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Avec les accords de libre-échange, le Japon plonge ses griffes dans le coeur de la biodiversité

by GRAIN | 16 Nov 2007

GRAIN

Le Japon utilise de plus en plus les accords de libre-échange (ALE) pour resserrer le contrôle qu'ont les grandes entreprises sur les semences et d'autres formes de biodiversité, cruciales pour l'alimentation, l'agriculture et la médecine. Des contrats, comme les deux contrats signés en Août 2007 avec les gouvernements chilien et indonésien, placent le Japon dans la grande ligue des nations qui utilisent les accords commerciaux bilatéraux pour abolir la conservation des semences fermières.

Au cours des dernières années, le gouvernement japonais s’est de plus en plus appuyé sur les accords de libre-échange pour amplifier les opportunités de marché des groupes japonais et pour protéger les intérêts nationaux en termes de sécurité alimentaire et énergétique, notamment dans la région Asie-Pacifique. (Voir Tableau 1.) La privatisation de la diversité biologique est à l’ordre du jour.

Au travers de ses ALE, conclus lors de négociations à huis clos, le gouvernement japonais enjôle les autres pays pour qu’ils changent leur lois afin qu'elles puissent fournir aux grands groupes une plus grande liberté d’action et un contrôle renforcé sur les actifs. L’une des tactiques utilisée par le Japon, est d’exercer chaque fois davantage de pression sur ses partenaires commerciaux pour que ceux-ci acceptent des brevets à vie et pour qu’ils durcissent leurs lois pour qu’elles permettent aux grands groupes de réclamer la propriété des semences et de forcer par conséquent les agriculteurs à payer des royalties. Et, puisque le Japon a déjà mauvaise réputation en termes de « biopiratage », on se rappellera des affaires célèbres Shiseido et Cupuaçu, la conduite du gouvernement, et ce n’est pas surprenant, est de faciliter la tâche aux entreprises biotechnologiques japonaises pour qu’elles puissent s’assurer des droits légaux sur la biodiversité à l’étranger.1

Il est évident que le Japon a accru ses exigences. Dans ses premiers ALE, signés avec Singapour (2002) et le Mexique (2004), le Japon n’avait même pas touché à la question des droits de propriété intellectuelle à vie. Mais, peu après, dans les ALE négociés avec la Malaisie et les Philippines, le sujet a commencé à faire son apparition à la table des négociations. Dans le cas de la Malaisie, qui a signé un accord avec le Japon fin 2005, Tokyo a essayé d’obtenir du gouvernement qu’il s’engage dans le système UPOV de la protection de la variété végétale, mais les Malaisiens avaient alors refusé.2 En fait, au sein de l’argumentation de l’ALE, qui donne aux investisseurs japonais des droits égaux pour exploiter les ressources malaisiennes, la Malaisie a inséré une clause « d’exception » qui dispense l’élaboration de la politique sur la biodiversité de l’ingérence japonaise.3 Mais, dans un même temps, le gouvernement a accepté une formulation abstraite au sujet des droits sur le monopole privé des semences « d’une façon qui soit cohérente avec le système harmonisé international ». Dans la pratique, cela signifie l’UPOV. Mais le texte ne le mentionne pas explicitement.4

Dans le cas des Philippines, un comité conjoint a émis des recommandations pour un éventuel ALE entre le Japon et les Philippines, en 2003. Les Japonais évoquaient alors qu’un tel accord devrait promouvoir les droits des obtenteurs. Les Philippins, quant à eux, disaient qu’il devrait promouvoir les droits des agriculteurs. Et le Japon de rétorquer que tout droit des agriculteurs devrait être en conformité avec l’UPOV. Au final, l’accord que les deux parties ont signé en septembre 2006 est très peu prolixe sur ce sujet.5 Il n’a fait que coincer Manille sur le fait qu’elle devait fournir un genre de dispositif légal sur la variété végétale et qu’elle devait l’étendre au plus grand nombre d’espèces possible, en prenant en considération les intérêts des grands groupes japonais. Pas trop néfaste, en sorte, mais pas vraiment inoffensif non plus.

Briser la barrière de l’UPOV

Mais tout ceci a changé en 2007. Le Japon pousse dorénavant ouvertement les pays  en développement vers l’UPOV, à l’aide de ses ALE griffus, et essaie même de modifier l’ampleur des droits sur les brevets d’autres pays, afin d’obtenir des droits renforcés en termes de biodiversité pour les grands groupes japonais.

En Thaïlande, au début de cette année, la décision du gouvernement militaire de signer un ALE avec le Japon a généré un débat public plutôt houleux.6 L’accord entre la Thaïlande et le Japon a été négocié sous le régime Thaksin, mais après le coup d’état militaire de septembre 2006, toutes les négociations thaïlandaises sur les ALE ont été stoppées, en grande partie parce qu’aucun gouvernement étranger ne voulait avoir l’air d’accepter le joug militaire. Cependant, sous la pression des entreprises japonaises exercée par le biais de leur chambre de commerce, et probablement aussi pour démontrer que la loi martiale n’était pas vraiment une mauvaise chose, l'armée thaïlandaise opta pour reprendre les négociations là où le gouvernement Thaksin les avait laissées et pour signer elle-même l’accord japonais. Au début, l'opinion publique protesta contre de nombreux aspects de l'accord, mais, finalement, le mécontentement public se concentra sur deux questions principales, l’une d’entre elles étant le brevetage des microorganismes. L’accord stipule que la Thaïlande n’est pas autorisée à refuser une demande de brevet, pour l'unique raison qu'il implique un microorganisme « qui se produit naturellement ».7 Dans un monde où la souveraineté nationale en termes de ressources biologiques est inscrite dans le droit international, et où le Japon a été plusieurs fois accusé de « biopiratage », cette clause énerve de nombreux groupes thaïlandais, et jusqu’à la Commission des droits de l’homme. Les généraux sont cependant demeurés impassibles. Au travers de l’ALE, qui a été signé au début du mois d’avril, ils ont de plus engagé la Thaïlande à honorer les « normes internationales » sur la protection de la variété végétale. Une fois encore, ce langage codé signifie l’UPOV, et ce même si le droit thaïlandais sur la protection de la variété végétale n’est pas en conformité avec les normes de l’UPOV.

Quelques mois plus tard, à la mi-août 2007, la présidente chilienne, Mme Bachelet, a signé un ALE similaire Japon-Chili. Il s’agit du premier accord japonais de libre-échange à imposer l’UPOV à son partenaire commercial. Alors que le Chili est membre de l’UPOV depuis 1996, cet ALE engage le gouvernement à actualiser ses lois nationales en matière de variété végétale avec les normes de l’UPOV de 1991, la dernière version de cette convention. L’UPOV 1991 ne permet pas aux agriculteurs de protéger et d’échanger des semences provenant de plantes sujettes à la protection de la variété végétale. Et bien qu’il soit vrai que le Chili avait déjà signé des accords similaires avec les États-Unis et l’Association européenne de libre-échange, c’est la première fois que le Japon a réussi à pousser un autre pays à rejoindre l'UPOV, qui est anti-agriculteurs et anti-conservation des semences.8

Avant même que l’encre de l’accord chilien n’ait séché, le premier ministre japonais, M. Abe, et le président indonésien, M. Yudhoyono, ont signé leur propre ALE bilatéral, à Jakarta. Et dorénavant, l’Indonésie, tout comme le Chili, accepte d'observer l'UPOV et de faire de son mieux pour se joindre à l'Union. Si cela se produit, 165 millions d’agriculteurs seront de plus en plus contraints de se fournir en semences auprès du marché, et c’est bien évidemment de quoi il s’agit ici. La privatisation de la biodiversité, au travers de ces ALE et de leurs puissantes règles en termes de propriété intellectuelle, est conçue de façon à transformer le plus grand nombre d'agriculteurs possible en clients prisonniers d’un approvisionnement en semences contrôlé par les grands groupes. Et pire encore, les violations – comme partager des semences conservées ou sélectionnées de variétés « brevetées » sans autorisation – feront l’objet de poursuites judiciaires.

Un panorama élargi

Les États-Unis et l’Europe ne sont plus les seuls « vilains » à pousser les agriculteurs vers de nouvelles perspectives peu réjouissantes, dans lesquelles de gigantesques groupes contrôlent les semences, dans lesquelles il faut constamment payer des royalties, et dans lesquelles l’autonomie et la culture rurales sont ensevelies.9 Le Japon, qui abrite l’un des dix plus grands conglomérats de semences au monde, fait maintenant partie de cette ligue. (Voir Tableau 2.) Le gouvernement Abe va mener une frénétique course à la signature d’ALE avec l’Inde, le Viêt Nam et l’ANASE dans son ensemble, dans les mois qui viennent. Et puisqu'il y a dorénavant les précédents de Jakarta et de Santiago, il est à prévoir que le Japon va intensifier sa pression sur ces pays pour qu’ils rejoignent l’UPOV.

Et pourtant, tout ceci n’est pas seulement question d’intérêts japonais. La vision du vieux monde où « le nord » est le méchant et « le sud », la victime, n'a pratiquement plus aucun sens aujourd'hui. Il devient même de plus en plus impossible de distinguer les intérêts des états et des groupes dans ce grand brassage de libre-échange. Les barons malaisiens de plantations, comme Sime Darby, ou des groupes agro-industriels thaïlandais qui s’étendent rapidement, comme Charoen Pokphand (CP), ne se sont certainement pas lamenté de la signature des ALE entre leur gouvernement et celui du Japon. Selon les propres termes de Witoon Lianchamroon, directeur de Biothai, « Il est évident que CP a besoin du système UPOV, tout comme le Japon. CP a plaidé en faveur de l’UPOV des années avant le début des négociations du JTEPA [Japan-Thailand Economic Partnership Agreement, Accord de partenariat économique Japon-Thaïlande]. Nous avons même eu des difficultés avec les négociateurs thaïlandais dans leur approche du JTEPA, parce qu’ils préféraient souvent défendre la position de CP plutôt que celle des agriculteurs thaïlandais. »10 En Indonésie, des entreprises comme PT Fitotek et East West Seed ont depuis longtemps fait pression sur le gouvernement pour qu’il adopte des lois fortes sur le monopole végétal, tel l’UPOV.11 Comme d’autres groupes transnationaux asiatiques et latino-américains, elles ont, elles aussi, beaucoup à gagner de la privatisation de la biodiversité offerte par ces accords commerciaux. Après tout, près de 70 % des agriculteurs dans le monde conservent encore leurs semences d’une année sur l’autre. Cela fait beaucoup de gens à transformer en clients dépendants.

Le resserrement des liens de la propriété intellectuelle sur les semences, les plantes médicinales, les microorganismes et même sur la connaissance traditionnelle ne fera qu’accroître les bénéfices des grandes firmes qui contrôlent le commerce mondial des ressources de base. Il ne faut pas criminaliser les agriculteurs qui conservent leurs semences, mais plutôt ces groupes qui font tout pour imposer des lois si terribles.


ANNEXES

Tableau 1 : les ALE du Japon (août 2007)

Signés

En négociation

Dans le collimateur

Singapour  (2002 ; amendé en 2007)

Corée (depuis 2003, actuellement à l’arrêt)

Argentine

Mexique (2004)

ANASE (depuis 2005 ; accord préliminaire conclu fin août 2007, signature attendue en novembre 2007)

Brésil

Malaisie (2005)

Conseil de coopération du Golfe (depuis 2006, pour conclusion début 2008)

Cambodge

Philippines (2006 ; actuellement en cours de  ratification aux Philippines)

Viêt Nam (depuis 2007)

Canada

Brunei (2007)

Australie (depuis 2007)

Asie centrale

Thaïlande  (2007)

Inde (depuis 2007, pour conclusion avant 2008)

Chine

Chili (2007)

Suisse (depuis 2007, pour conclusion fin 2007)

Asie de l’Est (“Initiative Nikai”, y compris l’Australie, l’Inde et la Nouvelle-Zélande ; à l’étude)

Indonésie (2007)

 

Egypte

 

 

UE (à l’étude)

 

 

Islande

 

 

Israël

 

 

Koweït

 

 

Mercosur

 

 

Mongolie

 

 

Maroc

 

 

Nouvelle-Zélande

 

 

Norvège

 

 

Afrique du Sud (à l’étude)

 

 

Taiwan

 

 

USA (à l’étude ; négociations devant commencer mi-2009)

Source: GRAIN

Tableau 2: les 10 premières entreprises de semences mondiales (2006)*

Entreprises

Ventes de semences en 2006, en millions USD

1.   Monsanto (USA)

4 028

2.   Dupont (USA)

2 781

3.   Syngenta (Suisse)

1 743

4.   Groupe Limagrain (France)

1 035

5.   Land O' Lakes (USA)

756

6.   KWS AG (Allemagne)

615

7.   Bayer Crop Science (Allemagne)

430

8.   Delta & Pine Land (USA) (acquisition par Monsanto en cours)

418

9.   Sakata (Japon)

401

10. DLF-Trifolium (Danemark)

352

Source : Groupe ETC, basé sur les recettes des semences

* En 2005, deux entreprises japonaises sont parvenues à se classer parmi les 10 premières mondiales: Sakata (7e place) et Taikii (9e place). Selon la Fédération internationale du commerce des semences, en 2005, le Japon était le 12e plus gros exportateur de semences au monde.


Références

1 - À la fin des années 90, l’entreprise cosmétique transnationale Shiseido a déposé des brevets pour 11 composés différents de plantes traditionnelles indonésiennes, appelées Jamu.
Après de nombreuses protestations de la part de groupes indonésiens, tels que BioTani Foundation / PAN Indonesia, Shiseido a retiré ses brevets en 2002. À ce sujet, voir http://www.evb.ch/cm_data/BioTani_EN_edited_.pdf et http://www.biotani.org/BioTaniPAN_Indonesia2005.htm.
Au sujet du cupuaçu, un fruit d’Amazonie breveté par l’entreprise ASAHI Foods Company Ltd., voir http://www.amazonlink.org/biopiracy/cupuacu.htm.

2 - L’UPOV (International Union for the Protection of New Plant Varieties) est l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales. Il s’agit d’un groupe de pays qui adhèrent à la convention de l’UPOV, un ensemble de principes communs sur les lois ayant trait à la protection des variétés de plantes (PVP). La PVP est une sorte de système de brevets pour les semences, dans laquelle les plantes « protégées » doivent payer des royalties à leurs « propriétaires ». Et puisque les plantes se reproduisent naturellement par elles-mêmes, la convention de l’UPOV empêche les agriculteurs de conserver les semences des variétés « protégées », excepté sous certaines conditions et ce, afin de s'assurer que des royalties soient versées à chaque récolte.

3 - Dans l’Annexe 4 de l’accord, la Malaisie s'est octroyé le droit d’adopter ou de maintenir toute mesure relative à la biodiversité, lorsque le principe national est en jeu. En d’autres termes, l’engagement pris de traiter les investisseurs japonais sur un pied d’égalité avec les malaisiens est sujet à des limitations, lorsqu’il s’agit de recherche et développement qui implique des ressources biologiques en Malaisie.

4 - Les annexes de l’ALE Japon-Malaisie poursuivent en disant que le Japon pourrait priver de privilèges les obtenteurs qui veulent obtenir des droits monopolistiques sur leurs variétés de plantes au Japon, jusqu’à ce que la Malaisie harmonise davantage ses lois sur la PVP avec celles du Japon. C’est encore un appât supplémentaire pour attirer la Malaisie dans l'UPOV, même s’il est douteux qu’il y ait un grand nombre de firmes agro-industrielles malaisiennes qui désirent obtenir des droits PVP au Japon. À l’heure actuelle, c’est plutôt l’inverse.

5 - Les Philippines sont néanmoins en train de rejoindre l'UPOV. En 2006, elles ont soumis leurs lois PVP pour inspection au conseil de l’UPOV et le conseil a statué que ces lois devaient être amendées, si les Philippines souhaitaient se joindre à l’UPOV.

6 - Voir FTA Watch (http://www.ftawatch.org/en/ ) et bilaterals.org (http://www.bilaterals.org/rubrique.php3?id_rubrique=115 ).

7 - De nombreux groupes sociaux dans le monde dénoncent les accords de libre-échange et les accusent d’être « TRIPS-plus », c’est-à-dire qu'ils vont au-delà de l'accord de l’OMC sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce (TRIPS, Trade-Related Intellectual Property Rights). Mais, cette exigence des Japonais était perversement TRIPS-moins ! Vous ne pouvez pas faire breveter un microorganisme, qui se produit naturellement, sous aucun droit des brevets, y compris le TRIPS. Du moins, c'est ce que les groupes de pression de l’industrie biotechnologique répètent continuellement.

8 - L’AELE est composée du Liechtenstein, de l’Islande, de la Norvège et de la Suisse.

9 - Un compte-rendu complet des puissances industrielles qui poussent pour des lois IPR sur la biodiversité plus fortes dans les pays  en développement par le biais des réseaux bilatéraux est disponible sur GRAIN : http://www.grain.org/rights/?id=68

10 - Communication personnelle, 25 août 2007. Japan-Thailand Economic Partnership Agreement, ou JTEPA, est le nom généralement utilisé pour l’accord sur le libre échange.

11 - Riza V. Tjahjadi, BioTani Foundation Indonesia, communication personnelle, 23 août 2007.

Author: GRAIN
Links in this article:
  • [1] http://www.evb.ch/cm_data/BioTani_EN_edited_.pdf
  • [2] http://www.biotani.org/BioTaniPAN_Indonesia2005.htm
  • [3] http://www.amazonlink.org/biopiracy/cupuacu.htm
  • [4] http://www.ftawatch.org/en/
  • [5] http://www.bilaterals.org/rubrique.php3?id_rubrique=115
  • [6] http://www.grain.org/rights/?id=68