, ils ne se montraient pas dans les forums internationaux, mais des organisations et des mouvements étaient discrètement en train de résister et de se développer au niveau local. GRAIN s’est trouvé forcé de prendre conscience de l’importance de ces expériences quand nous avons participé au projet “En cultivant la diversité”(“Growing Diversity” en anglais). 1 Pendant trois ans, de 2000 à 2003, ce projet a été réalisé avec des centaines d’organisations du monde entier dans le but de discuter, d’analyser et de documenter les expériences de ces groupes qui travaillaient au niveau local pour mettre en place des systèmes alimentaires et agricoles fondés sur la biodiversité. Ce projet produisit des preuves abondantes qu’une agriculture différente de celle que promouvaient les poids lourds de l’industrie et les multinationales était non seulement possible mais aussi plus productrice, plus durable et meilleure pour les producteurs et les communautés concernés. Nous avons compris que pour réaliser cet autre monde, on ne pouvait que s’appuyer sur le travail mené localement par ces organisations et ces communautés qui s’efforçaient de résister aux assauts du néolibéralisme tout en développant des alternatives crédibles.

Durant la première décennie de ce siècle, un autre élément a commencé à fortement influencer les politiques agricoles et alimentaires : ce fut l’émergence de l’appel à la souveraineté alimentaire et la présence et la maturité grandissantes d’associations de petits producteurs comme Via Campesina. Via Campesina fut créée en 1993 et fit irruption sur la scène internationale au forum mondial de la société civile qui se tint en parallèle au Sommet mondial de l’alimentation à Rome ; c’est là que Via Campesina a lancé l’idée que la souveraineté alimentaire pouvait constituer un cadre alternatif au système alimentaire mondial. La souveraineté alimentaire donne la priorité aux politiques alimentaires tournées vers les besoins des communautés et fondées sur les savoirs locaux et les systèmes de production agroécologiques (voir Encadré n° 1). Pour la première fois, le mouvement mondial pour une alimentation différente disposait d’un concept et d’un plan d’action qui permettait de combler les vides, de relier les luttes locales et internationales et de former une base d’alliances entre divers mouvements sociaux et les ONG. Dans les dix années qui ont suivi, la souveraineté alimentaire a commencé à servir de cadre d’action à bien d’autres groupes et mouvements et ce cadre a été formulé et approfondi dans de nombreux forums régionaux et internationaux. Le forum sur la souveraineté alimentaire de Nyeleni au Mali en 2007 a considérablement stimulé la croissance du mouvement. À cette occasion, des organisations représentant des petits producteurs, des pêcheurs, des pasteurs, des peuples indigènes, des femmes et des jeunes se sont joints à des ONG et à des groupes environnementaux pour continuer à mettre en place un plan d’action commun pour l’avenir.

Une brève histoire de GRAIN

L’histoire de GRAIN remonte aux débuts des années 1980, quand un peu partout dans le monde des militants ont commencé à attirer l’attention sur la perte dramatique de diversité génétique, l’essence même de l’agriculture. Nous avons alors entrepris un travail de recherche, de plaidoyer et de lobbying, dans le cadres d’une coalition d’organismes de développement pour la plupart européens. Rapidement, notre travail et notre réseau ont pris une telle ampleur que nous avons eu besoin de créer une structure indépendante : en 1990, Genetic Resources Action International, ou GRAIN, devenait officiellement une fondation à but non lucratif ayant son siège à Barcelone, en Espagne.

Vers le milieu des années 1990, GRAIN arrive à un tournant important de son histoire : Nous nous sommes rendu compte que nous devions nous associer plus systématiquement aux vraies alternatives que le Sud était en train de développer sur le terrain. Partout dans le monde, et au niveau local, des groupes avaient commencé à sauvegarder les semences locales et les savoir-faire traditionnels. Tout en refusant les “solutions” développées en laboratoire qui ne faisaient qu’exacerber les problèmes des paysans, ces groupes mettaient sur pied et défendaient des systèmes alimentaires durables, fondés sur la biodiversité et opérant sous le contrôle des communautés locales. GRAIN a alors décidé qu’il était temps de remanier radicalement l’organisation : nous avons entamé un processus de décentralisation qui allait nous permettre de nous rapprocher des réalités du terrain dans les pays du Sud et de collaborer directement avec les partenaires actifs à ce niveau. En même temps, nous avons fait entrer un certain nombre de ces partenaires dans notre Conseil d’administration et commencé à installer des membres de notre équipe sur chaque continent.

Au début du XXIè siècle, ce qui n’était au départ qu’un groupe de pression et d’information centré principalement sur l’Europe s’était donc transformé en un collectif dynamique et véritablement international, fonctionnant comme une entité cohérente.  GRAIN est à la fois en lien direct avec les réalités locales du Sud et capable de suivre toutes les évolutions au niveau mondial. Pour ce faire, GRAIN a clairement changé de priorités : nous avons alors délaissé le lobbying et le plaidoyer,  pour soutenir directement les mouvements sociaux et collaborer avec eux, sans abandonner ce qui a toujours fait notre force, à savoir l’indépendance de nos recherches et de nos analyses.

Vers la fin des années 1990, GRAIN s’est lancé dans une décentralisation ambitieuse et radicale qui allait nous permettre de nous rapprocher des réalités et des luttes régionales et locales, et faire de nous un collectif véritablement international (voir Encadré n°2 : Une brève histoire de GRAIN). Ce processus a également transformé les priorités de GRAIN : en étant davantage en phase avec les luttes et les mouvements locaux, nous avons réalisé que nous ne pouvions pas nous limiter à essayer de résoudre le problème de la biodiversité agricole et nous avons peu à peu élargi notre champ d’action au système alimentaire dans son ensemble. Nous avons pu ainsi produire de nouvelles analyses et une réflexion neuve sur les agrocarburants, le riz hybride, la grippe aviaire, la grippe porcine, la crise alimentaire, le changement climatique et l’accaparement des terres, et relier toutes ces questions aux luttes pour la souveraineté alimentaire. Dans le même temps, nous avons renforcé et approfondi nos relations – et notre rôle de soutien – avec des groupes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. « Une pensée mondiale pour une action locale » est devenu la devise de GRAIN.

Tirer les leçons du passé pour affronter les défis qui nous attendent

Comme l’explique en détail un autre article de ce Seedling, les vingt dernières années ont vu une extension considérable de la domination et de la mainmise exercées par les entreprises transnationales sur le système alimentaire mondial. Tout le processus de mondialisation néolibérale n’a été essentiellement qu’un moyen de leur céder le contrôle, provoquant par là même des inégalités, des souffrances humaines et des dégâts environnementaux terribles. Nous nous trouvons donc aujourd’hui face à plus d’un milliard de personnes souffrant en permanence de la faim, face à une destruction environnementale énorme et à une crise climatique à laquelle nous ne pourrons mettre fin sans procéder à des changements drastiques.

Les défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés sont immenses. Les crises financière alimentaire et climatique, qui sont interdépendantes et vont en empirant, nous montrent clairement que le modèle néolibéral actuel a passé le stade de la réparation. Cependant, jamais au cours de l’Histoire, nous n’avons eu à faire face à des intérêts aussi puissants qui veulent nous maintenir sur la voie de la destruction. Il n’est plus seulement question de savoir quel genre de modèle de développement économique suivre, ni quelles semences choisir ou quels pesticides éviter. Pour nous tous, c’est devenu une question de survie. Dans les paragraphes suivants, nous soulignons un certain nombre de réflexions sur les problèmes auxquels il va falloir, à notre avis, s’attaquer si nous voulons réussir.

« Nous ne nous faisons plus d’illusions sur le gouvernement »

Mariam Mayet

Mariam Mayet a passé sa jeunesse dans l’Afrique de l’apartheid. Après avoir travaillé dans plusieurs ONG dans les années 1990, elle a mis en place le Centre africain de biosécurité (African Centre for Biosafety), avec lequel elle poursuit depuis des efforts incessants pour lutter contre les OGM en Afrique et promouvoir à la place l’utilisation de semences locales.

« Dans les dernières décennies, la propriété et le contrôle du système alimentaire ont subi, dans le monde entier, de profonds changements : le pouvoir a connu une évolution radicale et est passé des mains d’États-nations de plus en plus affaiblis à celles des grandes entreprises. En Afrique du Sud, nous n’étions pas connectés aux mouvements mondiaux, mais nous avons été extrêmement déçus de notre gouvernement, car il n’a pas changé de programme ;  il a tout simplement commencé à appliquer une politique économique néolibérale et s’est lancé dans la privatisation. Au fil des ans, on a appris à nettement mieux comprendre la nature de la lutte, la nature de la propriété et du grand capital. Une fois qu’on a saisi les enjeux, on sait où on est et on peut prendre une position très claire.

Les problèmes sont devenus plus complexes, créant une profonde apathie, parce que les gens se sentent accablés devant l’ampleur et le niveau de l’intrusion des grandes entreprises, devant cette présence insidieuse. Les grandes entreprises sont extrêmement bien financées et appliquent leurs plans avec une précision toute militaire. Les grandes questions comme les OGM, les DPI, le brevetage nous emmènent vers l’avenir à une allure effrénée, sans que nous puissions nous arrêter pour faire le point et peser les conséquences.

Certains exemples de résistances populaires ont été exaltants et montraient le chemin à suivre. Mais en Afrique du Sud, la lutte contre l’apartheid a concerné surtout les villes et nous n’avons pas beaucoup d’exemples de luttes rurales. Toutefois nous savons que nous ne pouvons réussir que si nous améliorons nos capacités de façon interne et si nous travaillons en réseau. Nous comprenons maintenant qu’il a été contre-productif de nous engager dans le système multilatéral et que cela nous a éloignés des véritables luttes. Nous sommes conscients que nous n’aurions pas dû suivre cette voie. Ce sont les luttes locales qui sont importantes et que nous devons continuer à organiser, petit à petit ; c’est ce que nous devons faire au jour le jour. Nous avons perdu beaucoup d’illusions et nous sommes très pressés de changer les choses. Il y a aussi dans le pays beaucoup d’anxiété. Nous n’arrêtons pas de nous demander : que puis-je faire de plus ?

Si nous voulons avancer, il nous faut favoriser le développement des relations entre les ONG, les mouvements et les communautés, fournir un soutien continu aux communautés et former des leaders parmi les paysans. Comme c’est le cas dans les syndicats, les communautés doivent s’approprier toutes les questions qui les concernent. Nous voulons souvent des solutions rapides qui ne donnent pas suffisamment de temps aux communautés pour comprendre et s’approprier les enjeux. Nous ne prenons pas assez de temps pour nous assurer que nous soutenons les vraies luttes. Il faut que nous tirions les leçons de tout cela.

En Afrique, l’humanité est profonde, et la joie et la célébration de l’humanité sont profondément ancrées. Nous sommes un mouvement africain et l’héritage africain nous est cher. Cela a été un honneur pour moi de participer à ce mouvement. Les autres m’ont beaucoup appris et pour moi, cela a été un voyage qui m’a permis de réaliser mon destin. J’espère que cela pourra servir à d’autres personnes, que je peux fournir un exemple à mon fils et à la prochaine génération. »

Survivre dans un monde hostile

Il ne sert à rien de nier que, malgré l’importance croissante des luttes des mouvements sociaux, la plupart des gens vivent moins bien dans le monde actuel qu’il y a vingt ans. Il faut bien admettre que la plupart des autres espèces sont dans le même cas. Plusieurs décennies de mesures néolibérales sans scrupules nous ont laissé un cadre politique agressif et un manque terrible d’espaces démocratiques à tous les niveaux, local, national comme international. Alors qu’il y a vingt ans beaucoup d’entre nous étaient impliqués dans toutes sortes de dialogues et de tables rondes, on a aujourd’hui quelquefois l’impression qu’il n’y a plus d’interlocuteur à qui s’adresser. Bien des États sont devenus principalement des instruments destinés à mettre en place les politiques de privatisation sans complexe conçus par les grandes entreprises et de nombreuses institutions publiques se sont tout simplement mises au service de ces politiques. Quand nous sommes entrés dans le vingt-et-unième siècle, les leaders mondiaux nous ont promis que nous entrions dans le siècle de la démocratisation, des droits humains, de l’environnement, de l’éradication de la faim. Mais il est déjà parfaitement clair que nous n’avons pas pris la bonne direction. C’est ainsi que nous nous retrouvons souvent dans un environnement très hostile, qui réprime de plus en plus ceux qui se font entendre, criminalise ceux qui se mobilisent et réduit au silence ceux qui dénoncent.

Aziz Choudry, scientifique et activiste de longue date, a été l’organisateur du GATT Watchdog [le Gatt Watchdog fut lancé en 1989 pour s’opposer au libre-échange et à la mondialisation] et est actuellement maître-assistant à l’Université Mc Gill à Montréal. Il a participé avec GRAIN à de nombreuses opérations contre les régimes de libre-échange. Il souligne l’importance de la mémoire historique et la nécessité de préserver le souvenir des luttes du passé.
« Les luttes anti-mondialisation se sont fait jour quand les gens ont commencé à comprendre que l’Uruguay Round du GATT représentait une volonté d’imposer à la planète un ensemble complet de règles qui ne servaient que les intérêts des grandes entreprises          . Ces luttes étaient en fait la suite d’une longue histoire de luttes anti-capitalistes et anti-coloniales. L’OMC et les avancées ultérieures des accords commerciaux ou de coopération bilatéraux ne sont que le dernier instrument en date de la même politique. Nous devons donc envisager notre lutte dans le contexte plus ancien et plus large de l’histoire de la résistance, et nous appuyer davantage sur les enseignements des luttes passées. »
Pour Aziz, la nature des menaces auxquelles nous avons tous à faire face est si omniprésente qu’elle rend absolument essentiels le croisement des idées et le dialogue entre des personnes de différentes origines et mobilisées autour de problèmes différents.
« L’activisme est lié par définition à de nombreuses contradictions et ambiguïtés, mais cela ne devrait pas empêcher de construire de nouveaux liens. Il faut absolument bâtir des alliances dans le respect des différentes situations et des diverses façons de voir le monde. Les luttes les plus importantes et les plus efficaces sont celles qui ont une base solide dans un contexte local mais qui sont reliées à des perspectives globales. Ce travail de construction des mouvements est un travail difficile et peu prestigieux, mais c’est lui qui, au fur et à mesure, crée des espaces où le pouvoir peut être remis en cause. On entend rarement parler de ces luttes, mais c’est elles qui renferment notre espoir pour l’avenir. »

Brewster Kneen, un autre auteur et activiste de longue date, qui fut durant de longues années membre du Conseil d’administration de GRAIN, est d’accord avec cette analyse. Il ajoute :
« L’un des défis majeurs est de savoir comment se comporter vis-à-vis de l’État. L’État est une construction relativement récente et nous n’avons pas à l’accepter comme un pré-requis. Que les mouvements populaires se définissent par rapport à l’État peut être source d’affaiblissement. Ces mouvements doivent se construire avec leurs propres références. Il faut remettre en question l’autorité de l’État. Nos actions doivent être fondées sur le sentiment de notre responsabilité morale, et non pas sur ce que l’État nous dit que nous pouvons ou ne pouvons pas faire. C’est comme se retrouver en territoire étranger, mais nous devons absolument nous aventurer hors de notre territoire traditionnel. »

Beaucoup de personnes à qui nous avons parlé sont arrivées aux mêmes conclusions. Aujourd’hui nous vivons dans un monde où une bonne partie des forces et des fondements traditionnels sur lesquels nous comptions pour bâtir un monde meilleur sont usés ou corrompus. Il va donc nous falloir constituer nos propres termes de référence, tirer les leçons de l’Histoire, et engager des alliances et des dialogues au milieu d’enjeux et de contextes différents.

« Ce dont nous avons besoin, c’est de liens, pas de domination »

Diamantino Nhampossa

Diamantino Nhampossa est le coordinateur exécutif de l’UNAC, l’UNION nationale des paysans du Mozambique. L’UNAC est membre de Via Campesina et assure actuellement la coordination régionale de Via Campesina pour l’Afrique australe, L’Afrique de l’Est et l’Afrique centrale.

« L’UNAC a démarré vers la fin des années 1980, quand le Mozambique est passé d’une économie centralisée à une économie de marché. Les puissances et les institutions internationales ont fait pression sur le pays pour qu’il applique des programmes d’ajustement structurel et supprime les institutions et les programmes publics qui soutenaient les paysans. L’UNAC a été mis en place pour répondre à ce problème.

Après l’indépendance, beaucoup de paysans ont continué à s’impliquer en politique durant le début des années 1980 et la politique avait des liens très forts avec le mouvement pour l’indépendance. Elle était considérée comme un élément de la lutte des classes. Mais depuis, toutes les idéologies ont été balayées et le pays est maintenant très orienté vers le marché. Le marché n’a pas d’idéologie. Dans le même temps, l’Afrique a subi un énorme appauvrissement et une classe nouvelle a profité des processus de restructuration de la Banque mondiale et a ainsi pu se développer. Les mouvements, les syndicats et les organisations de paysans se sont terriblement affaiblis et ont souvent été co-optés par le gouvernement. Ils leur reste très peu d’espace à eux, où ils peuvent se faire entendre.

J’ai vu dans les cinq dernières années une ré-émergence du mouvement paysan venant des paysans les plus pauvres. Les souffrances extrêmes subies par les paysans dans les zones rurales ont provoqué une nouvelle forme de lutte. Un âge nouveau s’ouvre actuellement pour les mouvements. Les producteurs commerciaux ont pris toute la place, ce qui laisse bien peu d’espace aux petits producteurs. Les producteurs quelle que soit leur taille ont quelques sujets en commun, mais sur la plupart des sujets (la terre, par exemple), leurs objectifs sociaux et écologiques n’ont pas grand chose en commun. Ils ont des vues différentes sur les OGM, les engrais, les pesticides. La question de la dette a un impact nettement plus lourd sur les petits producteurs que sur les gros. Les producteurs commerciaux veulent aussi avoir le contrôle de la terre et en chasser les petits producteurs, ce qui provoque souvent des conflits. Les producteurs commerciaux ne savent pas comment gérer la terre de façon durable.

La plus grosse erreur commise par l’Afrique fut d’accepter les programmes d’ajustement structurel. C’est en effet ces programmes qui ont fait perdre à notre continent son objectif de devenir une Afrique souveraine. Accepter les conditions d’aide et de prêts de l’étranger était une façon d’admettre que l’Afrique ne pourrait jamais marcher seule. Nous devons redéfinir l’aide : Nous avons besoin de solidarité et non de quelqu’un qui nous dise ce qu’il faut faire. Ce dont nous avons besoin, c’est de liens, pas de domination. Depuis 1987, depuis l’indépendance, nous n’avançons pas et les choses vont même de mal en pis. Le Mozambique dépend maintenant de l’aide étrangère pour près de 50 % de son budget national. Nous resterons dans la pauvreté si nous continuons à réclamer de l’aide à l’extérieur.

Les mouvements sociaux doivent préserver leur indépendance et fonder leur puissance politique sur le peuple. Ils ne doivent pas hésiter à provoquer et à faire entendre leur voix. Ils doivent se concentrer sur les droits fondamentaux des paysans. Ils ne doivent pas rester à la périphérie des choses, mais s’engager au cœur même de la politique et la changer afin de promouvoir une transformation radicale de la société. »

 

Faut-il suivre ou définir les programmes internationaux ?

Au cours des 20 dernières années, les concepts et les avancées les plus intéressants, les plus prometteurs et mobilisateurs ont émergé quand les mouvements sociaux ont décidé d’envisager les choses de leur propre point de vue, plutôt que dans un cadre imposé par les puissants. Nous pourrions citer une longue liste de négociations dans lesquelles nous nous étions engagés avec enthousiasme, en pensant que nous pourrions en tirer des résultats positifs ; mais nous nous sommes en fait retrouvés coincés dans des débats sans fin, où nos propositions étaient vidées de leur signification véritable et  réduites à des promesses sans contenu. À la FAO nous avons avions soutenu les “Droits des paysans”, pour répondre à la privatisation des semences et des gènes, et promouvoir l’idée que les communautés rurales sont le point de départ de la conservation des semences et de l’amélioration des cultures. Nous avons finalement obtenu un accord qui autorise le brevetage des gènes, s’intéresse principalement à la gestion des banques de gènes, et – simple affichage d’un intérêt de pure forme – soutient éventuellement quelques projets de gestion à la ferme des ressources génétiques végétales. À la Convention sur la biodiversité, nous nous sommes attaqués au “biopiratage” et avons insisté sur la nécessité d’intégrer les communautés locales dans la gestion de la biodiversité. Ce que nous avons obtenu, ce sont des “régimes de partage des bénéfices” qui ne changent rien au monopole dont disposent les grandes entreprises sur la biodiversité collectée dans les forêts ; ce soi-disant partage sert essentiellement à réglementer qui reçoit paiement et pour quoi, quand des ressources génétiques changent de mains. Il contribue très peu à protéger les communautés de l’érosion incessante de leur intégrité territoriale et de la biodiversité qu’elles gèrent, et justifie parfaitement le refrain politique « les affaires sont les affaires ». Comme le dit Erna Bennett dans un article de Seedling de 2002 à propos du rôle des ONG dans les négociations intergouvernementales, « jouer le jeu selon les règles de l’ennemi n’a servi qu’à nous montrer comment nous en sommes arrivés là où nous sommes. Mais cela ne nous a pas montré comment nous en sortir. »

À GRAIN, au contraire, nous avons appris par expérience que, quand les mouvements définissent clairement leurs propres objectifs, leurs stratégies et leurs propres calendriers, il se passe en général des choses beaucoup plus intéressantes. Nous avons fait plus haut référence au mouvement contre l’OMC qui est en plein essor ; ce mouvement a su maintenir une position nette et radicale contre le modèle de développement néolibéral. Nous avons aussi parlé de l’initiative pour la souveraineté alimentaire qui a permis aux gens de se faire une idée plus complète du genre de système alimentaire à mettre en place. Cette initiative a aidé à résoudre les conflits d’intérêts apparents entre les producteurs du Nord et ceux du Sud, entre producteurs et consommateurs, entre paysans et pasteurs, etc., en mettant précisément le doigt sur la véritable source du problème. Elle a aidé à établir des alliances entre les différents mouvements sociaux et a eu un effet mobilisateur très fort. Elle a montré qu’un autre système alimentaire était possible. Pour ceux qui ont le pouvoir, tous ces évolutions sont de plus en plus difficiles à ignorer ou à manipuler.

« Il nous faut mondialiser les luttes »

Piengporn Panutampon

Piengporn “Chiu” Panutampon est un personnage clé dans un mouvement social thaïlandais très vivace (actif).. Depuis longtemps elle fait partie intégrante de plusieurs groupes de la société civile et est engagée dans divers secteurs - santé, main d’œuvre, paysan, pêcheurs – ce qui lui a permis d’acquérir une compréhension précieuse d’un mouvement social thaïlandais en plein essor et lui confère aussi la capacité de l’évaluer.

« Durant les années 1990, la mondialisation a rendu plus complexes toutes les sphères de notre monde, aussi bien la sphère sociale que la sphère politique ou économique. Elle a donné naissance à de nouveaux acteurs, de nouvelles forces et de nouvelles structures de pouvoir. Il ne s’agit plus désormais seulement des multinationales occidentales, car nous avons assisté en Asie à une explosion du capital et l’émergence de transnationales asiatiques comme Charoen Pokphand en Thaïlande. Cette expansion du capital pénètre tous les domaines, ce qui le rend difficile à confronter.

L’une de nos réalisations principales a été de faire prendre conscience aux gens des problèmes qui les concernent et de les pousser au débat, qu’il s’agisse de santé primaire, d’OGM ou d’ALE. Nous sommes vraiment fiers d’avoir contribué à une plus grande diffusion de l’information et des analyses, en nous assurant qu’elles soient disponibles et compréhensibles pour tous, et qu’elles puissent déclencher une réflexion et une action collectives.

Et cependant, nous reconnaissons que nous ne pouvons pas faire concurrence à l’influence étouffante de l’économie capitaliste. Les conséquences de la mondialisation sur les cultures et les valeurs des peuples ont été dramatiques. Tous les efforts sont faits pour rappeler qu’il faut rattraper l’économie capitaliste en satisfaisant les besoins et les penchants individualistes. Le consumérisme est devenu la norme. Les gens n’ont qu’une idée, c’est de devenir riches pour pouvoir se conformer à cette norme. Nous n’avons pas réussi à éradiquer cette tendance. Nous n’avons pas suffisamment tenté d’organiser les gens contre le capitalisme. Et le progrès économique est devenue la mesure centrale de notre qualité de vie. La valeur du partage et la tradition qui consiste à endosser la responsabilité des autres se sont perdues peu à peu.

Il nous faut mondialiser les luttes. Nous ne pouvons pas nous contenter de lutter contre les ALE en Thaïlande. C’est  partout dans le monde qu’il faut s’y attaquer. Mais comment faire pour mieux s’organiser ? C’est le défi le plus essentiel, et il ne sera pas facile d’y trouver réponse. »

 

ONG ou mouvements ?

L’une des tendances les plus encourageantes des vingt dernières années a été l’émergence, la maturation et la croissance de mouvements sociaux impliqués dans la lutte pour un système alimentaire différent. Quoique certaines voix critiquant la démarche high-tech de la révolution verte se soient fait entendre dans les années 70 et 80, la pensée dominante il y a vingt ans était que, pour résoudre le problème de la faim, il fallait augmenter la production alimentaire en déployant de meilleures technologies. Cela reste d’ailleurs, même aujourd’hui, l’opinion de la classe dominante. Toutefois les mouvements sociaux ont commencé à exprimer en une analyse cohérente leur vision de ce qui ne va pas dans la démarche actuelle et de ce qu’il faudrait faire pour mettre au point un système alimentaire qui nourrirait les gens et ne les chasserait pas de leur terre. Ils prennent clairement position contre le modèle productiviste sous contrôle des grandes entreprises et sont convaincus que l’objectif est une agriculture tournée vers les besoins locaux et gérée par les communautés locales.

Les relations entre les ONG qui ont participé aux processus de négociations intergouvernementales – avec leurs programmes sectoriels et orientés vers la résolution de problèmes, qui ne permettent de progresser que dans les limites offertes par ces processus – et les mouvements sociaux, qui réclament des changements radicaux, n’ont pas toujours été des plus faciles. Il suffit par exemple de penser aux tensions qui séparent ceux qui essaient de forcer l’OMC à plus de transparence et ceux qui veulent carrément se débarrasser de l’OMC. Un autre exemple en est la (non-)participation aux innombrables dialogues multi-acteurs qui ont fait leur apparition dans la dernière décennie, tels les “tables rondes” sur le soja durable, l’huile de palme durable, les biocarburants durables, etc. Ces rencontres amènent à la même table des représentants de l’industrie et certaines ONG dans le but d’arrêter des critères et des systèmes de certification pour garantir la durabilité de ces cultures. D’autres, dont GRAIN, les ont dénoncées comme une manière de justifier le statu quo, d’éviter de s’attaquer aux problèmes véritables et d’avoir à fournir des solutions. On pourrait citer encore les différentes stratégies concernant le changement climatique. Via Campesina s’est récemment sentie obligée de « prendre ses distances vis-à-vis de certains groupes “auto-organisés” et de ceux qui prétendent parler au nom des mouvements sociaux mais qui en réalité ne font que représenter les vues de leur ONG ».

Antonio Onorati, l’un des administrateurs fondateurs de GRAIN, qui s’est battu sans relâche pour créer plus d’espace institutionnel et politique pour les mouvements sociaux dans des organisations comme la FAO, appelle cela le danger des ONG «auto-référentielles ».
« En 1990, la présence de la société civile aux forums de négociations gouvernementales était dominée par les ONG qui arrivaient avec des présentations de leurs positions et participaient aux débats. C’était un échange entre des personnes bien-intentionnées et des diplomates bien- intentionnés qui voulaient bien écouter ce que nous avions à dire, voire en incorporer une partie dans leurs prises de position officielles. Au fil du temps, bon nombre de ces groupes sont devenus de plus en plus auto-référentiels – décidant seuls de leurs stratégies et de leurs objectifs – et ont fini par constituer une partie du problème plutôt qu’une partie de la solution. Si nous voulons obtenir quoi que ce soit dans les instances où se rassemblent les gouvernements pour négocier, la première chose à faire est de les amener à reconnaître les mouvements sociaux comme une force représentative, qui négocie pour défendre ses propres intérêts. C’est ce que nous nous sommes efforcés de faire dans les dix dernières années à la FAO et dans les autres organisations. »

Aziz Choudry identifie la tendance à la compartimentation qui caractérise beaucoup d’ONG quand elles se concentrent sur les problèmes dont elles ont fait leur spécialité.
«  Il faut nous immuniser nous-mêmes contre ce défaut. Les mouvements populaires, les mouvements radicaux ont tendance à voir les problèmes de façon plus élargie, à voir les connexions et à se concentrer sur les causes sous-jacentes aux problèmes. Beaucoup d’ONG tombent dans le discours technique et ne remettent pas en question le formatage inhérent au langage dominant. Ainsi, certaines s’efforcent de trouver des moyens d’améliorer les lois sur les DPI, alors que pour beaucoup de peuples indigènes, il existe une contradiction fondamentale entre la démarche légaliste des Occidentaux et certaines visions du monde incapables d’accepter des concepts tels le brevetage du vivant. Un problème majeur provient du fait que souvent ce genre d’ONG occupe beaucoup d’espace politique et est “capable de gagner un certain pouvoir politique”. En réalité, beaucoup d’ONG ont tiré pas mal de bénéfices de la mondialisation néolibérale, en comblant le vide causé par le désengagement de l’État. »

C’est aussi notre opinion. Pour que des groupes indépendants comme GRAIN puissent continuer à jouer un rôle qui ait du sens, il est crucial de collaborer constamment et de façon active avec les mouvements sociaux, en soutenant leurs façons de faire et en respectant leurs priorités. Cela ne veut pas dire nécessairement que nous nous contentons de suivre leurs décisions sans y jeter un regard critique, puisque nous faisons partie des débats et des expériences du mouvement. Mais cela implique que, de notre propre chef, nous établissions des relations dans lesquelles notre réflexion et nos actions soient guidées un dialogue constant sur les priorités et les stratégies.

« Remettre en question la mainmise des transnationales sur le système alimentaire »

Cris Panerio

Cris Panerio est le coordinateur régional de MASIPAG, organisation avec laquelle il travaille depuis 1994. MASIPAG est un réseau national de petits producteurs philippins, bien connu pour le succès de ses travaux de recherche menée par les paysans et ses initiatives d’amélioration des récoltes, dont la conservation et la gestion de la biodiversité du riz philippin.

« Dans les années 1990, l’échec de la révolution verte est devenu plus évident. Tout le monde cherchait alors des alternatives efficaces. MASIPAG s’est révélé être une alternative fiable.  Mais on ne se rendait pas vraiment compte que la stratégie de la “ferme essai” que nous utilisons n’est que le début d’un processus permettant aux paysans de récupérer le contrôle sur les semences de riz. La révolution verte avait en effet eu pour conséquence une perte quasi générale du contrôle des paysans. MASIPAG a permis que la sélection du riz soit menée par les paysans et effectuée à la ferme ; dans ce système, ce sont les paysans qui choisissent les espèces de riz les mieux adaptées à leurs conditions locales. Depuis, MASIPAG a étendu son action à une autre culture importante, le maïs, et s’occupe aussi, depuis quatre ans, de conserver et d’améliorer les espèces natives de poulet.

Nous soutenons des systèmes agricoles diversifiés et intégrés pour développer la résilience paysanne, surtout face au réchauffement climatique. Aujourd’hui, plusieurs universités agricoles et plusieurs instances gouvernementales locales non seulement soutiennent MASIPAG, mais elles essaient même de promouvoir MASIPAG comme cadre de développement agricole. Malheureusement, la politique officielle du gouvernement continue à promouvoir les stratégies de monoculture de la révolution verte.

Les problèmes de notre pays perdurent : c’est toujours la même pauvreté, causée par l’injustice sociale, une économie dominée par les intérêts étrangers et un gouvernement qui leur est tout soumis. Des initiatives comme MASIPAG, qui offrent une réponse directe à la mainmise des TNC sur le système alimentaire mondial,  sont toutefois source d’espoir. MASIPAG a de fait réussi à mettre un visage, un contenu et des pratiques sur des concepts comme la “sécurité alimentaire” et permis de concrétiser le mot  “alternative”.

L’une des plus grandes réussites de MASIPAG en tant que mouvement a été de former des leaders paysans qui soient capables d’exprimer de façon cohérente les besoins, les problèmes et les aspirations du secteur agricole. Un élément central fut d’aider à développer leur conscience politique. Les paysans sont désormais en mesure de discuter avec le gouvernement, d’affirmer leurs opinions sur des questions comme les hybrides, les OGM, etc. et de proposer des solutions alternatives concrètes. Ils ont non seulement acquis une grande confiance en eux,  mais obtenu aussi le soutien actif des gouvernements locaux, d’autres ONG et de personnalités académiques en ce qui concerne l’agriculture menée par les paysans et le développement communautaire. Tandis qu’autrefois les paysans étaient principalement les “bénéficiaires” de kits de développement, ils sont maintenant des participants actifs et leur contribution est reconnue. Les paysans, appauvris par des pratiques et des politiques agricoles mauvaises, ont pu retrouver leur dignité d’êtres humains. »

 

Construction de mouvements, alternatives et alliances 

Les dernières décennies ont montré très clairement que l’assistance, si bien-intentionnée soit-elle, peut devenir un piège qui pousse à la dépendance, plutôt qu’une forme de soutien. Gathuru Mburu, de l’Institute for Culture and  Ecology du Kenya, qui fait aussi partie du Réseau africain de la biodiversité (African Biodiversity Network) explique :
« Maintenant je comprends mieux que les solutions  pour l’Afrique ne viendront pas de l’extérieur. Il nous faut changer notre manière de voir les choses, parce que nous sommes beaucoup trop dépendants des idées qui viennent de l’extérieur. Les solutions que nous cherchons sont là, sous notre nez, tout près, mais nous, nous continuons à regarder vers l’extérieur. Cette dépendance bloque nos esprits et nous empêche de voir les solutions et les capacités qui sont à notre portée. Si nous avons besoin de quelque chose, c’est d’un soutien à des solutions africaines. Au fil des années, nos savoirs ont été dévalués, notre agriculture a été classée comme improductive et nos peuples ont été taxés d’ignorance. Notre objectif devrait être désormais de travailler avec les communautés, de façon à ce qu’elles puissent déterminer leur propre destin, prendre leurs propres décisions, avec ou sans soutien. Nous aurions pu mieux faire : souvent nous n’avons pas permis aux communautés de faire leur propre travail de plaidoyer ; nous l’avons fait à leur place. Nous avons ignoré leur capacité à gérer leurs propres situations locales. Si nous avions compris plus tôt l’importance des luttes et des savoirs locaux, nous aurions pu anticiper une bonne partie des problèmes qui sont apparus entre-temps. » Diamantino Nhampossa, de l’Union nationale des paysans du Mozambique (UNAC) exprime la même chose à sa façon : « Nous devons redéfinir l’aide : Nous avons besoin de solidarité et non de quelqu’un qui nous dise ce qu’il faut faire. Ce dont nous avons besoin, c’est de liens,  pas de domination. » (voir Encadré n° 4)

Nous nous imaginions qu’il fallait obtenir des résultats mesurables dans la limite des périodes prévues pour tel ou tel projet et paradoxalement, c’est justement ce qui a parfois entravé la construction des mouvements et la formulation d’une alternative claire et holistique au système alimentaire industriel. A de nombreuses occasions, cette mentalité axée sur les projets a fait plus de mal que de bien. Nous avons donc beaucoup d’initiatives intéressantes, depuis les banques de semences locales, les jardins bio jusqu’à des systèmes de production communautaires à base de biogaz et des établissements de crédit locaux. Toutefois, comme beaucoup de ces initiatives ne rentrent pas dans un cadre de lutte élargi ou dans une vision globale du rôle des communautés rurales dans la société,  elles ne gênent guère l’expansion du système alimentaire industriel. Nous avons donc un autre objectif à atteindre : nous devons devenir plus efficaces et nous efforcer de construire une force sociale qui soit un vrai défi pour le système alimentaire industriel à tous les niveaux de la chaîne, tout en garantissant les moyens de subsistance pour assurer la survie des communautés.

Pour Antonio Onorati, c’est là que réside la force des mouvements sociaux ruraux et des organisations de petits producteurs.
« Si l’on compare avec les mouvements sociaux dans les zones urbaines, comme les syndicats de travailleurs dans l’industrie, les mouvements ruraux ont une assez bonne idée de la société alternative qu’ils veulent mettre en place. Ils n’ont pas le choix : s’ils veulent survivre, ils sont obligés de résister et pour ce faire, ils se mettent à organiser ou faire revivre des structures alternatives, des marchés locaux, des systèmes d’échange de semences, une agriculture sans chimie, des liens directs avec les consommateurs, etc. Cette façon de procéder les amène inévitablement à se confronter aux modèles de production promus par Monsanto, la Banque mondiale ou l’OMC. »

En ce sens, l’objectif de souveraineté alimentaire est un projet qui, non seulement dénonce, mais fournit également des solutions. À GRAIN, nous avons au moins appris quelque chose dans ces vingt dernières années : c’est qu’il est d’une importance cruciale de soutenir et de participer à des projets qui visent clairement à créer un cadre autonome, à partir duquel on peut bâtir des alternatives et mener des actions. La lutte pour la souveraineté alimentaire est l’un de ces projets. Cela ne signifie pas qu’il faille éviter à tout prix de s’associer ou de s’impliquer dans les projets gouvernementaux. Mais ce genre de relations doit s’appuyer sur notre force et pouvoir créer un l’espace politique, afin de pouvoir mettre sur la table nos propres propositions plutôt que de courir après celles des instances au pouvoir.

«Nous avons réussi à mettre en place un mouvement continental et un mouvement mondial »

Itelvina Masioli

Itelvina Masioli travaille pour le Mouvement brésilien des paysans sans terre (MST). Elle est également membre du groupe de coordination CLOC, le mouvement latino-américain des petits producteurs, et membre de Via Campesina.           

« Je pense que bien des choses ont changé depuis 20 ans, pour le meilleur et pour le pire. L’offensive du modèle néolibéral, l’offensive des transnationales et la transnationalisation du capital en agriculture ont connu de nombreux changements. La terre est devenue plus concentrée, un violent mouvement d’éviction de paysans de leurs terres s’est produit – et se poursuit. Les transnationales contrôlent tout le processus agricole, depuis les semences jusqu’au commerce. D’une manière générale, la situation s’est durcie parce que la pauvreté s’est accrue dans les campagnes ; l’impact des politiques néolibérales et de l’assistanat dans les campagnes se fait de plus en plus sentir. Dans des pays comme le Brésil, l’esclavage a augmenté et partout se sont répandues la contamination, les monocultures et toutes les dérives de ce modèle économique.

D’un autre côté, durant ces vingt années, le mouvement paysan a pris de l’essor. Aujourd’hui on peut dire que nous avons construit un mouvement continental, le CLOC, et un mouvement mondial qui est Via Campesina. Cela constitue indéniablement notre force.  Nous avons réussi à transformer la lutte en milieu rural, la lutte pour la terre et la lutte pour une réforme agraire, pour des semences natives et des marchés locaux, toutes ces luttes qui n’étaient auparavant que des luttes paysannes, en luttes qui concernent la société tout entière. C’est donc la grande avancée de ces vingt dernières années que d’avoir fait le lien entre la campagne et la ville. En effet, la lutte pour la défense de la terre et des biens naturels n’est pas juste la lutte des populations rurales, mais une lutte de toute l’humanité, une lutte de toute la société. Face à toutes les crises du capital, nous avons renforcé nos demandes historiques, comme celles de la réforme agraire, de la souveraineté de la défense de la terre et de la vie. Aujourd’hui on parle beaucoup de la nécessité de changer de modèle de production et de consommation et il est clair que la plus grande part de responsabilité dans tous les désastres et dans l’appauvrissement général incombe au modèle capitaliste. Il faut donc changer de modèle.  Le débat s’est politisé ainsi que les demandes historiques du monde paysan et ces thèmes touchent à la survie même de l’humanité. Tout ceci signifie que la lutte qui, il y a vingt ans, ne concernait que le monde paysan, a pris une place centrale dans le débat politique, quand on parle de la nécessité de changer la société, de construire une humanité nouvelle.

Il me semble que cette capacité de connecter un mouvement continental et un mouvement international est une avancée absolument essentielle de ces vingt dernières années. Dans le même temps, en tant que classe sociale, nous avons mis les demandes historiques au service de tous pour élaborer un projet populaire social et agricole différent.  

 

Vingt ans : réflexions d’Amérique latine

1. L’accent sur les échanges horizontaux :  villes et villages, régions et pays se partagent les blessures comme les rêves.
2. L’importance de comprendre comment les grandes entreprises et les gouvernements travaillent, ensemble, à provoquer sans cesse des effets négatifs, des désastres, des crises et des catastrophes qui sont tous interconnectés.
3. La nécessité d’aller au-delà de la géographie pour comprendre les régions du monde, en tenant compte des migrations et des mouvements de population incessants, et malgré cette réalité, la conscience qu’il est urgent de bâtir des communautés.
4. La conscience que l’argent accordé pour réaliser des projets par les gouvernement et les agences mène inévitablement aux dettes et à l’esclavage.
5. La méfiance vis-à-vis du concept de “développement” et l’enthousiasme pour les ateliers, les assemblées, les séminaires et les rencontres, sources de partage d’expérience, où les gens peuvent  identifier eux-mêmes les causes, les sources, les problèmes, les obstacles et les connexions.
6. La détermination des peuples indigènes à exercer un contrôle autonome sur leurs territoires.
7. La prise de conscience par les communautés que d’envisager les projets de manière isolée ne peut pas leur permettre de résoudre leurs problèmes, parce cette approche isolée ne remet pas en cause le contexte plus général et ne fait que renforcer les pouvoirs en place.
8. La prise en compte que les liens avec d’autres mouvements de résistance dans d’autres parties du monde sont riches d’enseignements pour les luttes locales.
9. L’acceptation de la complexité de notre monde si complexe (par opposition à un monde linéaire) comme base de la réflexion et de la compréhension.
10. La conviction profonde que les populations rurales (en particulier les paysans et les peuples indigènes) sont les plus averties sur toute la panoplie d’attaques et d’actions existantes, parce qu’elles y sont confrontées de plein fouet.
11. Le renforcement d’une alliance – apparue presque naturellement – entre de larges segments des populations indigènes et des mouvements paysans et les mouvements écologiques et certains mouvements de petits producteurs, afin de respecter, de défendre et d’étendre l’espace occupé par les paysans quand ils produisent leur propre nourriture. La liberté obtenue quand on vit aux marges du système, et les avantages à long-terme de poursuivre ce mode de vie.
12. Une contribution cruciale provenant de la surveillance du cyberespace par un grand nombre de jeunes pour y glaner l’information concernant les luttes des mouvements sociaux : une information qui expose les liens entre les grandes sociétés et la classe politique, le sale travail des opérateurs financiers, les financements et les fonctions des programmes et des agences ; une information qui, présentée dans les rencontres et ateliers régionaux et nationaux – qu’il s’agisse de biodiversité, de maïs, de ressources en eau, de certification des terres, de réserves écologiques ou de services environnementaux, permet d’avoir une vue d’ensemble des connexions et des perspectives.  


1    Cf. http://www.grain.org/gd/fr/

Author: GRAIN
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